Donc la dialectique est une partie de la philosophie, et précieuse entre toutes. La philosophie a d’autres parties ; elle étudie la nature avec l’aide de la dialectique ; et si l’arithmétique aussi et d’autres arts usent de la dialectique, la PHYSIQUE en est bien plus proche et tire bien plus d’elle. La philosophie étudie la morale, en partant encore de la dialectique ; elle y ajoute les bonnes habitudes et les exercices d’où elles proviennent. Les habitudes rationnelles tirent leur caractère propre de cette origine dialectique ; bien qu’elles soient engagées dans la matière, elles gardent beaucoup de la dialectique. Si les autres vertus ne font qu’appliquer le raisonnement à des passions et à des actions qui sont particulières en chacune, la prudence, elle, est une espèce de raisonnement qui vise davantage au général ; elle se demande si la conduite est conséquente, si, dans le cas présent, il faut s’abstenir d’une action ou l’accomplir ou s’il y en a une meilleure ; mais c’est la dialectique et la sagesse qui fournissent à la prudence les règles absolument universelles et sans matière qu’elle utilise. ENNÉADES – Bréhier: I, 3 (20) – De la dialectique 6
Mais déjà, au milieu des formules platoniciennes du chapitre IV, nous voyons apparaître des traits qui détonent ; la dialectique n’a pas seulement pour objet le Bien, comme chez Platon, mais ce qui n’est pas le Bien. Toute la suite montre avec la dernière clarté que les inspirateurs de la pensée de Plotin, dans la question des rapports de la dialectique avec la philosophie, et de la dialectique avec la vertu, ce sont les Stoïciens. Outre les frappantes ressemblances de détail, que nous indiquons en note, ajoutons que la position de Plotin sur ces questions est justement celle d’Épictète, qui, tout comme Plotin, proteste contre la subtilité des logiciens, et, en même temps, considère la dialectique comme indispensable pour consommer et affermir définitivement la vertu (NT: La dialectique est définie au chapitre 4 d’après Platon ; comparer 1. 2-3 et Rép., 532 a, 534 b; 1. 12 à 16 et Phèdre, 265 d-266 c; 1. 15 (plékousa) et Polit., 262 c; 1. 14 (les genres premiers) et Soph., 254 d. Mais l’idée du chapitre 5, que la dialectique porte sur les choses mêmes, bien qu’elle puisse dériver de Platon (Soph., 218 c) est une idée stoïcienne (Diogène Laërce. VII, 83), ainsi que la dépendance de la PHYSIQUE et de l’éthique par rapport à la dialectique (ch. 6, début ; Diogène Laërce, ibid.). La discussion indiquée ch. 5, 1. 10 sur la place de la dialectique est d’origine stoïcienne (Arnim, Fragm. Vet. St., III, n° 42) ; la logique, que Plotin oppose à la dialectique à la fin du chap. 5 ne contient que des formules stoïciennes techniques. Pour l’ensemble, comparer avec Épictète, Entretiens, III, 26, 13-20.). ENNÉADES – Bréhier: I, 3 (20) – De la dialectique Notice Traducteur
– Mais peut-être n’est-ce pas ainsi que les choses se passent ; peut-être tout est-il gouverné par la translation du ciel et le mouvement des astres qui déterminent chaque chose, selon les rapports de position qu’ils ont à leur passage au méridien, à leur lever, à leur coucher et selon leurs conjonctions. De fait, c’est d’après cela que les devins prédisent les futurs événements de l’univers, et en particulier savent dire à chacun quel sera son sort et quelles seront ses pensées. On voit bien les animaux et les plantes grandir, diminuer et subir d’autres actions en sympathie avec les astres ; les régions terrestres diffèrent les unes des autres selon leur rapport à l’univers et particulièrement au soleil ; or, de la nature de ces régions résultent non seulement les plantes et les animaux, mais les hommes avec leur forme, leur taille, leur teint, leurs sentiments, leurs désirs, leurs occupations et leurs mœurs. C’est donc le mouvement de translation de l’univers, qui est maître de toute chose. -À quoi il faut répondre d’abord que cette doctrine aussi, à sa manière, attribue aux astres ce qui est à nous, nos volontés et nos passions, nos vices et nos impulsions ; ne nous donnant rien, elle nous laisse à l’état de pierres qui subissent le mouvement, et non d’hommes qui agissent par eux-mêmes et d’après leur propre nature. Mais il faut nous donner ce qui est à nous ; en ce qui est à nous, en notre être propre doivent bien pénétrer des effets issus de l’univers ; mais il faut distinguer ce qui est notre action de ce que nous subissons nécessairement, et ne pas tout attribuer aux astres. Des régions et de la différence des milieux viennent en nous un échauffement ou un refroidissement dans le mélange (qui constitue notre corps) ; mais d’autres influences viennent aussi de ceux qui nous ont engendrés ; souvent nous sommes semblables à nos parents par nos traits et aussi par des passions irrationnelles de notre âme. Des hommes que leur pays a faits de type semblable, sont pourtant tous différents de caractère et d’esprit, comme si caractère et esprit venaient d’un principe autre (que le milieu PHYSIQUE). Il conviendrait de parler ici de l’opposition entre le tempérament PHYSIQUE et la nature des désirs. Et si, parce que l’on prédit les événements d’après le rapport de position des astres, l’on suppose que ces événements sont produits par eux, il faudrait dire de même que les oiseaux et tous les êtres grâce auxquels prédisent les devins, sont les auteurs des choses qu’ils annoncent. ENNÉADES – Bréhier: III, 1 (3) – Du destin 5
En dehors de ces causes, quelle est donc celle qui tout à la fois ne laissera rien sans cause, maintiendra la suite et l’ordre dans les événements, et nous permettra d’être quelque chose, sans détruire pourtant les prédictions et la divination ? Il nous faut introduire l’âme dans les choses comme un principe différent d’elles, non pas seulement l’âme de l’univers, mais, avec elle, l’âme de chaque individu ; l’âme, ce principe si important, doit relier toutes choses, sans être elle-même issue d’une semence, comme les autres choses, puisqu’elle est une cause première. Quand elle est sans corps, elle est maîtresse d’elle-même, libre et soustraite à l’influence du monde ; transportée dans un corps, elle n’est plus complètement maîtresse d’elle-même, puisqu’elle a été mise dans un ordre d’êtres différents d’elle-même. La fortune conduit tout ce qui l’environne, tous les êtres au milieu desquels l’âme est tombée à son arrivée ; l’âme tantôt agit sous ces influences, tantôt les maîtrise et les mène où elle veut. L’âme supérieure commande davantage, et l’âme inférieure moins. Celle qui cède à l’influence du tempérament PHYSIQUE est contrainte de désirer, de s’irriter, d’être humble dans la pauvreté, orgueilleuse dans la richesse et tyrannique au pouvoir. Celle dont la nature est bonne résiste dans les mêmes circonstances, elle change les choses plus qu’elle n’en est changée ; elle modifie les unes ; elle tolère les autres, sans tomber dans le vice. ENNÉADES – Bréhier: III, 1 (3) – Du destin 8
Puisque, selon nous, celui qui est arrivé a la contemplation de l’intelligible et qui comprend la beauté de l’intelligence véritable est capable aussi de faire entrer dans sa pensée l’idée du père de l’intelligence, de celui qui est au delà d’elle, essayons de bien voir et de formuler pour nous, autant que pareille chose peut se formuler, comment on peut contempler l’intelligence et le monde intelligible. Prenons, si l’on veut, deux masses de pierre placées l’une à côté de l’autre ; l’une est brute et n’a pas été travaillée; l’autre a subi l’empreinte de l’artiste, et s’est changée en une statue de dieu ou d’homme, d’un dieu comme une Grâce ou une Muse, d’un homme qui est non pas le premier venu mais celui que l’art a créé en combinant tout ce qu’il a trouvé de beau ; il est clair que la pierre, en qui l’art a fait entrer la beauté d’une forme, est belle non parce qu’elle est pierre (car l’autre serait également belle), mais grâce à la forme que l’art y a introduite. Cette forme, la matière ne l’avait point, mais elle était dans la pensée de l’artiste, avant d’arriver dans la pierre ; et elle était dans l’artiste non parce qu’il a des yeux ou des mains, mais parce qu’il participe à l’art. Donc cette beauté était dans l’art, et de beaucoup supérieure ; car la beauté qui est passée dans la pierre n’est pas celle qui est dans l’art ; celle-ci reste immobile, et d’elle en vient une autre, inférieure à elle; et cette beauté inférieure n’est pas même restée intacte et telle qu’elle aspirait à être, sinon dans la mesure où la pierre a cédé à l’art. Si l’art rend son produit pareil à ce qu’il est et à ce qu’il possède (il le rend beau en le conformant à l’idée de ce qu’il veut créer), il est lui-méme d’une beauté bien supérieure et bien plus réelle ; il possède la beauté de l’art, beauté bien plus grande que toute celle qui est dans l’objet extérieur. Car plus elle va vers la matière en s’étendantdans l’espace, plus elle s’affaiblit,plus elle est au-dessous de celle qui reste dans l’unité : tout ce qui s’éparpille, s’écarte de soi-même, qu’il s’agisse de la vigueur PHYSIQUE, de la chaleur, de la force en général et aussi de la beauté; et le premier agent, pris en lui-même, doit toujours être supérieur au produit: ce n’est pas l’absence de musique, c’est la musique qui fait le musicien ; et la musique dans les choses sensibles est créée par une musique qui leur est antérieure. Mépriset-on les arts parce qu’ils ne créent que des images de la nature, disons d’abord que les choses naturelles, elles aussi, sont des images de choses différentes ; et sachons bien ensuite que les arts n’imitent pas directement les objets visibles, mais remontent aux raisons d’où est issu l’objet naturel ; ajoutons qu’ils font bien des choses d’eux-mêmes : ils suppléent aux défauts des choses, parce qu’ils possèdent la beauté : Phidias fit son Zeus, sans égard à aucun modèle sensible ; il l’imagina tel qu’il serait, s’il consentait à paraître à nos regards. ENNÉADES – Bréhier: V, 8 (31) – De la beauté intelligible 1