Chez les ENFANTS, les facultés qui viennent du composé sont très actives ; mais le composé reçoit fort peu la lumière d’en haut. Lorsque cette lumière n’agit pas sur nous, c’est qu’elle tourne son activité vers la région supérieure ; elle agit sur nous, lorsqu’elle descend jusqu’à la partie moyenne de l’âme. — Quoi ! ne sommes-nous pas aussi cette région supérieure ? — Oui, mais il faut encore que nous en ayons la perception ; car nous n’utilisons pas toujours ce que nous possédons ; il nous faut, pour cela, orienter la partie moyenne de notre âme vers le supérieur ou vers l’inférieur, et faire passer nos facultés de la puissance ou de la disposition à l’acte. ENNÉADES – Bréhier: I, 1 (53) – Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 11
Et ses souffrances personnelles ? – Lorsqu’elles sont violentes, il les supportera tant qu’il pourra ; lorsqu’elles dépassent la mesure, elles l’emporteront. Il n’excitera pas la pitié par ses souffrances ; la flamme qui est en lui brille comme la lumière de la lanterne dans les tourbillons violents des vents et dans la tempête. – Et s’il perd conscience ? Et si la douleur se prolonge sans être pourtant assez forte pour l’anéantir ? – Si elle se prolonge, il décidera ce qu’il doit faire ; car son libre arbitre ne lui est pas enlevé. Il faut savoir que le sage n’envisage pas ces impressions de la même manière que les autres ; elles ne pénètrent pas dans l’intimité de lui-même ; et cela est aussi vrai des autres impressions que des douleurs, de ses propres souffrances ou des souffrances d’autrui ; car ce serait faiblesse d’âme. La preuve ? C’est un avantage, pensonsnous, de ne pas voir ces malheurs ; c’est un avantage, s’ils arrivent, qu’ils n’arrivent qu’après notre mort ; et ainsi nous ne songeons pas à l’intérêt de ceux qui restent, mais au nôtre propre, qui est de ne pas souffrir. Voilà notre faiblesse ; il faut l’extirper et ne pas nous laisser effrayer par les événements. – Mais, dit-on, c’est un penchant naturel de souffrir du malheur de ses proches. – Que l’on sache bien que tout le monde n’est pas ainsi, et que le rôle de la vertu est de conduire les instincts communs à tous à une forme meilleure et plus belle que chez le vulgaire ; et il est beau de ne pas céder aux événements que redoute notre instinct. Il ne faut pas ignorer l’art de la lutte ; il faut prendre ses dispositions comme un habile athlète, dans la lutte contre les coups du sort ; il faut savoir qu’ils sont insupportables pour certaines natures, mais qu’ils sont supportables pour la sienne ; ils ne sont pas terribles, et seuls des ENFANTS les redoutent ! – Le sage les veut-il donc ? — Non pas ; mais la présence de la vertu rend son âme inébranlable et impassible, même dans les événements qu’il n’a pas voulus. ENNÉADES – Bréhier: I, 4 (46) – Du bonheur 8
Mais voici encore, sur ce point, des considérations plus exactes. Les événements que les devins prédisent d’après le rapport de position des astres à la naissance d’un enfant, sont, disent-ils, non seulement annoncés mais produits par les astres. Mais lorsque l’on dit (en tirant l’horoscope d’un enfant), qu’il est de naissance noble, par son père ou par sa mère, comment dire que les astres produisent cette noblesse, puisqu’elle existait chez les parents, avant la situation des astres qui sert à la prédire ? D’ailleurs, ils prétendent connaître le sort des parents d’après l’horoscope des ENFANTS ; d’après celui des pères, ils prédisent le caractère et le sort d’ENFANTS qui ne sont pas encore nés ; ils annoncent, d’après l’horoscope d’un individu, la mort de son frère, d’après celui d’une femme, le sort de son mari, ou inversement. Comment donc, à la naissance d’un individu donné, la position des astres produirait-elle des effets qu’ils déclarent eux-mêmes venir de ses parents ? Si les parents, qui sont antérieurs à cette conjonction, sont les causes véritables, les astres ne le sont pas. D’autre part, si l’on ressemble à ses parents, c’est que la beauté et la laideur viennent de famille, et non du mouvement des astres. Il est constant, que, en un même moment, naissent des animaux de toute espèce et des hommes ; or tous les êtres, pour qui la conjonction des astres est la même, devraient avoir des caractères identiques. Comment donc, avec ces figures identiques des astres, naissent à la fois des hommes et d’autres êtres ? ENNÉADES – Bréhier: III, 1 (3) – Du destin 5
Parlons maintenant de l’Amour qu’on prétend être un dieu ; ce n’est pas seulement une opinion courante, c’est celle des théologiens et de Platon. Platon en maint passage appelle Éros fils d’Aphrodité ; il en fait le gardien des beaux ENFANTS, celui qui meut leurs âmes vers la beauté intelligible ou qui fortifie la tendance déjà existante qui les y porte. C’est de cet Amour et de lui surtout que la philosophie doit parler. Recevons aussi l’enseignement que Platon nous a donné dans le Banquet ; ici Eros n’est plus né d’Aphrodité, mais de Poros et de Pénia, le jour de la naissance d’Aphrodité ; mais qu’il soit né d’elle, ou qu’il soit né en même temps qu’elle, le sujet exige que nous parlions d’Aphrodité. ENNÉADES – Bréhier: III, 3 (50) – De l’Amour 2
Mais quelle est la nature du démon et en général des démons, dont il est parlé dans le Banquet ? Qui sont les démons ? Qui est Éros, ce fils de Pénia et de Poros, fils de Métis, qui est né le jour de la naissance d’Aphrodité ? L’interprétation qui fait de cet Éros le monde sensible et non point quelque chose de ce monde, à savoir un Éros né en lui, est bien contraire à la vraisemblance ; car le monde est un dieu bienheureux, qui se suffit à lui-même, tandis que Platon reconnaît en Eros, non pas un dieu ou un être satisfait de lui-même, mais un être toujours besogneux. De plus, puisque le monde est fait d’une âme et d’un corps, et que l’âme du monde est l’Aphrodité du monde, il s’ensuit nécessairement qu’Aphrodité serait une partie d’Éros, et la principale (à moins que l’âme du monde ne soit le monde lui-même, au sens où l’âme de l’homme est l’homme véritable ; mais alors Éros, pour désigner le monde, devrait être Aphrodité). En outre pourquoi Eros, qui est un démon, désignerait-il le monde, tandis que les autres démons, qui sont évidemment de même essence que lui, ne le désigneraient pas aussi ? Le monde serait alors composé de démons ! Enfin comment désigneraitil le monde, celui qu’on appelle le gardien des beaux ENFANTS ? Combien ne serait-il pas mesquin et déplacé d’appliquer au monde ce que Platon dit d’Éros : sans lit, sans chaussure et sans maison. ENNÉADES – Bréhier: III, 3 (50) – De l’Amour 5
L’on a dit en quel sens il est autre que ce qu’il voit, en quel sens il est lui-même ce qu’il voit : il voit donc, qu’il soit différent de ce qu’il voit ou qu’il le soit lui-même : que fait-il connaître ? Il annonce qu’il voit un dieu qui engendre un fils d’une beauté suprême et qui engendre toutes choses en lui-même ; il le met au jour sans douleur ; il se complaît en ce qu’il engendre, il aime ses propres ENFANTS, il les garde tous en lui, dans la joie de sa splendeur et de leur splendeur; mais, tandis que tous les autres restent auprès de lui, avec leur beauté, et plus beaux encore d’y rester, il est un fils qui, seul entre les autres, se manifeste au dehors. D’après ce fils, son dernier né, l’on peut voir, comme d’après une image, la grandeur de son père et de ses frères, restés auprès de leur père. Ce n’est pas en vain qu’il affirme qu’il est venu du père, qu’il y a un autre monde que lui, qui a la beauté suprême, qu’il est lui-même une image de la beauté, et qu’il n’est pas permis qu’une belle image ne soit pas l’image de la beauté et de l’être. En toutes ses parties, il imite donc son modèle : il possède la vie ; de l’être, il a l’image, et il a une beauté qui lui vient de là-bas ; il en a l’éternité, puisqu’il est son image ; comment serait-il possible que le Beau tantôt ait son image et tantôt ne l’ait pas, puisqu’il ne s’agit pas d’une image fabriquée par l’art ? car une image, qui existe par nature, dure autant que son modèle. Aussi l’on a tort de croire à la corruptibilité du monde, alors que l’intelligible persiste, et de dire qu’il s’engendre grâce à une volonté délibérée de son créateur ; on ne veut pas comprendre de quelle manière il est créé ; on ne sait pas que, tant que le Beau éclaire, tout le reste ne peut jamais manquer, que les autres choses existent depuis qu’il existe : or il a toujours été et toujours il sera (mots qu’il faut bien employer, s’il nous est nécessaire d’exprimer son éternité). ENNÉADES – Bréhier: V, 8 (31) – De la beauté intelligible 12