Que l’un ou l’autre soit vrai, il en résulte que Dieu possède des vertus, fussent-elles différentes des nôtres. Si donc on accorde que nous pouvons ressembler à Dieu, même par des vertus différentes des siennes (car s’il en est autrement dans les autres vertus, nous avons du moins des vertus qui ne sont pas semblables à celles de Dieu, à savoir les vertus civiles), rien n’empêche d’aller plus loin et de dire que nous devenons semblables à Dieu par nos vertus propres, même si Dieu, n’a pas de vertus. De quelle manière est-ce possible ? Le voici : si une chose est échauffée par la présence de la chaleur, il est nécessaire que l’objet d’où lui vient la chaleur soit également échauffé ; et si un objet est chaud grâce à la présence du feu, est-il nécessaire que le feu soit lui-même échauffé par la présence du feu ? On peut répondre qu’il y a aussi dans le feu une chaleur, mais une chaleur inhérente. En suivant l’analogie, l’on pose que la vertu est dans l’âme un caractère acquis, tandis qu’elle est inhérente à l’être que l’âme imite et de qui elle la tient. Mais on répondra à l’argument tiré du feu ; il s’ensuit que cet être est la vertu elle-même (comme le feu est la chaleur) ; or ne jugeons-nous pas qu’il était supérieur à la vertu ? Bon argument, si la vertu à laquelle l’âme participe était identique à l’être de qui elle la tient ; mais la vertu est différente de cet être. La MAISON sensible n’est pas la même que celle qui est dans la pensée (de l’architecte), bien qu’elle lui soit semblable ; la MAISON sensible présente ordre et proportion, tandis que, dans la pensée, il n’y a ni ordre, ni proportion, ni symétrie. De même nous tenons du monde intelligible l’ordre, la proportion et l’accord, qui constituent ici-bas la vertu ; mais les êtres intelligibles n’ont nullement besoin de cet accord, de cet ordre et de cette proportion, et la vertu ne leur est d’aucune utilité ; il n’en reste pas moins que la présence de la vertu nous rend semblables à eux. De ce que la vertu nous rend semblables à l’être intelligible, il ne s’ensuit donc pas nécessairement que la vertu réside en cet être. Il faut, maintenant, par notre développement, convaincre l’esprit et ne pas se contenter de le contraindre. ENNÉADES – Bréhier: I, 2 (19) – Des vertus 1
Reprenons donc, et disons d’abord ce qu’est la beauté dans les corps. C’est une qualité qui devient sensible dès la première impression ; l’âme prononce sur elle avec intelligence ; elle la reconnaît, elle l’accueille et, en quelque manière, s’y ajuste. Mais quand elle reçoit l’impression de la laideur, elle s’agite ; elle la refuse ; elle la repousse comme une chose discordante et qui lui est étrangère. Nous affirmons donc que l’âme, étant ce qu’elle est, et toute proche de l’essence réelle, qui lui est supérieure, se complaît dans le spectacle des êtres de même genre qu’elle ou des traces de ces ces êtres ; tout étonnée de les voir, elle les rapporte à elle ; elle se souvient d’elle-même et de ce qui lui appartient. Quelle ressemblance y-a-t-il donc entre les beautés de là-bas et celles d’ici ? S’il y a ressemblance, qu’elles soient semblable en effet. Mais comment sont-elles, les unes et les autres, des beautés ? C’est, disons-nous, parce qu’elles participent à une idée. Car toute chose privée de forme et destinée à recevoir une forme et une idée reste laide et étrangère à la raison divine, tant qu’elle n’a part ni à une raison ni à une forme ; et c’est là l’absolue laideur. Est laid aussi tout ce qui n’est pas dominé par une forme et par une raison, parce que la matière n’a pas admis complètement l’information par l’idée. Donc l’idée s’approche, et elle ordonne, en les combinant les parties multiples dont un être est fait ; elle les réduits à un tout convergent, et crée l’unité en les accordant entre elles, parce qu’elle-même est une, et parce que l’être informé par elle doit être un autant qu’une chose composée de plusieurs parties peut l’être. La beauté siège donc en cet être, lorsqu’il est ramené à l’unité, et elle se donne à toutes ses parties et à l’ensemble. Mais, lorsqu’elle survient en un être un et homogène, elle donne la même beauté à l’ensemble ; c’est comme si une puissance naturelle, procédant comme l’art, donnait la beauté, dans le premier cas, à une MAISON tout entière avec ses parties, dans le second cas, à une seule pierre. Ainsi la beauté du corps dérive de sa participation à une raison venue des dieux. ENNÉADES – Bréhier: I, 6 (1) – Du Beau 2
Mais la faculté de l’âme qui correspond à cette beauté la reconnaît ; car rien n’est plus propre que cette faculté à juger de ce qui leur appartient, même si le reste de l’âme contribue à ce jugement. Peut-être se prononce-t-elle, elle aussi, parce qu’elle s’ajuste à l’idée qui est en elle et qu’elle s’en sert pour juger, comme on se sert d’une règle pour juger ce qui est droit. Mais comment la beauté corporelle s’accorde-t-elle avec la beauté antérieure au corps ? C’est demander comment l’architecte, ayant ajusté la MAISON réelle à l’idée intérieure de la MAISON, prononce que sa MAISON est belle. C’est parce que l’être extérieur de la MAISON, si l’on fait abstraction des pierres, n’est que l’idée intérieure, divisée selon la masse extérieure de la matière et manifestant dans la multiplicité son être indivisible. Donc, lorsque l’on perçoit dans les corps une idée qui relie et domine la nature informe et contraire à l’idée, une forme qui se distingue en se subordonnant d’autres formes, on en saisit d’un seul coup la multiplicité éparse ; on la rapporte, on la ramène à l’unité intérieure et indivisible ; on lui confère l’accord, l’ajustement et la liaison intérieure avec cette unité intérieure. De même un homme de bien voit paraître la douceur chez un jeune homme, comme une trace de vertu en accord avec la vertu véritable et intérieure. La beauté d’une couleur simple lui vient d’une forme qui domine l’obscurité de la matière et de la présence d’une lumière incorporelle qui est raison et idée. D’où résulte que, entre tous les corps, le feu est beau en lui-même ; parmi les autres éléments, il est au rang de l’idée ; il est le plus élevé par sa position, et le plus léger de tous les corps, parce qu’il est voisin de l’incorporel ; il est seule et n’accueille pas en lui les autres éléments, tandis que les autres l’accueillent en eux ; car ils peuvent s’échauffer, tandis que lui ne peut se refroidir. C’est lui qui primitivement possède les couleurs et, de lui, les autres choses reçoivent la forme et la couleur. Il éclaire et il brille, parce qu’il est une idée. Les choses inférieures à lui, effacées par l’éblouissement de sa lumière, cessent d’être belles, parce qu’elles ne participent pas à l’idée totale de la couleur. Ce sont des harmonies musicales imperceptibles aux sens qui font les les harmonies sensibles ; par celles-là l’âme devient capable d’en saisir la beauté, grâce à l’identité qu’elles introduisent en un sujet différent d’elle-même. Il s’ensuit que les harmonies sensibles sont mesurées par des nombres qui ne sont point en un rapport quelconque, mais dans un rapport subordonné à l’action souveraine de la forme. J’en ai assez dit sur les beautés sensibles, images et ombres, qui, s’échappant en quelque sorte, viennent dans la matière, l’ordonnent, et dont l’aspect nous frappe d’effroi. ENNÉADES – Bréhier: I, 6 (1) – Du Beau 3
Mais quelle est la nature du démon et en général des démons, dont il est parlé dans le Banquet ? Qui sont les démons ? Qui est Éros, ce fils de Pénia et de Poros, fils de Métis, qui est né le jour de la naissance d’Aphrodité ? L’interprétation qui fait de cet Éros le monde sensible et non point quelque chose de ce monde, à savoir un Éros né en lui, est bien contraire à la vraisemblance ; car le monde est un dieu bienheureux, qui se suffit à lui-même, tandis que Platon reconnaît en Eros, non pas un dieu ou un être satisfait de lui-même, mais un être toujours besogneux. De plus, puisque le monde est fait d’une âme et d’un corps, et que l’âme du monde est l’Aphrodité du monde, il s’ensuit nécessairement qu’Aphrodité serait une partie d’Éros, et la principale (à moins que l’âme du monde ne soit le monde lui-même, au sens où l’âme de l’homme est l’homme véritable ; mais alors Éros, pour désigner le monde, devrait être Aphrodité). En outre pourquoi Eros, qui est un démon, désignerait-il le monde, tandis que les autres démons, qui sont évidemment de même essence que lui, ne le désigneraient pas aussi ? Le monde serait alors composé de démons ! Enfin comment désigneraitil le monde, celui qu’on appelle le gardien des beaux enfants ? Combien ne serait-il pas mesquin et déplacé d’appliquer au monde ce que Platon dit d’Éros : sans lit, sans chaussure et sans MAISON. ENNÉADES – Bréhier: III, 3 (50) – De l’Amour 5