douleurs

Et ses souffrances personnelles ? – Lorsqu’elles sont violentes, il les supportera tant qu’il pourra ; lorsqu’elles dépassent la mesure, elles l’emporteront. Il n’excitera pas la pitié par ses souffrances ; la flamme qui est en lui brille comme la lumière de la lanterne dans les tourbillons violents des vents et dans la tempête. – Et s’il perd conscience ? Et si la douleur se prolonge sans être pourtant assez forte pour l’anéantir ? – Si elle se prolonge, il décidera ce qu’il doit faire ; car son libre arbitre ne lui est pas enlevé. Il faut savoir que le sage n’envisage pas ces impressions de la même manière que les autres ; elles ne pénètrent pas dans l’intimité de lui-même ; et cela est aussi vrai des autres impressions que des DOULEURS, de ses propres souffrances ou des souffrances d’autrui ; car ce serait faiblesse d’âme. La preuve ? C’est un avantage, pensonsnous, de ne pas voir ces malheurs ; c’est un avantage, s’ils arrivent, qu’ils n’arrivent qu’après notre mort ; et ainsi nous ne songeons pas à l’intérêt de ceux qui restent, mais au nôtre propre, qui est de ne pas souffrir. Voilà notre faiblesse ; il faut l’extirper et ne pas nous laisser effrayer par les événements. – Mais, dit-on, c’est un penchant naturel de souffrir du malheur de ses proches. – Que l’on sache bien que tout le monde n’est pas ainsi, et que le rôle de la vertu est de conduire les instincts communs à tous à une forme meilleure et plus belle que chez le vulgaire ; et il est beau de ne pas céder aux événements que redoute notre instinct. Il ne faut pas ignorer l’art de la lutte ; il faut prendre ses dispositions comme un habile athlète, dans la lutte contre les coups du sort ; il faut savoir qu’ils sont insupportables pour certaines natures, mais qu’ils sont supportables pour la sienne ; ils ne sont pas terribles, et seuls des enfants les redoutent ! – Le sage les veut-il donc ? — Non pas ; mais la présence de la vertu rend son âme inébranlable et impassible, même dans les événements qu’il n’a pas voulus. ENNÉADES – Bréhier: I, 4 (46) – Du bonheur 8

Non ! L’être humain, et, en particulier, le sage, n’est pas double ; la preuve, c’est que l’âme se sépare du corps et méprise les prétendus biens corporels. Il est ridicule d’estimer le bonheur du sage à la mesure de celui d’un animal ; le bonheur consiste à bien vivre ; et, puisque bien vivre c’est agir, il n’existe que dans l’âme, et non pas même dans l’âme toute entière ; il n’existe pas dans l’âme végétative, de manière que, par elle, il atteignît le corps ; être heureux, ce n’est pas avoir un corps grand et robuste ; et il n’est pas non plus dans le bon état des sens, puisque les excès des sens alourdissent l’âme et risquent d’entraîner l’homme de leur côté. Il faut que, par une sorte de contrepoids qui le tire en sens inverse vers le bien, il diminue et affaiblisse son corps, afin de montrer que l’homme véritable est bien différent des choses extérieures. Que l’homme qui reste ici-bas soit beau et grand ; qu’il soit riche et commande à tous les hommes ; il est d’une région inférieure, et il ne faut pas lui envier les séductions trompeuses qu’il y trouve. Mais le sage, qui peut-être ne possède pas du tout ces avantages, les amoindrira s’ils viennent à lui, puisqu’il ne prend soin que de lui-même. Il amoindrira et laissera se flétrir, par sa négligence, les avantages du corps ; il déposera le pouvoir. Tout en veillant à sa santé, il ne voudra pas ignorer complètement la maladie ; il voudra même faire l’expérience des souffrances ; jeune, il ne les a pas subies ; il voudra les connaître. Mais, arrivé à la vieillesse, il ne voudra plus être troublé par les DOULEURS ou par les plaisirs, ni par aucun de ces états agréables ou pénibles que l’on sent ici-bas, pour ne pas diriger son attention vers le corps. A la souffrance il opposera le pouvoir qu’il a acquis pour lutter contre elle ; le plaisir, la santé et l’absence de peine n’ajouteront rien à son bonheur, et les états contraires ne lui retireront rien et ne l’amoindriront pas ; car, puisque les premiers de ces états ne lui ajoutent rien, comment les états contraires lui retireraient-ils quelque chose ? ENNÉADES – Bréhier: I, 4 (46) – Du bonheur 14

– Et l’homme malheureux ? Son malheur ne s’accroît-il pas avec le temps ? Tous les états pénibles, en durant plus longtemps, n’augmentent-ils pas notre malheur, par exemple, les longues souffrances, les DOULEURS et tous les états de ce genre ? Et, si leur durée suffit à augmenter notre mal, pourquoi n’en serait-il pas de même dans l’état contraire, le bonheur ? – Dans le cas des peines et des souffrances, l’on peut dire que leur durée les fait croître ; voici, par exemple, une maladie chronique ; elle devient une manière d’être permanente, et l’état du corps empire avec le temps. Supposons en effet qu’il reste le même et que le dommage n’augmente pas ; la peine qui est toujours un état présent sera aussi la même, dès que l’on ne fait pas entrer en compte l’état passé et que l’on n’y a pas égard. Mais le mal, en devenant un état chronique, s’accroît avec le temps ; il augmente, en devenant permanent ; et c’est à cause de cet accroissement de mal et non à cause de la plus grande durée d’un mal qui resterait égal à lui-même que nous devenons plus malheureux. Car, si le mal reste égal à luimême, comme les instants qui composent le surplus de durée n’existent pas simultanément, il ne faut pas dire que le mal en est plus grand ; ce serait compter ce qui n’est plus avec ce qui est. ENNÉADES – Bréhier: I, 5 (36) – Le bonheur s’accroît-il avec le temps ? 6