Chez les enfants, les facultés qui viennent du composé sont très actives ; mais le composé reçoit fort peu la lumière d’en haut. Lorsque cette lumière n’agit pas sur nous, c’est qu’elle tourne son activité vers la RÉGION supérieure ; elle agit sur nous, lorsqu’elle descend jusqu’à la partie moyenne de l’âme. — Quoi ! ne sommes-nous pas aussi cette RÉGION supérieure ? — Oui, mais il faut encore que nous en ayons la perception ; car nous n’utilisons pas toujours ce que nous possédons ; il nous faut, pour cela, orienter la partie moyenne de notre âme vers le supérieur ou vers l’inférieur, et faire passer nos facultés de la puissance ou de la disposition à l’acte. ENNÉADES – Bréhier: I, 1 (53) – Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 11
Cette addition a lieu à la naissance ; ou plutôt la naissance est l’origine de l’autre espèce d’âme. Nous avons dit ailleurs comment elle s’opère : l’âme descend et, de l’âme, vient autre chose qui descend quand elle s’incline vers le bas. — C’est donc elle qui laisse échapper ce reflet. C’est elle qui s’incline. N’est-ce pas là une faute ? — S’incliner, c’est illuminer la RÉGION inférieure, et ce n’est pas plus une faute que de porter ombre. Le coupable, c’est l’objet illuminé ; s’il n’existait pas, l’âme n’aurait rien à illuminer. Sa descente et son inclinaison signifient que l’objet illuminé vit avec elle et par elle. Elle laisse donc aller son reflet, s’il n’y a rien auprès d’elle pour le recevoir ; elle le laisse aller, non parce qu’elle le retranche d’elle-même, mais parce qu’elle n’est plus là où il est ; et elle n’y est plus, parce qu’elle se donne toute à la contemplation des êtres intelligibles. Homère paraît bien admettre que l’âme se sépare de son reflet ; il dit que l’image d’Héraclès est dans l’Hadès, et que le héros lui-même est chez les dieux ; ainsi peut-il s’attacher à cette double affirmation qu’Héraclès est chez les dieux et qu’il est dans l’Hadès. C’est qu’il l’a divisé en deux parts. Ces paroles ont un sens vraisemblable : Héraclès possède les vertus pratiques, et, à cause de sa bravoure, il a été jugé digne d’être un dieu ; mais parce qu’il a la vertu pratique et non la vertu contemplative (sinon il eût été tout entier là-haut), il est là-haut, mais il reste quelque chose de lui dans la RÉGION inférieure. ENNÉADES – Bréhier: I, 1 (53) – Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 12
« Puisque, nécessairement, les maux existent ici-bas et circulent dans cette RÉGION du monde, et puisque l’âme veut fuir les maux, il faut nous enfuir d’ici. » En quoi consiste cette fuite ? « A devenir semblable à Dieu, » dit (Platon) ; et nous y arrivons, si nous atteignons la justice, la piété accompagnée de la prudence, et en général la vertu. Mais si nous devenons semblables à Dieu grâce à la vertu, est-ce à un Dieu qui possède lui-même la vertu ? Oui certes, car à quel Dieu devenons-nous semblables ? N’est-ce pas au Dieu qui possède au plus haut degré ces qualités ? N’est-ce pas à l’âme du monde et à sa partie principale, à laquelle appartient une merveilleuse sagesse ? Car, puisque nous sommes en ce monde, c’est naturellement à lui que la vertu nous assimile. – Et pourtant il est douteux, d’abord, que toutes les vertus lui appartiennent, par exemple la tempérance et le courage ; le courage puisqu’il n’a rien à redouter, rien n’existant en dehors de lui ; la tempérance, puisqu’il ne lui advient aucun plaisir dont la privation provoquerait en lui le désir de le posséder et de le retenir. D’autre part, s’il est vrai que lui aussi tend vers les choses intelligibles où tendent aussi nos âmes, c’est évidemment de ces choses (et non du monde) que nous viennent, à nous comme à lui, l’ordre et les vertus. Maintenant le Dieu intelligible possède-t-il les vertus ? Il n’est pas vraisemblable qu’il possède du moins les vertus dites civiles, la prudence relative au raisonnement, le courage qui est une vertu du coeur, la tempérance qui consiste en un accord et une harmonie du désir avec la raison, la justice qui consiste en ce que chaque partie de l’âme accomplit sa fonction propre, en commandant ou en obéissant. La similitude avec Dieu se trouverait-elle, non pas dans les vertus civiles, mais dans des vertus plus hautes, et de même nom qu’elles ? Mais quoi ? si elle se trouve en ces dernières, ne s’étend-elle absolument pas aux vertus civiles ? N’est-il pas absurde qu’elles ne nous fassent pas du tout ressembler à Dieu ? De fait, ceux qui les possèdent sont réputés divins (et s’il faut les appeler ainsi, n’est-ce pas à cause d’une ressemblance avec les dieux, quelle qu’elle soit ?) N’est-il pas absurde que la ressemblance soit atteinte seulement par les vertus supérieures ? ENNÉADES – Bréhier: I, 2 (19) – Des vertus 1
La purification est-elle identique à la vertu, prise en ce second sens, ou la vertu est-elle la conséquence de la purification ? La vertu consiste-t-elle dans l’acte de se purifier ou dans l’état de pureté qui suit cet acte ? La vertu qui est dans l’acte est moins parfaite que celle qui est dans l’état ; car l’état est comme l’achèvement de cet acte. Mais l’état de pureté n’est que la suppression en nous de tout élément étranger, et le bien est quelque chose de différent. Si l’être qui se purifie était bon avant d’être devenu impur, la purification suffirait. Certes il suffira, et le bien sera l’élément qui subsiste et non pas donc la purification. Mais quelle est cette nature qui subsiste après la purification ? Est-ce le bien ? Non sans doute ; car, s’il préexistait, il aurait été dans l’être mauvais, ce qui n’est pas possible. – Faut-il dire que cette nature a la forme du bien ? Elle n’est pas capable de rester attachée au bien véritable ; car elle incline naturellement vers le mal comme vers le bien. Le bien pour elle est l’union avec l’être dont elle est parente, le mal l’union avec les êtres contraires à celui-ci. La purification est donc nécessaire à l’union ; elle s’unira au Bien en se tournant vers lui. – Maintenant, la conversion suit-elle la purification ? – Non, elle est chose faite après la purification. – La vertu est-elle donc cette conversion ? – Non pas, mais ce qui résulte pour l’âme de la conversion. – Qu’est-ce donc ? – C’est la contemplation et l’empreinte des objets intelligibles ; cette contemplation est posée en acte dans l’âme, comme la vision de l’oeil est produite par l’objet visible. – N’est-il pas vrai qu’elle possédait ces objets, mais sans en avoir de réminiscence ? – Oui, elle les possédait, mais ils n’étaient pas en acte ; ils étaient déposés dans une RÉGION obscure de l’âme ; pour les éclaircir et pour savoir qu’elle les a en elles, elle doit recevoir l’impression d’une lumière qui l’éclaire. Elle possédait non pas ces objets mêmes, mais leurs empreintes ; il faut donc qu’elle conforme l’empreinte aux réalités dont elle est l’empreinte. Elle les possède ; cela veut dire sans doute que l’intelligence n’est pas étrangère à l’âme ; elle ne lui est pas étrangère, en particulier, lorsque l’âme tourne vers elle ses regards ; sinon, bien que présente à l’âme, elle lui est étrangère. Il en est ainsi de nos connaissances scientifiques ; si nous ne les contemplons jamais actuellement, elles nous deviennent étrangères. ENNÉADES – Bréhier: I, 2 (19) – Des vertus 4
Non ! L’être humain, et, en particulier, le sage, n’est pas double ; la preuve, c’est que l’âme se sépare du corps et méprise les prétendus biens corporels. Il est ridicule d’estimer le bonheur du sage à la mesure de celui d’un animal ; le bonheur consiste à bien vivre ; et, puisque bien vivre c’est agir, il n’existe que dans l’âme, et non pas même dans l’âme toute entière ; il n’existe pas dans l’âme végétative, de manière que, par elle, il atteignît le corps ; être heureux, ce n’est pas avoir un corps grand et robuste ; et il n’est pas non plus dans le bon état des sens, puisque les excès des sens alourdissent l’âme et risquent d’entraîner l’homme de leur côté. Il faut que, par une sorte de contrepoids qui le tire en sens inverse vers le bien, il diminue et affaiblisse son corps, afin de montrer que l’homme véritable est bien différent des choses extérieures. Que l’homme qui reste ici-bas soit beau et grand ; qu’il soit riche et commande à tous les hommes ; il est d’une RÉGION inférieure, et il ne faut pas lui envier les séductions trompeuses qu’il y trouve. Mais le sage, qui peut-être ne possède pas du tout ces avantages, les amoindrira s’ils viennent à lui, puisqu’il ne prend soin que de lui-même. Il amoindrira et laissera se flétrir, par sa négligence, les avantages du corps ; il déposera le pouvoir. Tout en veillant à sa santé, il ne voudra pas ignorer complètement la maladie ; il voudra même faire l’expérience des souffrances ; jeune, il ne les a pas subies ; il voudra les connaître. Mais, arrivé à la vieillesse, il ne voudra plus être troublé par les douleurs ou par les plaisirs, ni par aucun de ces états agréables ou pénibles que l’on sent ici-bas, pour ne pas diriger son attention vers le corps. A la souffrance il opposera le pouvoir qu’il a acquis pour lutter contre elle ; le plaisir, la santé et l’absence de peine n’ajouteront rien à son bonheur, et les états contraires ne lui retireront rien et ne l’amoindriront pas ; car, puisque les premiers de ces états ne lui ajoutent rien, comment les états contraires lui retireraient-ils quelque chose ? ENNÉADES – Bréhier: I, 4 (46) – Du bonheur 14
Il faut donc encore remonter vers le Bien, vers qui tendent toutes les âmes. Si on l’a vu, on sait ce que je veux dire et en quel sens il est beau. Comme Bien, il est désiré et le désir tend vers lui ; mais seuls l’obtiennent ceux qui montent vers la RÉGION supérieure, se tournent vers lui et se dépouillent des vêtements qu’ils ont revêtus dans leur descente, comme ceux qui montent vers les sanctuaires des temples doivent se purifier, quitter leurs anciens vêtements, et y remonter dévêtus ; jusqu’à ce que, ayant abandonné, dans cette montée, tout ce qui était étranger à Dieu, on voie seul à seul dans son isolement, sa simplicité et sa pureté, l’être dont tout dépend, vers qui tout regarde, par qui l’être, la vie et la pensée ; car il est cause de la vie, de l’intelligence et de l’être. Si on le voit, cet être, quel amour et quels désirs ressentira-t-on, en voulant s’unir à lui ! Quel étonnement accompagné de quel plaisir ! Car celui qui ne l’a pas encore vu peut tendre vers lui comme vers un bien : mais à celui qui l’a vu il appartient de l’aimer pour sa beauté, d’en être empli d’effroi et de plaisir, d’être en une stupeur bienfaisante, de l’aimer d’un véritable amour avec des désirs ardents, de se moquer des autres amours et de mépriser les prétendues beautés d’auparavant ; c’est ce qu’éprouvent tous ceux qui ont rencontré des formes divines ou démoniaques et n’admettent plus désormais la beauté des autres corps. Que croyons-nous qu’ils éprouveraient s’ils voyaient le Beau en soi dans toute sa pureté, non pas celui qui est chargé de chair et de corps, mais celui qui, pour être tout à fait pur, est au-dessus de la terre et du ciel. Toutes les autres beautés sont acquises, mélangées et non pas primitives ; et elles viennent de lui. Si donc on le voyait, lui qui fournit la beauté à toutes choses, mais qui la donne en restant en lui-même et qui ne reçoit rien en lui, si on restait dans cette contemplation en jouissant de lui, quelle beauté manquerait encore ? Car c’est lui, le véritable et la première beauté, qui embellit ses propres amants et les rend dignes d’êtres aimés. Ici s’impose à l’âme la plus grande et la suprême lutte pour laquelle elle donne tout son effort, afin de ne pas être sans part à la meilleure des visions ; si elle y arrive, elle est heureuse grâce à cette vision de bonheur ; celui qui ne la rencontre pas est le vrai malheureux. Car celui qui ne rencontre pas de belles couleurs ou de beaux corps n’est pas plus malheureux que celui qui n’a pas le pouvoir, les magistratures ou la royauté ; le malheureux, c’est celui qui ne rencontre pas le Beau, et lui seul ; pour l’obtenir, il faut laisser là les royaumes et la domination de la terre entière, de la mer et du ciel, si, grâce à cet abandon et à ce mépris, on peut se tourner vers lui pour le voir. ENNÉADES – Bréhier: I, 6 (1) – Du Beau 7
Pourquoi le ciel se meut-il d’un mouvement circulaire ? – Parce qu’il imite l’intelligence. – À quel sujet appartient ce mouvement ? Est-ce à l’âme du ciel ou à son corps ? – Et pourquoi ? Est-ce parce que l’âme est en elle-même, et parce qu’elle fait toujours effort pour aller vers elle-même ? Est-ce parce qu’elle est en elle-même, sans y être continuellement ? D’ailleurs, estce en se mouvant d’un mouvement local qu’elle meut le corps avec elle ? S’il en était ainsi, il faudrait qu’elle cessât de le transporter, et que ce transport arrivât à sa fin ; elle devrait rendre les sphères immobiles, et non pas les faire éternellement tourner. L’âme est immobile, ou du moins, si elle se meut, ce n’est pas d’un mouvement local. – Comment alors produit-elle le mouvement local, puisqu’elle est mue d’une autre espèce de mouvement ? – Mais peut-être le mouvement circulaire n’est-il pas un mouvement local. – S’il n’est un mouvement local que par accident, qu’est-il donc ? – C’est un mouvement qui revient sur lui-même, mouvement de la conscience, de la réflexion et de la vie ; jamais il ne sort de son cercle, et il n’y fait rien entrer d’ailleurs, pour cette raison aussi qu’il doit embrasser toutes choses ; la partie principale de l’animal universel (le ciel) embrasse toutes les choses et les unifie. Mais s’il restait immobile, il n’embrasserait pas toutes les choses à la manière d’un être vivant ; s’il a un corps, il ne maintiendrait pas ce qui est en ce corps ; car la vie d’un corps, c’est le mouvement. Si donc ce mouvement est aussi un mouvement local, le ciel aura le mouvement qu’il peut avoir, et il sera mû non seulement comme se meut une âme, mais comme se meuvent un corps animé et un être vivant. Le mouvement circulaire est donc composé du mouvement du corps et du mouvement de l’âme : le corps se meut par nature en ligne droite, et l’âme retient le corps ; des deux ensemble, du corps mobile et de l’âme immobile, vient le mouvement circulaire. Dit-on en effet que le mouvement circulaire ne vient que du corps ? Comment est-ce possible, puisque tous les corps, et même le feu, se meuvent en ligne droite ? Il se meut en ligne droite jusqu’au lieu propre qui lui est assigné ; mais, arrivé à sa place, il semble qu’il est naturel qu’il s’arrête et qu’il se meuve seulement jusqu’au lieu où il est au rang qui lui convient. Pourquoi donc le feu, arrivé là, ne reste-t-il pas immobile ? Est-ce parce que la nature du feu est d’être toujours en mouvement ? Par conséquent, s’il n’était pas animé d’un mouvement circulaire, il se dissiperait par un mouvement rectiligne. Il doit donc être animé d’un mouvement circulaire. Mais c’est alors le résultat de la providence ; ce mouvement vient en lui de la providence ; le feu, arrivé au ciel, doit se mouvoir de luimême d’un mouvement circulaire, à moins qu’on ne dise que le feu, tendant toujours à se mouvoir en ligne droite, mais n’ayant plus de place où monter, glisse le long de la sphère, et se recourbe sur lui-même à l’endroit où il peut ; car il n’y a plus de RÉGION supérieure après lui ; la RÉGION du ciel est la dernière. Il circule dans la RÉGION qu’il occupe ; il est à lui-même son propre lieu, non pas pour y rester immobile, une fois arrivé, mais pour s’y mouvoir. ENNÉADES – Bréhier: II, 2 (14) – Du mouvement du ciel ou mouvement circulaire 1
Dans un cercle, le centre est naturellement immobile ; mais si la circonférence l’était aussi, elle ne serait qu’un centre immense. Il est mieux qu’elle tourne autour de son centre, si le corps est un corps vivant et organisé par la nature. De cette manière, elle tendra vers le centre, non pas en s’infléchissant vers lui, ce qui détruirait le cercle, mais, puisque cela est impossible, en tournant autour de lui. De cette manière seulement, elle satisfera son désir ; l’âme qui la fait tourner ne se fatiguera pas ; car cette âme ne l’entraîne pas, et il n’y a là rien de contraire à la nature, la nature n’étant que l’ordonnance de l’âme universelle. En outre l’âme est tout entière partout, sans division locale ; l’âme de l’univers permet aussi au ciel d’être partout, autant qu’il le peut, et partie par partie ; il le peut, en parcourant et en traversant successivement toutes les parties du lieu. Si l’âme était immobile en un lieu, le feu resterait immobile, arrivé là-bas ; mais, comme le tout d’ellemême est partout, il désire aller partout. – Quoi donc ? Il ne l’atteindra jamais ? – Au contraire, il l’atteint toujours, ou plutôt l’âme le mène éternellement vers elle, et, en l’y amenant, elle le meut éternellement ; en le menant toujours vers elle, elle le maintient au même endroit ; en le menant non pas en ligne droite mais circulairement, elle lui permet de la posséder partout où il passe. Si l’âme était immobile, si elle était seulement dans cette RÉGION des intelligibles où tout est immobile, le ciel s’arrêterait. Si donc elle n’est pas seulement dans cette RÉGION ni dans un lieu défini, le ciel se meut à travers tout l’espace mais non pas en dehors de son cercle ; il se meut donc en cercle. ENNÉADES – Bréhier: II, 2 (14) – Du mouvement du ciel ou mouvement circulaire 1
En général, lorsqu’une chose est un être en puissance, elle possède sous un autre rapport l’existence en acte ; elle est une chose en acte, que l’on dit être en puissance relativement à autre chose. Mais la matière (et sous ce nom nous désignons ce qui est en puissance tous les êtres), comment peut-on dire qu’elle est elle-même un être en acte ? S’il en était ainsi, elle ne serait pas tous les êtres en puissance ; puisqu’elle n’est aucun de ces êtres, elle doit être un non-être. Si elle n’est aucun être, comment serait-elle en acte ? – elle n’est, dira-t-on, aucun des êtres qui sont engendrés en elle ; mais rien n’empêche qu’elle soit autre chose, si tous les êtres ne sont pas engendrés en elle. – C’est donc si elle n’est aucun des êtres engendrés en elle, et si ces êtres sont tous les êtres qu’elle est un non-être. D’autre part, puisqu’on l’imagine comme une chose sans forme, elle ne saurait être une forme, ni être comptée au nombre des formes ; à ce point de vue encore, elle est non être. Nonêtre dans les deux sens (comme être sensible et comme forme), elle est plusieurs fois non-être. Puisqu’elle est en dehors de la nature des êtres véritables, puisqu’elle ne peut pas non plus atteindre le degré de réalité des prétendus êtres sensibles, parce qu’elle n’est pas, comme ceux-là, une image de la raison, en quelle RÉGION de l’être la saisirait-on ? Et si on ne la saisit nulle part, comment serait-elle une chose en acte ? ENNÉADES – Bréhier: II, 5 (25) – Que veut dire en puissance et en acte ? 4
L’âme universelle est en haut, et il est dans sa nature d’y être ; à sa suite est l’univers, dont une partie est voisine de l’âme et l’autre au-dessous du soleil. L’âme particulière, en se portant vers ce qui est au-dessus d’elle, est illuminée, et elle réside dans l’être ; en se portant vers ce qui est au-dessous, elle va vers le non-être. Et c’est ce qu’elle fait lorsqu’elle se porte, vers elle-même ; car, lorsqu’elle tend vers elle-même, elle produit au-dessous d’elle une image d’elle, sans réalité. Elle-même est sans terrain solide, et perd toute détermination fixe ; et son image est tout ce qu’il y a de plus indéterminé et obscur ; privée de raison et d’intelligence, cette image est à une très grande distance de l’être. À ce moment, l’âme est encore à sa place propre, dans la RÉGION intermédiaire ; mais elle jette de nouveau un regard sur l’image ; par ce second coup d’œil, elle lui donne une forme, et, contente, elle descend en elle. ENNÉADES – Bréhier: III, 9 (13) – Considérations diverses 3
Mais l’Ame, elle, ne reste pas immobile en produisant ; elle se meut pour engendrer une image d’elle-même ; en se tournant vers l’être d’où elle vient, elle est fécondée ; et, en avançant d’un mouvement différent et de sens inverse, elle engendre cette image d’elle-même qui est la sensation, et dans les plantes, la nature. Pourtant rien n’est séparé par une coupure de ce qui le précède ; c’est ainsi que l’âme semble s’avancer jusqu’aux plantes ; elle s’y avance en un sens, puisque le principe végétatif appartient à l’âme ; mais elle ne s’y avance pas tout entière ; elle vient dans les plantes, parce qu’en descendant jusque là dans la RÉGION inférieure, elle produit une autre existence dans cette procession même, et par bienveillance envers les êtres inférieurs ; mais pour cette partie supérieure d’elle-même qui se rattache à l’Intelligence et constitue sa propre intelligence, elle la laisse demeurer immobile en elle-même. ENNÉADES – Bréhier: V, 2 (11) – De la génération et de l’ordre des choses qui viennent après le Premier 1
A l’endroit d’où elle est venue ; car elle n’en était séparée par aucune distance ; elle ne fait qu’un avec son principe. – Mais, si l’on coupe ou si l’on brûle la racine, où est la portion d’âme qui était en elle ? – Elle est dans une âme qui ne s’était pas déplacée, et même si cette portion n’était pas au même endroit, mais ailleurs, elle serait dans l’âme en y remontant ; si elle n’y remontait pas, elle deviendrait la puissance d’une autre plante ; car elle ne se rétracte pas sur elle-même ; et, si elle remontait, elle serait dans la puissance supérieure de l’âme. – Et celle-là, où est-elle ? – Dans la puissance encore supérieure à elle ; cette dernière puissance confine à l’intelligence, mais non pas localement (car rien de ce dont nous parlons ici n’est dans un lieu ; c’est encore beaucoup plus vrai de l’Intelligence, et, par voie de conséquence, c’est vrai de l’âme). Donc l’âme n’est nulle-part ; elle est en un être qui, n’étant nulle part, est partout. Que si l’âme dans son progrès vers la RÉGION supérieure s’arrête à mi-chemin, avant d’être arrivée tout en haut, elle mène une vie intermédiaire, et s’arrête dans la partie d’elle-même qui est intermédiaire. ENNÉADES – Bréhier: V, 2 (11) – De la génération et de l’ordre des choses qui viennent après le Premier 2
Mais il vaut mieux, pour bien saisir ce caractère de l’être qui pense, partir de l’âme et remonter. Supposons donc une double lumière, en bas l’âme, et dans une RÉGION plus pure, l’objet intelligible de l’âme. Supposons ensuite que la lumière qui voit est égale à celle qui est vue. Nous ne pouvons plus alors les séparer ni les distinguer, et nous affirmerons que les deux lumières n’en font qu’une. Il y a acte de pensée, parce qu’il y a deux lumières ; mais l’on ne voit qu’une lumière. ENNÉADES – Bréhier: V, 6 (24) – Ce qui est au-delà de l’être ne pense pas. Quel est l’être pensant de premier rang ? Quel est celui de second rang ? 1
Si j’ai raison, il n’y a pas de place pour la pensée dans le Bien ; pour qui pense, il faut autre chose qui soit son bien. – Le Bien n’agit donc pas ? – Et comment le Bien, s’il est acte, aurait-il à agir ? D’une manière générale, aucun acte ne possède à son tour un acte. Et si l’on peut donner des attributs aux autres actes, parce qu’ils se rapportent à autre chose qu’à eux-mêmes, le premier de tous les actes du moins, celui dont tous les autres dépendent, doit être ce qu’il est, sans rien de plus. L’acte premier n’est donc pas la pensée ; il n’a rien à penser, puisqu’il est premier. De plus, serait-il la pensée, il ne penserait pas ; ce qui pensé, c’est ce qui a la pensée, et il faut par conséquent deux choses dans un sujet pensant ; or la pensée, toute seule, n’est pas ces deux choses. On le verra mieux, si l’on saisit plus clairement en quel sens le sujet pensant a une nature double. Si nous disons que les êtres en tant qu’êtres, les êtres en soi, les êtres véritables sont dans la RÉGION intelligible, ce n’est pas seulement parce qu’ils ont une essence permanente et identique, tandis que les choses sensibles s’écoulent et ne sont pas permanentes ; car il y a peut-être, même dans les choses sensibles, des êtres permanents ; c’est parce qu’ils possèdent d’eux-mêmes la perfection de leur être. L’essence, au sens primitif du terme, n’est pas l’ombre de l’être mais elle possède l’être accompli. Or l’Être est accompli, lorsqu’il prend la forme de la pensée et de la vie. Donc en ce qui est, il y a à la fois pensée, vie et être. S’il est être, il est intelligence, et, s’il est intelligence, il est être ; la pensée est inséparable de l’être. Donc penser, c’est être multiple et non pas un. Qui n’est point multiple ne doit point posséder la pensée. Parcourez les êtres un à un : l’homme et la pensée de l’homme, le cheval et la pensée du cheval, le juste et la notion du juste, tous sont doubles ; un fait deux, mais deux qui reviennent à un. Ce qui n’est point parmi ces êtres, n’est pas non plus chacune de ces unités, n’est pas fait de toutes ces dualités, et n’est pas du tout une dualité (Comment la dualité vient de l’unité, c’est ce que nous verrons ailleurs). D’ailleurs ce qui est au delà de l’essence est aussi au delà de la pensée. Il n’est donc pas absurde qu’il ne se connaisse pas lui-même ; il n’a rien à apprendre en lui, puisqu’il est un. Mais il ne doit pas non plus connaître les autres choses ; il leur donne quelque chose de meilleur et de plus important que la connaissance qu’il pourrait en prendre ; il est le bien des autres choses ; que dis-je ? autres ; elles ont l’identité avec lui dans la mesure où elles peuvent entrer en contact avec lui. ENNÉADES – Bréhier: V, 6 (24) – Ce qui est au-delà de l’être ne pense pas. Quel est l’être pensant de premier rang ? Quel est celui de second rang ? 6
Il y a donc dans la nature une raison, qui est le modèle de la beauté qui est dans les corps ; mais il y a dans l’âme une raison plus belle encore, d’où vient celle (lui est dans la nature. Elle se montre le plus distinctement dans l’âme sage où elle progresse en beauté ; elle orne l’âme, elle l’illumine, venue elle-même d’une lumière supérieure, qui est la beauté première ; étant dans l’âme, elle lui fait comprendre cc qu’est la raison qui est avant elle-même, celle (lui ne vient plus dans les choses, celle qui n’est pas en autre chose mais en elle-même. Ce n’est pas, ir vrai dire, une raison, c’est le créateur de la raison première, de la beauté qui est dans l’âme comme en une matière ; c’est l’Intelligence, l’lntelli,gcnce éternelle, non point l’intelligence qui ne pense (lue quelquefois : c’est qu’elle n’a pas à acquérir la pensée. Quelle image pourrait-on s’en faire, puisque toute image semble tirée d’une chose inférieure ? Mais il faut que son image soit tirée d’elle-mèmc, et qu’on ne la saisisse point par image : ainsi l’on prend un morceau comme échantillon de l’or en général, et si celui que l’on a pris a des impuretés, on le nettoie, montrant ainsi par le fait ou disant formellement que l’or, ce n’est pas tout ce morceau, et que ce morceau, c’est seulement un corps qui a du volume. De même ici partons de l’intelligence qui est en nous, après l’avoir purifiée, ou, si l’on veut, partons des dieux et de l’intelligence telle qu’elle est en eux. Augustes et beaux sont tous les dieux, et leur beauté est immense : mais qui fait donc qu’ils sont ainsi ? C’est l’intelligence, et c’est, en eux, cette intelligence plus active que la nôtre qui se rend visible : ce n’est pas la beauté de leur corps (car, lorsqu’ils ont des corps, ce n’est pas par eux qu’ils ont la divinité), c’est par l’intelligence qu’ils sont des dieux. Certes, les dieux sont beaux; c’est qu’ils ne sont pas tantôt sages tantôt privés de sagesse ; toujours ils sont sages, dans l’impassibilité, le repos, la pureté de leur intelligence ; ils savent tout ; ils connaissent non pas les choses humaines, mais « tout ce qui les concerne n, et tout ce que contemple une intelligence. Les dieux qui sont au ciel, tout à loisir, contemplent éternellement et comme de loin les choses qui sont dans le ciel intelligible, parce qu’ils dépassent, de la tête, la voûte célesi.e : mais ceux qui sont dans la RÉGION intelligible, ceux qui ont en elle leur résidence, habitent en un ciel intelligible qui est tout; car, là-bas, tout est ciel ; la terre est ciel, ainsi que la mer, les animaux, les plantes et les hommes ; tout est céleste dans le ciel de là-bas. Les dieux qui sont en lui ne méprisent pas plus les hommes qu’aucune des choses qui sont là-bas; c’estqu’elles sont là-bas; et c’est la contrée et la RÉGION intelligible tout entière qu’ils parcourent, dans un repos éternel. ENNÉADES – Bréhier: V, 8 (31) – De la beauté intelligible 3
Là-bas, la vie est facile ; la vérité est leur mère et leur nourrice, leur substance et leur aliment ; ils voient tout, non pas les choses sujettes à génération, mais les choses qui possèdent l’être, et eux-mêmes parmi elles ; tout est transparent ; rien d’obscur ni de résistant ; tous sont clairs pour tous, jusque dans leur intimité ; c’est la lumière pour la lumière. Chacun a tout en lui, et voit tout en chaque autre : tout est partout, tout est tout, chacun est tout ; la splendeur est sans borne ; chacun est grand, puisque le petit même y est grand ; le soleil y est tous les astres, et chaque astre y est le soleil et tous les astres. Chacun a un caractère saillant, bieh que tout apparaisse en lui. Le mouvement y est mouvement pur ; car il a un moteur qui ne le trouble pas en son progrès, puisque ce moteur n’est pas distinct de lui ; le repos n’y est lias dérangé par le mouvement, parce qu’il ne se mélange à rien d’instable ; le beau y est purement beau, parce qu’il n’est pas contenu en ce qui n’est pas beau. Ce n’est pas sur un sol étranger que chacun avance : l’endroit où il est, c’est cela même qu’il est ; l’endroit d’où il vient ne le quitte pas quand il progresse vers les hauteurs; et il n’est pas vrai que autre il est lui-même, autre la RÉGION qu’il habite : car son sujet, c’est l’Intelligence et il est lui-même intelligence. Imaginez que notre ciel visible, qui est lumineux, fasse naitre toute cette lumière qui vient de lui : seulement, ici, de chaque partie différente vient une lumière dilï’érente, et chacune est seulement une partie : là-bas, c’est du tout que vient éternellement chaque chose, et en même temps chaque chose est aussi le iout ; on l’imagine bien comme une partie, mais un regard perçant y voit le tout; comme si l’on avait une vue pareille à celle de Lyncée qui, dit-on, voyait même ce qu’il y a à l’intérieur de la terre ; car cette fable nous suggère l’idée des yeux tels qu’ils sont là bas. Il n’y a là-bas, dans la contemplation, ni fatigue ni satiété, qui forceraient au repos ; car il n’y avait point de vide à combler, de manière qu’on fût satisfait d’être arrivé à bonne fin, en le remplissant ; l’on n’y voit pas un être distinct d’un autre, et le premier, mal satisfait de ce qui appartient au second ; de plus il n’y a là-bas que des êtres sans usure. L’insatiabilité y vient de ce que la satisfaction ne fait pas mépriser celui à qui on la doit : contemplant, on contemple toujours davantage ; se voyant soi-même infini, ainsi que ses objets, on suit ainsi sa propre nature. D’ailleurs la vie n’est une fatigue pour personne, lorsqu’elle est vie pure ; pourquoi celui qui vit de la meilleure des vies se fatiguerait-il ? Cette vie, c’est la sagesse, une sagesse qui ne s’acquiert pas par la réflexion, parce que toujours elle est là tout entière, sans une défaillance, qui seule exigerait la recherche réfléchie : elle est la sagesse première, qui ne vient pas d’une autre; c’est l’ctre même qui est la sagesse ; il n’y a pas d’abord l’être tout seul, et ensuite l’être sage. Aussi nulle sagesse n’est supérieure : la science en soi siège ici à côté de l’Intelligence, avec qui elle se révèle ; comme on dit symboliquement, Diké est parèdre de Zeus. Toutes les choses que l’on voit là-bas sont comme des statues qui peuvent se voir elles-mêmes, spectacles pour des êtres bienheureux. Cette sagesse, l’on en voit la grandeur et la puissance, puisqu’elle a avec elle et qu’elle a produit tous les êtres, que tous la suivent, qu’elle est elle-même les êtres et qu’ils sont nés avec elle, que les deux ne font qu’un, que, là-bas, l’être c’est la sagesse. Nous n’arrivons pas à le comprendre, parce que nous croyons que les sciences sont faites de théorèmes et d’un amas de propositions : ce qui n’est pas vrai, même dans les sciences d’ici-bas. Si quelqu’un de vous en doute, laissons ces sciences pour le moment : mais la science de là-bas, c’est celle dont Platon dit : « Elle n’est pas autre en un autre objet. » Comment est-ce possible, c’est ce qu’il nous a laissé à chercher et à trouver, si nous voulons mériter notre nom de platoniciens. Peut-être donc est-il mieux de commencer ainsi : ENNÉADES – Bréhier: V, 8 (31) – De la beauté intelligible 4