musicien

Quel est l’art, quelle est la méthode, quelle est la pratique qui nous conduisent où il faut aller ? Où faut-il aller ? C’est au Bien et au principe premier. Voilà ce que nous posons comme accordé et démontré de mille manières ; et les démonstrations qu’on en donne sont aussi des moyens de s’élever jusqu’à lui. Que devra être celui qui s’élève ainsi ? Est-ce, comme dit (Platon), celui qui (dans une vie antérieure) a vu tous les êtres ou le plus grand nombre d’entre eux ? À sa première naissance, il entre dans le germe d’un homme qui deviendra un philosophe, un ami du beau, un MUSICIEN, ou un amant (NT: Phèdre, 248 d, dont les trois premiers chapitres sont les commentaires.). Oui, le philosophe, l’ami des muses et l’amant doivent s’élever. ENNÉADES – Bréhier: I, 3 (20) – De la dialectique 1

Mais de quelle manière ? Tous doivent-ils procéder de la même manière, ou chacun d’eux, d’une manière différente ? Il y a deux voies pour ceux qui montent et s’élèvent ; la première part d’en bas ; la seconde est la voie de ceux qui sont déjà parvenus dans le monde intelligible et y ont en quelque sorte pris pied ; ils doivent s’y avancer jusqu’à ce qu’ils arrivent à la limite supérieure de ce monde ; ce qui marque la fin du voyage, c’est le moment où ils arrivent au sommet de l’intelligible. Laissons de côté la seconde de ces voies, et essayons de parler de l’ascension jusqu’au monde intelligible2. Distinguons d’abord les divers hommes dont nous venons de parler ; et, commençant par le MUSICIEN, disons quelle est sa nature. Il est ému et transporté par la beauté ; incapable de s’émouvoir de lui-même, il se prête à l’influence des premières impressions venues. Comme un homme craintif et sensible au moindre bruit, il est sensible à tous les sens et à leur beauté ; dans les chants, il évite toute discordance et tout désaccord ; dans les rythmes, il recherche la mesure et la convenance. Après les sonorités, les rythmes et les figures perceptibles aux sens, il doit séparer la matière en laquelle se réalisent les accords et les proportions, et arriver à saisir la beauté de ces rapports en eux-mêmes ; il doit apprendre que les choses qui le transportaient de joie sont des êtres intelligibles, à savoir l’harmonie intelligible, la beauté qui est en elle et, d’une manière absolue, la beauté et non pas telle beauté particulière ; et il lui faut employer des arguments philosophiques qui l’amènent à croire à des réalités qu’il avait en lui sans le savoir. Nous verrons plus tard quels sont ces arguments. ENNÉADES – Bréhier: I, 3 (20) – De la dialectique 1

Le MUSICIEN peut se transformer en amant et, après cette transformation, il peut rester à ce niveau ou bien le dépasser. L’amant, lui, a quelque réminiscence de la beauté ; mais, séparé d’elle, il est incapable de comprendre ce qu’elle est ; il lui faut des beautés visibles pour être ému et transporté. Il faut donc lui apprendre à ne pas s’extasier devant un seul corps ; il faut le faire penser à tous les corps, en lui montrant que la beauté, qui est identique en tous, est différente d’eux, que cette beauté leur vient d’ailleurs, et qu’elle se manifeste davantage dans des sortes d’êtres différents des corps, tels que les belles occupations et les belles lois ; on l’accoutume désormais à mettre en des êtres incorporels l’objet de son amour ; et on lui montre la beauté dans les arts, les sciences et les vertus. Il faut ensuite lui montrer l’unité du beau et lui apprendre comment il se produit. Alors, il faut monter graduellement des vertus à l’intelligence et à l’être ; et, arrivé là, il faut suivre la voie supérieure. ENNÉADES – Bréhier: I, 3 (20) – De la dialectique 2

Qu’est-ce que cette dialectique, qu’il faut enseigner aussi au MUSICIEN et à l’amant ? C’est une science qui, pour chaque objet donné, rend capable d’exprimer par un discours ce qu’est cet objet, en quoi il diffère des autres, et ce qu’il a de commun avec eux, parmi quels objets et dans quelle classe il se trouve ; elle détermine encore si l’existence lui appartient, quel est le nombre d’êtres d’un genre donné, et le nombre d’êtres qui n’appartiennent pas à ce genre mais en diffèrent. La dialectique porte encore sur le bien et son contraire, et sur toutes les espèces subordonnées au bien et à son contraire ; elle définit l’éternel et le non éternel, procédant toujours scientifiquement et non par opinion. Elle arrête nos errements à travers les choses sensibles, en se fixant dans l’intelligible, et c’est là qu’elle borne son activité5 ; elle éloigne le mensonge et nourrit notre âme, selon le mot de Platon, dans la plaine de la vérité6 ; elle use de la méthode platonicienne de division pour discerner les espèces d’un genre, pour définir, et pour arriver aux genres premiers ; par la pensée, elle fait, de ces genres, des combinaisons complexes, jusqu’à ce qu’elle ait achevé de parcourir le domaine intelligible ; puis, par une marche inverse, celle de l’analyse, elle revient au principe. À ce moment, elle est en repos et reste en repos tant qu’elle est dans le monde intelligible ; elle ne fait plus de recherche curieuse ; elle se ramasse en une unité ; de là-haut, elle considère la logique qui traite des propositions et des syllogismes, et les lui laisse comme on laisse à d’autres l’art d’apprendre à écrire. Parmi les formes de ces raisonnements, certaines s’imposent nécessairement et avant toute éducation technique. La dialectique soumet à son examen ces formes naturelles ainsi que les autres, et elle estime que les unes sont utiles, tandis que les autres sont superflues et ne sont bonnes que dans les traités techniques qui s’occupent de ces questions. ENNÉADES – Bréhier: I, 3 (20) – De la dialectique 4

Si l’on n’élève pas le sage à ce point, si on ne le place pas dans l’Intelligence, si on l’abaisse jusqu’à le soumettre à la fortune et à en craindre pour lui les dangers, c’est que l’on ne conserve pas au mot sage la valeur que nous lui donnons ; on ne voit en lui qu’un brave homme chez qui le bien se mélange au mal, et on lui accorde une vie mêlée de bien et de mal. Mais un pareil homme ne mérite pas d’être appelé heureux ; il n’a pas cette grandeur qui consiste dans la valeur suprême de la sagesse et dans la pureté de la vertu. Il n’est donc pas possible de vivre heureux dans la société (du corps). Platon a raison de dire que celui qui doit être sage et heureux prend son bien d’en haut ; c’est là-haut qu’il tourne ses regards, qu’il prend son modèle et sa règle de vie. Cela doit suffire à sa fin ; le reste est pour lui comme son lieu d’habitation, qui peut changer sans que son bonheur en soit accru. Certes, il fait de toutes les choses répandues autour de lui l’objet de son action ; il se demande, par exemple, s’il s’établira ici où là ; il accorde à ces choses autant que le commandent les nécessités de la vie et autant que son pouvoir le permet : mais, en lui-même, il est autre qu’elles ; rien ne l’empêche de les quitter ; et il les quittera au moment marqué par la nature ; mais il est maître d’en décider lui-même. Certaines de ces actions tendent au bonheur ; mais d’autres servent non pas à sa fin ni à lui-même, mais au corps qui lui est lié ; il s’occupe de son corps et le supporte, aussi longtemps qu’il lui est possible, comme un MUSICIEN fait de sa lyre, tant qu’elle n’est pas hors d’usage ; alors le MUSICIEN en change ; ou bien encore il cesse de se servir de lyre, il s’abstient d’en jouer ; il a maintenant une autre oeuvre à accomplir, sans la lyre ; il la laisse par terre et la regarde avec mépris ; et il chante sans s’aider d’un instrument. Était-ce donc un cadeau inutile ? Non pas, au début ; car il s’en est aidé bien souvent. ENNÉADES – Bréhier: I, 4 (46) – Du bonheur 16

Puisque, selon nous, celui qui est arrivé a la contemplation de l’intelligible et qui comprend la beauté de l’intelligence véritable est capable aussi de faire entrer dans sa pensée l’idée du père de l’intelligence, de celui qui est au delà d’elle, essayons de bien voir et de formuler pour nous, autant que pareille chose peut se formuler, comment on peut contempler l’intelligence et le monde intelligible. Prenons, si l’on veut, deux masses de pierre placées l’une à côté de l’autre ; l’une est brute et n’a pas été travaillée; l’autre a subi l’empreinte de l’artiste, et s’est changée en une statue de dieu ou d’homme, d’un dieu comme une Grâce ou une Muse, d’un homme qui est non pas le premier venu mais celui que l’art a créé en combinant tout ce qu’il a trouvé de beau ; il est clair que la pierre, en qui l’art a fait entrer la beauté d’une forme, est belle non parce qu’elle est pierre (car l’autre serait également belle), mais grâce à la forme que l’art y a introduite. Cette forme, la matière ne l’avait point, mais elle était dans la pensée de l’artiste, avant d’arriver dans la pierre ; et elle était dans l’artiste non parce qu’il a des yeux ou des mains, mais parce qu’il participe à l’art. Donc cette beauté était dans l’art, et de beaucoup supérieure ; car la beauté qui est passée dans la pierre n’est pas celle qui est dans l’art ; celle-ci reste immobile, et d’elle en vient une autre, inférieure à elle; et cette beauté inférieure n’est pas même restée intacte et telle qu’elle aspirait à être, sinon dans la mesure où la pierre a cédé à l’art. Si l’art rend son produit pareil à ce qu’il est et à ce qu’il possède (il le rend beau en le conformant à l’idée de ce qu’il veut créer), il est lui-méme d’une beauté bien supérieure et bien plus réelle ; il possède la beauté de l’art, beauté bien plus grande que toute celle qui est dans l’objet extérieur. Car plus elle va vers la matière en s’étendantdans l’espace, plus elle s’affaiblit,plus elle est au-dessous de celle qui reste dans l’unité : tout ce qui s’éparpille, s’écarte de soi-même, qu’il s’agisse de la vigueur physique, de la chaleur, de la force en général et aussi de la beauté; et le premier agent, pris en lui-même, doit toujours être supérieur au produit: ce n’est pas l’absence de musique, c’est la musique qui fait le MUSICIEN ; et la musique dans les choses sensibles est créée par une musique qui leur est antérieure. Mépriset-on les arts parce qu’ils ne créent que des images de la nature, disons d’abord que les choses naturelles, elles aussi, sont des images de choses différentes ; et sachons bien ensuite que les arts n’imitent pas directement les objets visibles, mais remontent aux raisons d’où est issu l’objet naturel ; ajoutons qu’ils font bien des choses d’eux-mêmes : ils suppléent aux défauts des choses, parce qu’ils possèdent la beauté : Phidias fit son Zeus, sans égard à aucun modèle sensible ; il l’imagina tel qu’il serait, s’il consentait à paraître à nos regards. ENNÉADES – Bréhier: V, 8 (31) – De la beauté intelligible 1