Mais peut-être les raisons (séminales) qui produisent les qualités substantielles sont toutes substantielles ; mais les qualités substantielles produites sont, dans les êtres intelligibles, des QUIDDITÉs et, dans les choses sensibles, des qualités. C’est pourquoi nous nous trompons toujours dans nos recherches sur la QUIDDITÉ d’un être ; nous manquons la QUIDDITÉ et nous nous contentons de la qualité. Par exemple le feu n’est pas ce que nous disons qu’il est, en considérant sa qualité seule ; le feu est une substance ; mais ce que nous en voyons et ce que nous faisons entrer dans la formule de sa définition, nous fait sortir de sa QUIDDITÉ, et nous ne définissons que sa qualité. Dans le cas des choses sensibles, cette pratique est naturelle, car aucune d’elles n’est une substance, et, seules, les affections sont sensibles ; de là vient la question : comment une substance est-elle faite de choses qui ne sont pas des substances ? On a déjà répondu que ce qui est fait de plusieurs choses n’est pas identique aux choses dont il est fait ; mais il faut répondre en outre que ce qui devient n’est pas du tout une substance. Mais dans le cas des intelligibles, comment pourrait-on dire que la substance est faite de choses qui ne sont pas des substances ? Dans le monde intelligible, dirons-nous, l’être de la substance a un rôle plus grand et il est plus pur ; les différences de l’être ont aussi la substantialité ; ou plutôt une substance n’est telle que si ses actes s’ajoutent à sa nature. Tel paraît être l’intelligible dans sa perfection ; mais peut-être, cette addition des actes et cette composition l’amoindrissent, et il commence à s’éloigner de sa nature. ENNÉADES – Bréhier: II, 6 (17) – De la qualité et de la forme 1
Demandons-nous d’abord si une même chose peut être tantôt simple qualité, tantôt complément d’une substance, et (n’en soyons pas surpris) elle serait alors plutôt le complément d’une substance pourvue de qualités. Or, une substance pourvue de qualités doit être une substance et avoir une QUIDDITÉ avant de posséder des qualités : par exemple, la substance du feu est antérieure à cette même substance pourvue de qualités. Mais qu’est donc cette substance ? Est-ce le corps ? Donc la catégorie de la substance, ce sera le corps ; or, le feu est un corps chaud ; donc l’ensemble corps et chaud n’est point une substance, et le chaud est dans le feu comme le camus dans le nez ; mais, si on enlève du feu sa chaleur, sa lumière et sa légèreté, qui paraissent bien être des qualités, il ne reste qu’une étendue résistante à trois dimensions ; la substance, c’est alors la matière. Mais cela ne semble pas vrai ; car « c’est plutôt la forme qui est substance » ; or la forme est qualité. À moins qu’elle soit non pas qualité, mais raison. Mais qu’est la chose composée de cette raison et du substrat où elle est ? Est-ce, dans le feu, ce que l’on voit et ce qui brûle ? Non ; ce sont là des qualités. À moins qu’on ne dise que brûler est un acte dérivé de la raison (séminale) ; et l’on en dira autant de l’acte d’échauffer, de blanchir et des autres ; mais alors nous ne saurons plus du tout ce qui peut bien rester à la qualité. – C’est bien en effet qu’il ne faut pas appeler qualité tout ce qui est le complément d’une substance ; ce sont des activités issues des raisons (séminales) et des puissances qui sont dans les substances. La vraie qualité, c’est ce qui est en dehors de la substance ; elle n’apparaît pas tantôt comme étant une qualité, tantôt comme ne l’étant pas ; c’est ce qui est en excès après la substance ; c’est par exemple la vertu et le vice, la beauté et la laideur, la santé, le fait d’avoir telle forme (la qualité, ce n’est pas la forme même, triangle ou carré, mais bien le fait d’avoir acquis la forme triangulaire, en tant que cette forme a été reçue ; ce n’est pas la triangularité qui est qualité, mais l’acquisition de cette forme) ; ce sont encore les arts et les aptitudes. La qualité est donc une disposition qui se trouve dans des substances déjà existantes ; ou bien elle est acquise, ou bien elle appartient à la substance dès le principe ; mais la substance n’aurait rien de moins, si elle ne lui appartenait pas. Les qualités changent facilement ou non ; il y en a deux espèces, celles qui changent facilement et celles qui persistent. ENNÉADES – Bréhier: II, 6 (17) – De la qualité et de la forme 2
La blancheur qui est en toi n’est donc pas une qualité ; elle est évidemment un acte dérivé d’une puissance qui est celle de produire la blancheur. Dans le monde intelligible, les prétendues qualités sont aussi des actes ; nous les prenons faussement pour des qualités parce que chacune d’elles est le propre d’une substance, parce qu’elles possèdent, quant à elles, un caractère propre. – En quoi la qualité dans le monde intelligible diffère-t-elle donc de la qualité dans le monde sensible, puisque l’une et l’autre sont des actes ? – C’est que la qualité, dans le monde sensible, n’indique pas la QUIDDITÉ d’une substance ; elle ne fait pas la différence des substances entre elles ni leur caractère propre ; elle révèle seulement ce que nous appelons qualité et ce qui, dans le monde intelligible, est un acte. Donc lorsqu’une qualité constitue le propre d’une substance, il est évident par là qu’elle n’est pas véritablement une qualité ; mais lorsque, par la pensée, nous isolons cette propriété qui est en la substance (sans d’ailleurs rien enlever à la substance, et en nous bornant à concevoir et à engendrer une notion), nous engendrons cette autre chose qui est la qualité, en prenant dans la substance la partie la plus superficielle. S’il en est ainsi, rien n’empêche que la chaleur, quand elle est inhérente au feu, soit une forme ou un acte et non une qualité du feu, et que, d’autre part, elle soit une qualité, prise dans un autre sujet et isolée ; elle n’est plus désormais la forme d’une substance, mais une trace, une ombre ou une image qui a abandonné sa substance ; alors elle est qualité. Donc tous les accidents qui ne sont point des actes et des formes essentielles aux substances sont des qualités ; telles sont les habitudes acquises et autres dispositions des sujets qu’il faut appeler des qualités ; mais leurs modèles intelligibles, où elles existent primitivement, sont des actes5. Il n’est pas vrai aussi qu’une même chose soit une qualité et ne soit pas une qualité ; la qualité, c’est ce qui est isolé de la substance ; ce qui lui est lié est une forme ou un acte ; une chose n’est pas la même, quand elle reste en ellemême et quand, placée en un sujet autre qu’elle, elle déchoit de son rang de forme et d’acte. Ce qui n’est jamais la forme, mais seulement l’accident d’un sujet est une pure qualité et n’est que cela. ENNÉADES – Bréhier: II, 6 (17) – De la qualité et de la forme 3
Puisque nous avons fait mention de la corporéité, demandons-nous si elle est un composé résultant de toutes les propriétés d’un corps, ou bien si elle est une forme ou une raison qui produit le corps en venant dans la matière. Si le corps est fait de toutes les qualités plus la matière, la corporéité est bien une forme. Et si elle est une raison qui produit le corps en s’ajoutant au reste, il est évident que cette raison a, incluses en elle, toutes les qualités. Cette raison, si elle ne se réduit pas à une formule qui définit la QUIDDITÉ d’un objet, mais si elle est raison productrice de l’objet, ne doit pas comprendre en elle la matière ; elle est une raison qui est dans la matière et qui produit le corps en venant en elle. Le corps, c’est la matière plus la raison qui est en elle ; mais cette raison est en elle-même une forme sans matière que l’on peut considérer isolément, même si elle n’est jamais en fait séparée de la matière. Il y a d’ailleurs, dans l’intelligence, une autre raison qui en est séparée ; elle est dans l’intelligence parce qu’elle est elle-même intelligence. Mais c’est là une question à traiter ailleurs. ENNÉADES – Bréhier: II, 7 (37) – Du mélange total 3