– Prenons d’abord les vertus par lesquelles, disions-nous, nous devenons semblables à Dieu ; et trouvons cet élément identique qui, à l’état d’image en nous, est la vertu et, à l’état de modèle en Dieu, n’est pas la vertu. Mais indiquons d’abord qu’il y a deux espèces de ressemblance : la ressemblance qui exige un élément identique dans les êtres semblables ; elle existe entre les êtres dont la ressemblance est réciproque parce qu’ils viennent du même principe ; la seconde espèce de ressemblance existe entre deux choses dont l’une est devenue semblable à une autre, qui est elle-même primitive et dont on ne peut dire par réciprocité qu’elle est semblable ; ce second type de ressemblance n’exige pas la présence d’un élément identique dans les deux, mais plutôt d’un élément différent, puisque la ressemblance s’est opérée de la deuxième manière. Qu’est-ce maintenant que la vertu, la vertu en général et chacune en particulier ? Mais parlons, pour plus de clarté, de chaque vertu en particulier ; de cette manière le caractère commun à toutes les vertus se manifestera aisément. Donc les vertus civiles, dont nous avons parlé plus haut, mettent réellement de l’ordre en nous et nous rendent meilleurs ; elles imposent des limites et une mesure à nos désirs et à toutes nos passions, elles nous délivrent de nos erreurs ; car un être devient meilleur parce qu’il se limite et parce que, soumis à la mesure, il sort du domaine des êtres privés de mesure et de limite. Mais les vertus, en tant qu’elles sont des mesures pour l’âme considérée comme matière, reçoivent elles-mêmes leurs limites de l’image de la mesure idéale qui est en elles, et elles possèdent le vestige de la PERFECTION d’en haut. Car ce qui n’est pas du tout soumis à la mesure, c’est la matière qui, à aucun degré, ne devient semblable à Dieu ; mais plus un être participe à la forme, plus il devient semblable à l’être divin, qui est sans forme ; les êtres voisins de Dieu participent davantage à la forme ; l’âme, qui en est plus voisine que le corps, et les êtres du même genre que l’âme y participent plus que le corps ; c’est à tel point qu’elle trompe en se faisant prendre pour Dieu et qu’elle croit faussement que ce qui est en elle est la totalité de l’être divin. Voilà donc la manière dont les hommes qui possèdent les vertus civiles deviennent semblables à Dieu. ENNÉADES – Bréhier: I, 2 (19) – Des vertus 2
Et les vertus de cette espèce suivent l’une de l’autre dans l’âme, comme leurs exemplaires, antérieurs aux vertus, dans l’Intelligence. Dans l’Intelligence, la science ou sagesse, c’est la pensée ; la tempérance, c’est son rapport avec elle-même ; la justice, c’est la réalisation de l’activité qui lui est propre ; l’analogue du courage, c’est son identité avec elle-même et la persistance de son état de pureté. Dans l’âme, la sagesse et la prudence, c’est la vision de l’Intelligence ; mais ce sont là des vertus de l’âme ; l’âme n’est point elle-même ses propres vertus, comme l’est l’Intelligence ; il en est de même de la série des vertus. Grâce à la purification (puisque toutes les vertus sont des purifications impliquant un état de pureté), l’âme a toutes les vertus ; sinon, aucune d’elles n’atteindrait la PERFECTION. Celui qui a les vertus sous cette forme supérieure possède nécessairement en puissance les vertus sous leur forme intérieure ; mais celui qui possède celles-ci n’a pas nécessairement celles-là. ENNÉADES – Bréhier: I, 2 (19) – Des vertus 7
Pour ceux qui mettent le bonheur dans l’âme raisonnable, et non simplement dans l’âme, fût-elle sensitive, ils ont peut-être raison. Mais pourquoi ne donnent-ils le bonheur qu’à l’animal raisonnable ? Il faut le leur demander :« Ajoutez-vous cette condition parce que la raison, par son adresse, est capable de rechercher et de procurer facilement les objets qui satisfont nos besoins primordiaux ? L’ajouteriez-vous, si elle n’était pas capable de cette recherche et de ce succès ? Si vous l’estimez pour son pouvoir supérieur d’acquérir ces objets, le bonheur appartiendra aussi aux êtres sans raison : ils peuvent les atteindre sans elle et par instinct. La raison serait alors au service de nos besoins ; elle ne serait plus recherchée pour elle-même, même si elle devient cette raison parfaite qu’on appelle la vertu. Direz-vous que sa valeur ne lui vient pas de ce qu’elle satisfait nos besoins primordiaux, et qu’elle est aimable par elle-même ? Dites alors quelle autre fonction elle a, quelle est sa nature, et ce qui la rend parfaite. » Car sa PERFECTION ne consiste pas à contempler les objets qui satisfont nos besoins ; elle a une autre PERFECTION et une autre nature ; elle n’est pas du nombre des inclinations naturelles primitives, ni des objets qui satisfont ces inclinations ; elle n’appartient pas du tout à cette espèce d’êtres ; elle leur est bien supérieure ; ou alors je ne vois pas comment ils peuvent lui attribuer cette valeur. Eh bien ! jusqu’à ce qu’ils lui aient trouvé des objets supérieurs à ceux où ils s’arrêtent maintenant, laissons-les donc rester où ils veulent, à se demander comment on parvient au bonheur et quels êtres y parviennent. ENNÉADES – Bréhier: I, 4 (46) – Du bonheur 2
Mais le mot vie se prend en plusieurs sens : la vie se distingue en vie de premier rang, de second rang, et ainsi de suite ; vie est un terme homonyme, qui a des sens différents, appliqué à la plante ou à l’être sans raison ; la différence est dans sa clarté ou son obscurité. Il y a évidemment les mêmes degrés dans le bonheur. Si une vie est l’image d’une autre, le bonheur correspondant à la première est évidemment l’image du bonheur correspondant à la seconde. Donc si l’on considère l’être vivant à son degré supérieur, l’être dont la vie est sans déficience, c’est à lui seul qu’appartient le bonheur réel ; car il a la PERFECTION, puisque dans les êtres la PERFECTION consiste essentiellement à vivre et qu’elle est la vie achevée ; ainsi le bien n’est pas pour lui adventice ; il n’y a pas à distinguer un sujet et une qualité venue d’ailleurs qui ferait entrer ce sujet dans le bien. Si la vie est complète, que lui ajouterait-on pour la rendre parfaite ? On dira peut-être : la nature du bien ; et c’est bien là aussi ma propre théorie, mais il s’agit maintenant du bien non pas comme cause, mais comme attribut de la vie. ENNÉADES – Bréhier: I, 4 (46) – Du bonheur 3
Si donc l’homme est capable de posséder la vie complète, il est également capable d’être heureux. Sinon, l’on réserverait le bonheur aux dieux, puisqu’ils posséderaient seuls une vie de ce genre. Mais puisque nous affirmons que le bonheur existe aussi chez les hommes, il faut rechercher de quelle manière il existe. De la manière suivante : l’homme a la vie complète, quand il possède non seulement la vie des sens, mais la faculté de raisonner et l’intelligence véritable ; il en est d’autres preuves. Mais est-ce qu’il possède cette vie comme on possède une chose différente de soi-même ? Non pas, puisqu’il n’est pas d’homme qui ne la possède ou bien en puissance ou bien en acte (s’il la possède en acte, nous le disons heureux). – Dirons-nous que cette forme de vie, cette vie complète, est en lui comme une partie de lui-même ? – Distinguons : les autres hommes la possèdent bien comme une partie d’eux-mêmes, parce qu’ils la possèdent seulement en puissance ; mais l’homme heureux est celui qui, désormais, est en acte cette vie elle-même, celui qui est passé en elle jusqu’à s’identifier avec elle ; désormais les autres choses ne font que l’environner, sans qu’on puisse dire que ce sont des parties de lui-même, puisqu’il cesse de les vouloir et qu’elles ne sauraient adhérer à lui que par l’effet de sa volonté. -Qu’est-ce que le bien pour cet homme ? – Il est son bien à lui-même, grâce à la vie parfaite qu’il possède. (Mais la cause du bien qui est en lui, c’est le Bien qui est au-delà de l’Intelligence ; et il est, en un sens, tout autre que le bien qui est en lui.) La preuve qu’il en est ainsi, c’est que, dans cet état, il ne cherche plus rien. Que pourrait-il chercher ? Des choses inférieures ? Non pas ; il a en lui la PERFECTION ; celui qui possède ce principe vivifiant mène une vie qui se suffit à elle-même ; l’homme sage n’a besoin que de lui-même pour être heureux et acquérir le bien ; il n’est de bien qu’il ne possède. Il cherche d’autres choses, c’est vrai ; mais il les cherche parce qu’elles sont indispensables non pas à lui mais aux choses qui lui appartiennent ; un corps lui est uni, et il les cherche pour ce corps ; ce corps, lui aussi, est un être vivant, mais vivant d’une vie qui a ses biens propres, qui ne sont pas ceux de l’homme véritable. L’homme connaît ces biens du corps et il les lui donne sans rien entamer de sa propre vie à lui. ENNÉADES – Bréhier: I, 4 (46) – Du bonheur 4
Pourtant, s’il y a deux sages dont l’un possède tous les avantages que (les philosophes) appellent conformes à la nature, tandis que l’autre en est privé, dirons-nous qu’ils possèdent un bonheur égal ? – Oui, puisqu’ils sont également sages. Et si l’un d’eux a la beauté corporelle, s’il a tous ces avantages qui ne contribuent ni à la sagesse ni à la vertu ni à la contemplation du bien ni à la PERFECTION, qu’est-ce que cela fait ? Luimême, qui les possède, ne se vantera pas d’être plus heureux que celui qui ne les possède pas. Ils ne servent même pas à apprendre la flûte, malgré leur abondance ! Mais nous voyons le bonheur du sage avec les yeux de notre propre faiblesse ; nous estimons redoutable et terrible ce que l’homme heureux n’estime pas tel. Ou bien alors, il n’est pas encore sage, et il n’est pas encore heureux, s’il n’a pas transformé toutes les images qu’il s’en faisait, s’il n’est pas en quelque sorte devenu un autre homme, s’il ne fonde pas sur lui-même l’assurance qu’il ne sera jamais atteint par le mal ; alors seulement, il sera sans crainte ; si quelque chose l’intimide, il n’a pas la vertu parfaite, il ne l’a qu’à demi. Le sage parfait éprouve sans doute encore des craintes involontaires et irréfléchies, lorsque son esprit est ailleurs ; mais en s’y rendant attentif, il s’en débarrassera ; il apaisera son émotion comme on apaise les peines d’un enfant, par la menace ou par le raisonnement, mais par une menace sans colère, et comme un regard sévère suffit à intimider l’enfant. ENNÉADES – Bréhier: I, 4 (46) – Du bonheur 15
Mais peut-être les raisons (séminales) qui produisent les qualités substantielles sont toutes substantielles ; mais les qualités substantielles produites sont, dans les êtres intelligibles, des quiddités et, dans les choses sensibles, des qualités. C’est pourquoi nous nous trompons toujours dans nos recherches sur la quiddité d’un être ; nous manquons la quiddité et nous nous contentons de la qualité. Par exemple le feu n’est pas ce que nous disons qu’il est, en considérant sa qualité seule ; le feu est une substance ; mais ce que nous en voyons et ce que nous faisons entrer dans la formule de sa définition, nous fait sortir de sa quiddité, et nous ne définissons que sa qualité. Dans le cas des choses sensibles, cette pratique est naturelle, car aucune d’elles n’est une substance, et, seules, les affections sont sensibles ; de là vient la question : comment une substance est-elle faite de choses qui ne sont pas des substances ? On a déjà répondu que ce qui est fait de plusieurs choses n’est pas identique aux choses dont il est fait ; mais il faut répondre en outre que ce qui devient n’est pas du tout une substance. Mais dans le cas des intelligibles, comment pourrait-on dire que la substance est faite de choses qui ne sont pas des substances ? Dans le monde intelligible, dirons-nous, l’être de la substance a un rôle plus grand et il est plus pur ; les différences de l’être ont aussi la substantialité ; ou plutôt une substance n’est telle que si ses actes s’ajoutent à sa nature. Tel paraît être l’intelligible dans sa PERFECTION ; mais peut-être, cette addition des actes et cette composition l’amoindrissent, et il commence à s’éloigner de sa nature. ENNÉADES – Bréhier: II, 6 (17) – De la qualité et de la forme 1
L’être en acte est tout être passé de la puissance à l’acte, qui reste toujours identique à lui-même tant qu’il existe ; en ce sens, la PERFECTION existe même dans le corps, par exemple dans le feu. Mais des êtres de ce genre ne peuvent pas exister éternellement, parce qu’ils sont liés à la matière ; seul, l’être sans composition, qui est en acte, existe toujours. D’ailleurs la même chose peut être en acte sous un rapport, et en puissance sous un autre. ENNÉADES – Bréhier: III, 9 (13) – Considérations diverses 8
Donc s’il y a un être après le Premier, ce n’est plus un être simple ; c’est une unité multiple. D’où vient-elle ? Du Premier ; car s’il y avait rencontre de hasard (entre les termes multiples), il ne serait pas le principe de toutes choses. Comment donc vient-elle du Premier ? Si le Premier est un être parfait et le plus parfait de tous, s’il en est de même de la puissance première, il doit être le plus puissant de tous les êtres, et les autres puissances doivent l’imiter autant qu’elles peuvent. Or, dès qu’un être arrive à son point de PERFECTION, nous voyons qu’il engendre ; il ne supporte pas de rester en lui-même : mais il produit un autre être ; et ceci est vrai non seulement des êtres qui ont une volonté réfléchie, mais encore de ceux qui végètent sans volonté, ou des êtres inanimés qui communiquent tout ce qu’ils peuvent de leur être. Par exemple le feu réchauffe ; la neige refroidit ; le poison agit sur un autre être ; enfin toutes les choses, autant qu’elles peuvent, imitent le principe en éternité et en bonté. Comment donc l’être le plus parfait et le Bien premier resterait-il immobile en lui-même ? Serait-ce par envie ? Serait-ce par impuissance, lui qui est la puissance de toutes choses ? Et comment alors serait-il encore le principe ? Il faut donc que quelque chose vienne de lui, puisque les êtres tiennent de lui le pouvoir d’en faire exister d’autres (car c’est nécessairement de lui qu’ils le tiennent). Le principe générateur doit être le plus vénérable ; mais l’être engendré immédiatement après lui est supérieur à tous les autres. ENNÉADES – Bréhier: V, 4 (7) – Comment les êtres qui viennent après le Premier dérivent du Premier : sur l’Un 1
Mais comment l’Intelligence vient-elle de l’intelligible ? De la manière suivante : L’intelligible reste en lui-même et n’a besoin de rien ; il n’en est pas de même de l’être qui voit et qui pense (car je disque l’ètre pensant est dans le besoin, eu égard à l’intelligible) ; mais l’Un n’est pas en quelque sorte privé de sentiment ; tout lui appartient ; tout est en lui et avec lui ; il a un total discernement de lui-même; la vie est en lui et tout est en lui ; la conception qu’il a de luimême, par une sorte de conscience, conception qui est luimême, consiste en un repos éternel et une pensée différente de la pensée de l’Intelligence. Si donc il reste en lui-même et si un être se produit, cet être vient de lui, alors qu’il est au plus haut point ce qu’il est. C’est quand il reste dans son propre caractère qu’un produit naît de lui ; c’est grâce à sa permanence qu’il y a un devenir. Puisqu’il persiste comme objet de pensée, ce qui naît de lui est une pensée, et cette pensée, en pensant au générateur dont elle est née (car elle n’a pas d’autre objet), devient une intelligence ; elle est différente de l’intelligible, mais semblable à lui. Elle en est une mitation et une image. – Mais comment, s’il reste en lui-même, se produit-il un acte ? – Il y a deux sortes d’actes : l’acte de l’essence, et l’acte qui résulte de l’essence ; l’acte de l’essence, c’est l’objet lui-même en acte; l’acte qui en résulte, c’est l’acte qui en suit nécessairement, mais qui est différent de l’objet lui-même Ainsi dans le feu, il y a une chaleur qui constitue son essence, et une autre chaleur qui vient de la première, lorsqu’il exerce l’activité inhérente à son essence, tout en restant en lui-même. Il en est ainsi du principe suprême ; il se maintient bien plus encore dans son propre caractère ; mais de la PERFECTION et de l’acte qui sont en lui vient un acte engendré qui dérivant d’une grande puissance et même de la plus grande de toutes va jusqu’à l’être et à l’essence. Car le principe est au delà de l’essence. – Il est puissance de toutes choses, tout être est son effet ; mais si tout être est son effet, il est au-delà de tout ; donc il est au delà de l’essence. De plus, si tout être est son effet, l’Un est avant tout être et n’est pas égal à tout être ; pour cette raison aussi, il est au delà de l’essence. Mais l’Intelligence est une essence ; il est donc au delà de l’Intelligence. Car l’être n’est point un cadavre privé de vie et de pensée. L’être est identique à l’Intelligence. L’Intelligence n’est pas à ses objets comme la sensation aux choses sensibles qui existent avant elle ; l’intelligence est identique à ses objets, s’il est vrai que leurs espèces ne lui soient pas apportées d’ailleurs ; car d’où viendraient-elles ? Elle est ici avec ses objets et ne fait qu’un avec eux ; et en général la science des êtres immatériels est identique à ses objets. ENNÉADES – Bréhier: V, 4 (7) – Comment les êtres qui viennent après le Premier dérivent du Premier : sur l’Un 2
Il y a donc deux sortes d’êtres pensants : l’être pensant au sens primitif du terme, et l’être pensant en un autre sens. Mais ce qui est au delà de l’être pensant pris au premier sens, ce n’est plus un être qui pense ; car pour penser, il faut d’abord une intelligence qui pense, il faut ensuite que cette intelligence ait un objet intelligible, et enfin, s’il s’agit de l’être pensant au premier sens, qu’elle ait cet objet en elle-même. En revanche, si une chose est tout entière intelligible, il n’est pas nécessaire qu’elle ait en elle-même une intelligence qui pense et qu’elle soit elle-même un être qui pense; sinon, elle ne se bornerait pas à être une chose intelligible, elle serait aussi un être qui pense ; de plus, elle ne serait pas première, puisqu’elle serait double. Or l’intelligence qui possède un objet intelligible ne pourrait exister, si l’on n’admettait l’existence d’une chose purement intelligible ; je veux dire intelligible, en tant qu’elle est l’objet de l’intelligence, bien que, en elle-même, elle ne soit pas plus, primitivement, un être intelligible qu’un être qui pense. Elle n’est objet intelligible que pour autre chose qu’elle, à savoir pour l’intelligence, qui appliquerait sa pensée à vide, si elle n’avait à comprendre et à saisir une chose intelligible. L’intelligence ne pourrait pas penser sans cette chose intelligible ; et sa pensée se parfait, lorsqu’elle la possède. Mais il faut bien que, avant qu’on ne la pense, cette chose soit parfaite de par sa propre essence. Si la PERFECTION lui appartient, elle est parfaite avant qu’il existe une pensée ; elle n’a nullement besoin que la pensée existe ; avant toute pensée, elle se suffit à elle-même. Donc elle ne pense pas. Il y a donc une chose qui ne pense pas, un être pensant primitif, et un être pensant postérieur. ENNÉADES – Bréhier: V, 6 (24) – Ce qui est au-delà de l’être ne pense pas. Quel est l’être pensant de premier rang ? Quel est celui de second rang ? 2
Si j’ai raison, il n’y a pas de place pour la pensée dans le Bien ; pour qui pense, il faut autre chose qui soit son bien. – Le Bien n’agit donc pas ? – Et comment le Bien, s’il est acte, aurait-il à agir ? D’une manière générale, aucun acte ne possède à son tour un acte. Et si l’on peut donner des attributs aux autres actes, parce qu’ils se rapportent à autre chose qu’à eux-mêmes, le premier de tous les actes du moins, celui dont tous les autres dépendent, doit être ce qu’il est, sans rien de plus. L’acte premier n’est donc pas la pensée ; il n’a rien à penser, puisqu’il est premier. De plus, serait-il la pensée, il ne penserait pas ; ce qui pensé, c’est ce qui a la pensée, et il faut par conséquent deux choses dans un sujet pensant ; or la pensée, toute seule, n’est pas ces deux choses. On le verra mieux, si l’on saisit plus clairement en quel sens le sujet pensant a une nature double. Si nous disons que les êtres en tant qu’êtres, les êtres en soi, les êtres véritables sont dans la région intelligible, ce n’est pas seulement parce qu’ils ont une essence permanente et identique, tandis que les choses sensibles s’écoulent et ne sont pas permanentes ; car il y a peut-être, même dans les choses sensibles, des êtres permanents ; c’est parce qu’ils possèdent d’eux-mêmes la PERFECTION de leur être. L’essence, au sens primitif du terme, n’est pas l’ombre de l’être mais elle possède l’être accompli. Or l’Être est accompli, lorsqu’il prend la forme de la pensée et de la vie. Donc en ce qui est, il y a à la fois pensée, vie et être. S’il est être, il est intelligence, et, s’il est intelligence, il est être ; la pensée est inséparable de l’être. Donc penser, c’est être multiple et non pas un. Qui n’est point multiple ne doit point posséder la pensée. Parcourez les êtres un à un : l’homme et la pensée de l’homme, le cheval et la pensée du cheval, le juste et la notion du juste, tous sont doubles ; un fait deux, mais deux qui reviennent à un. Ce qui n’est point parmi ces êtres, n’est pas non plus chacune de ces unités, n’est pas fait de toutes ces dualités, et n’est pas du tout une dualité (Comment la dualité vient de l’unité, c’est ce que nous verrons ailleurs). D’ailleurs ce qui est au delà de l’essence est aussi au delà de la pensée. Il n’est donc pas absurde qu’il ne se connaisse pas lui-même ; il n’a rien à apprendre en lui, puisqu’il est un. Mais il ne doit pas non plus connaître les autres choses ; il leur donne quelque chose de meilleur et de plus important que la connaissance qu’il pourrait en prendre ; il est le bien des autres choses ; que dis-je ? autres ; elles ont l’identité avec lui dans la mesure où elles peuvent entrer en contact avec lui. ENNÉADES – Bréhier: V, 6 (24) – Ce qui est au-delà de l’être ne pense pas. Quel est l’être pensant de premier rang ? Quel est celui de second rang ? 6