Hadès

— L’âme, dit-on, ne peut pécher. Pourquoi, alors, les châtiments ? Cette thèse est en désaccord avec l’opinion de ceux qui disent que l’âme pèche, qu’elle se corrige, et qu’elle subit des châtiments dans l’HADÈS ou dans les corps où elle passe. — Que l’on donne son adhésion à l’opinion qu’on voudra ; peut-être pourraiton découvrir pourtant un terrain d’accord. La thèse qui admet que l’âme ne peut pécher voit en elle un être absolument simple, tel que l’âme soit identique à l’être de l’âme. La thèse qui admet qu’elle peut pécher ajoute à cette âme et combine avec elle une autre espèce d’âme, sujette à des passions redoutables : l’âme devient alors un composé ; c’est ce composé qui pâtit, dans son ensemble ; et c’est lui qui pèche et qui subit le châtiment ; mais ce n’est pas l’être simple dont nous parlions. C’est du composé que Platon dit : « Nous avons vu l’âme comme on voit Glaucos, le dieu marin ; si l’on veut connaître sa nature, il faut frapper fort pour enlever tout ce qui s’y est ajouté, considérer l’amour qu’elle a de la sagesse, et voir à quoi elle s’attache et quelles sont ses affinités. » L’âme vivante et agissante est donc différente de l’être qui est puni ; se recueillir et se séparer, ce n’est pas seulement s’isoler du corps, mais de tout ce qui s’est attaché à l’âme. ENNÉADES – Bréhier: I, 1 (53) – Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 12

Cette addition a lieu à la naissance ; ou plutôt la naissance est l’origine de l’autre espèce d’âme. Nous avons dit ailleurs comment elle s’opère : l’âme descend et, de l’âme, vient autre chose qui descend quand elle s’incline vers le bas. — C’est donc elle qui laisse échapper ce reflet. C’est elle qui s’incline. N’est-ce pas là une faute ? — S’incliner, c’est illuminer la région inférieure, et ce n’est pas plus une faute que de porter ombre. Le coupable, c’est l’objet illuminé ; s’il n’existait pas, l’âme n’aurait rien à illuminer. Sa descente et son inclinaison signifient que l’objet illuminé vit avec elle et par elle. Elle laisse donc aller son reflet, s’il n’y a rien auprès d’elle pour le recevoir ; elle le laisse aller, non parce qu’elle le retranche d’elle-même, mais parce qu’elle n’est plus là où il est ; et elle n’y est plus, parce qu’elle se donne toute à la contemplation des êtres intelligibles. Homère paraît bien admettre que l’âme se sépare de son reflet ; il dit que l’image d’Héraclès est dans l’HADÈS, et que le héros lui-même est chez les dieux ; ainsi peut-il s’attacher à cette double affirmation qu’Héraclès est chez les dieux et qu’il est dans l’HADÈS. C’est qu’il l’a divisé en deux parts. Ces paroles ont un sens vraisemblable : Héraclès possède les vertus pratiques, et, à cause de sa bravoure, il a été jugé digne d’être un dieu ; mais parce qu’il a la vertu pratique et non la vertu contemplative (sinon il eût été tout entier là-haut), il est là-haut, mais il reste quelque chose de lui dans la région inférieure. ENNÉADES – Bréhier: I, 1 (53) – Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 12

Car suivant un vieux discours, la tempérance, le courage, toute vertu et la prudence elle-même sont des purifications. C’est pourquoi les mystères disent à mots couverts que l’être non purifié, même dans l’HADÈS, sera placé dans un bourbier, parce que l’être impur aime les bourbiers, à cause de ses vices, comme s’y complaisent les porcs, dont le corps est impur. En quoi consisterait donc la véritable tempérance sinon à ne pas s’unir aux plaisirs du corps, mais à les fuir parce qu’ils sont impurs et ne sont pas ceux d’un être pur ? Le courage consiste à ne pas redouter la mort. Or la mort est la séparation de l’âme et du corps. Il ne redoutera pas cette séparation, celui qui aime à être isolé du corps. La grandeur d’âme est le mépris des choses d’ici-bas. La prudence et la pensée qui se détourne des choses d’en bas et conduit l’âme vers le haut. L’âme, une fois purifiée, devient donc une forme, une raison ; elle devient toute incorporelle, intellectuelle ; elle appartient tout entière au divin, où est la source de la Beauté, et d’où viennent toutes les choses du même genre. Donc l’âme réduite à l’intelligence est d’autant plus belle. Mais l’intelligence et ce qui en vient, c’est, pour l’âme, une beauté propre et non pas étrangère, parce que l’âme est alors réellement isolée. C’est pourquoi l’on dit avec raison que le bien et la beauté de l’âme consistent à se rendre semblable à Dieu, parce que de Dieu viennent le Beau et toute ce qui constitue le domaine de la réalité. Mais la beauté est une réalité vraie, et la laideur une nature différente de cette réalité. C’est la même chose qui, primitivement, est bonne et belle, ou qui est le bien et la beauté. Il faut donc rechercher, par des moyens analogues, le beau et le bien, le laid et le mal. Il faut poser d’abord que la beauté est aussi le bien ; de ce bien, l’intelligence tire immédiatement sa beauté ; et l’âme est belle par l’intelligence : les autres beautés, celles des actions et des occupations, viennent de ce que l’âme y imprime sa forme ; l’âme fait aussi tout ce qu’on appelle les corps ; et, étant un être divin et comme une part de la beauté, elle rend belles toutes les choses qu’elle touche et qu’elle domine, pour autant qu’il leur est possible de participer à la beauté. ENNÉADES – Bréhier: I, 6 (1) – Du Beau 6

Quel est donc ce mode de vision ? Quel en est le moyen ? Comment verra-t-on cette beauté immense qui reste en quelque sorte à l’intérieur des sanctuaires et qui ne s’avance pas au dehors pour se faire voir des profanes ? Que celui qui le peut aille donc et la suive jusque dans son intimité ; qu’il abandonne la vision des yeux et ne se retourne pas vers l’éclat des corps qu’il admirait avant. Car si on voit les beautés corporelles, il ne faut pas courir à elles, mais savoir qu’elles sont des images, des traces et de sombres ; il faut s’enfuir vers cette beauté dont elles sont les images. Si on courait à elles pour les saisir comme si elles étaient réelles, on serait comme l’homme qui voulut saisir sa belle image portée sur les eaux (ainsi qu’une fable, je crois, le fait entendre) ; ayant plongé dans le profond courant, il disparut ; il en est de même de celui qui s’attache à la beauté des corps et ne l’abandonne pas ; ce n’est pas son corps, mais son âme qui plongera dans des profondeurs obscures et funestes à l’intelligence, il y vivra avec des ombres, aveugle séjournant dans l’HADÈS. Enfuyons-nous donc dans notre chère patrie, voilà le vrai conseil qu’on pourrait nous donner. Mais qu’est cette fuite ? Comment remonter ? Comme Ulysse, qui échappa, dit-on à Circé la magicienne et à Calypso, c’est-à-dire qui ne consentit pas à rester près d’elles, malgré les plaisirs des yeux et toutes les beautés sensibles qu’il y trouvait. Notre patrie est le lieu d’où nous venons, et note père est là-bas. Que sont donc ce voyage et cette fuite ? Ce n’est pas avec nos pieds qu’il faut l’accomplir ; car nos pas nous portent toujours d’une terre à une autre ; il ne faut pas non plus préparer un attelage ni quelque navire, mais il faut cesser de regarder et, fermant les yeux, échanger cette manière de voir pour une autre, et réveiller cette faculté que tout le monde possède, mais dont peu font usage. ENNÉADES – Bréhier: I, 6 (1) – Du Beau 8

D’une manière générale, les dieux possèdent le bien sans aucun mal, et il en est ainsi de l’âme qui conserve sa pureté ; et, si elle ne la conserve pas, ce n’est pas la mort qui est un mal pour elle, mais la vie. Et, s’il y a des châtiments dans l’HADÈS, la vie y est encore un mal pour elle, parce que sa vie n’est pas pure. ENNÉADES – Bréhier: I, 7 (54) – Du premier bien et des autres biens 3