Dans le monde intelligible, les qualités sont-elles des différences de la substance situées dans la substance ou dans l’être, par lesquelles les SUBSTANCES se distinguent les unes des autres, et même par lesquelles elles sont des SUBSTANCES ? Cette définition est admissible, mais restreinte aux qualités du monde sensible ; parmi ces qualités, les unes sont bien en effet des différences de la substance, comme « bipède et quadrupède » ; mais les autres ne sont point des différences substantielles et ne sont que des qualités. – Pourtant la même chose peut être, dans un cas, une différence qui complète une substance, et, dans un autre cas, non pas une pareille différence, mais un simple accident. Par exemple, le blanc est un complément de la substance dans la neige ou dans la céruse ; et en toi, il est un accident. – Dans le premier cas, il est dans la raison (séminale) ; il est complément de la substance, mais il n’est pas vraiment une qualité. Dans le second cas il n’est qu’à la surface du corps et il est une qualité. À moins qu’il ne faille diviser les qualités en deux espèces : les qualités substantielles qui sont des propres de la substance, et les qualités qui sont seulement des qualités ; celles-ci qualifient la substance ; mais elles ne font pas la différence des SUBSTANCES entre elles, et ne proviennent pas de la substance elle-même ; dans une substance déjà entièrement constituée, elles introduisent une manière d’être purement extérieure ; elles viennent après la substance de l’être et s’ajoutent à lui, qu’il s’agisse d’ailleurs d’une âme ou d’un corps. Et si le blanc que l’on voit dans la céruse était le complément de sa substance, n’en est-il pas de même dans les cygnes, sans quoi ils pourraient ne pas être blancs. La chaleur est aussi le complément de la substance du feu (ne pourrait-on pas dire que c’est l’ignéité qui est la substance du feu, et son analogue la substance de la céruse ? Il n’en resterait pas moins que, dans le feu qui tombe sous les sens, l’ignéité, c’est la chaleur qui complète la substance du feu, et que, dans la céruse, son analogue est la blancheur). Donc les mêmes choses, lorsqu’elles complètent une substance, ne sont pas des qualités, et lorsqu’elles ne la complètent pas, sont des qualités ; mais il est absurde de dire qu’elles ne sont pas les mêmes dans les êtres où elles complètent la substance, et dans les êtres où elles ne la complètent pas ; car leur nature reste la même. ENNÉADES – Bréhier: II, 6 (17) – De la qualité et de la forme 1
Mais peut-être les raisons (séminales) qui produisent les qualités substantielles sont toutes substantielles ; mais les qualités substantielles produites sont, dans les êtres intelligibles, des quiddités et, dans les choses sensibles, des qualités. C’est pourquoi nous nous trompons toujours dans nos recherches sur la quiddité d’un être ; nous manquons la quiddité et nous nous contentons de la qualité. Par exemple le feu n’est pas ce que nous disons qu’il est, en considérant sa qualité seule ; le feu est une substance ; mais ce que nous en voyons et ce que nous faisons entrer dans la formule de sa définition, nous fait sortir de sa quiddité, et nous ne définissons que sa qualité. Dans le cas des choses sensibles, cette pratique est naturelle, car aucune d’elles n’est une substance, et, seules, les affections sont sensibles ; de là vient la question : comment une substance est-elle faite de choses qui ne sont pas des SUBSTANCES ? On a déjà répondu que ce qui est fait de plusieurs choses n’est pas identique aux choses dont il est fait ; mais il faut répondre en outre que ce qui devient n’est pas du tout une substance. Mais dans le cas des intelligibles, comment pourrait-on dire que la substance est faite de choses qui ne sont pas des SUBSTANCES ? Dans le monde intelligible, dirons-nous, l’être de la substance a un rôle plus grand et il est plus pur ; les différences de l’être ont aussi la substantialité ; ou plutôt une substance n’est telle que si ses actes s’ajoutent à sa nature. Tel paraît être l’intelligible dans sa perfection ; mais peut-être, cette addition des actes et cette composition l’amoindrissent, et il commence à s’éloigner de sa nature. ENNÉADES – Bréhier: II, 6 (17) – De la qualité et de la forme 1
Demandons-nous d’abord si une même chose peut être tantôt simple qualité, tantôt complément d’une substance, et (n’en soyons pas surpris) elle serait alors plutôt le complément d’une substance pourvue de qualités. Or, une substance pourvue de qualités doit être une substance et avoir une quiddité avant de posséder des qualités : par exemple, la substance du feu est antérieure à cette même substance pourvue de qualités. Mais qu’est donc cette substance ? Est-ce le corps ? Donc la catégorie de la substance, ce sera le corps ; or, le feu est un corps chaud ; donc l’ensemble corps et chaud n’est point une substance, et le chaud est dans le feu comme le camus dans le nez ; mais, si on enlève du feu sa chaleur, sa lumière et sa légèreté, qui paraissent bien être des qualités, il ne reste qu’une étendue résistante à trois dimensions ; la substance, c’est alors la matière. Mais cela ne semble pas vrai ; car « c’est plutôt la forme qui est substance » ; or la forme est qualité. À moins qu’elle soit non pas qualité, mais raison. Mais qu’est la chose composée de cette raison et du substrat où elle est ? Est-ce, dans le feu, ce que l’on voit et ce qui brûle ? Non ; ce sont là des qualités. À moins qu’on ne dise que brûler est un acte dérivé de la raison (séminale) ; et l’on en dira autant de l’acte d’échauffer, de blanchir et des autres ; mais alors nous ne saurons plus du tout ce qui peut bien rester à la qualité. – C’est bien en effet qu’il ne faut pas appeler qualité tout ce qui est le complément d’une substance ; ce sont des activités issues des raisons (séminales) et des puissances qui sont dans les SUBSTANCES. La vraie qualité, c’est ce qui est en dehors de la substance ; elle n’apparaît pas tantôt comme étant une qualité, tantôt comme ne l’étant pas ; c’est ce qui est en excès après la substance ; c’est par exemple la vertu et le vice, la beauté et la laideur, la santé, le fait d’avoir telle forme (la qualité, ce n’est pas la forme même, triangle ou carré, mais bien le fait d’avoir acquis la forme triangulaire, en tant que cette forme a été reçue ; ce n’est pas la triangularité qui est qualité, mais l’acquisition de cette forme) ; ce sont encore les arts et les aptitudes. La qualité est donc une disposition qui se trouve dans des SUBSTANCES déjà existantes ; ou bien elle est acquise, ou bien elle appartient à la substance dès le principe ; mais la substance n’aurait rien de moins, si elle ne lui appartenait pas. Les qualités changent facilement ou non ; il y en a deux espèces, celles qui changent facilement et celles qui persistent. ENNÉADES – Bréhier: II, 6 (17) – De la qualité et de la forme 2
La blancheur qui est en toi n’est donc pas une qualité ; elle est évidemment un acte dérivé d’une puissance qui est celle de produire la blancheur. Dans le monde intelligible, les prétendues qualités sont aussi des actes ; nous les prenons faussement pour des qualités parce que chacune d’elles est le propre d’une substance, parce qu’elles possèdent, quant à elles, un caractère propre. – En quoi la qualité dans le monde intelligible diffère-t-elle donc de la qualité dans le monde sensible, puisque l’une et l’autre sont des actes ? – C’est que la qualité, dans le monde sensible, n’indique pas la quiddité d’une substance ; elle ne fait pas la différence des SUBSTANCES entre elles ni leur caractère propre ; elle révèle seulement ce que nous appelons qualité et ce qui, dans le monde intelligible, est un acte. Donc lorsqu’une qualité constitue le propre d’une substance, il est évident par là qu’elle n’est pas véritablement une qualité ; mais lorsque, par la pensée, nous isolons cette propriété qui est en la substance (sans d’ailleurs rien enlever à la substance, et en nous bornant à concevoir et à engendrer une notion), nous engendrons cette autre chose qui est la qualité, en prenant dans la substance la partie la plus superficielle. S’il en est ainsi, rien n’empêche que la chaleur, quand elle est inhérente au feu, soit une forme ou un acte et non une qualité du feu, et que, d’autre part, elle soit une qualité, prise dans un autre sujet et isolée ; elle n’est plus désormais la forme d’une substance, mais une trace, une ombre ou une image qui a abandonné sa substance ; alors elle est qualité. Donc tous les accidents qui ne sont point des actes et des formes essentielles aux SUBSTANCES sont des qualités ; telles sont les habitudes acquises et autres dispositions des sujets qu’il faut appeler des qualités ; mais leurs modèles intelligibles, où elles existent primitivement, sont des actes5. Il n’est pas vrai aussi qu’une même chose soit une qualité et ne soit pas une qualité ; la qualité, c’est ce qui est isolé de la substance ; ce qui lui est lié est une forme ou un acte ; une chose n’est pas la même, quand elle reste en ellemême et quand, placée en un sujet autre qu’elle, elle déchoit de son rang de forme et d’acte. Ce qui n’est jamais la forme, mais seulement l’accident d’un sujet est une pure qualité et n’est que cela. ENNÉADES – Bréhier: II, 6 (17) – De la qualité et de la forme 3
Tels doivent être tous les autres démons, et tels sont les éléments dont ils sont faits. Tout démon, au rang qui lui a été assigné, est capable de procurer le bien correspondant ; il désire ce bien et, par là, il est analogue à Éros ; pas plus que lui, il ne peut se rassasier. Mais chaque démon aspire à une forme particulière de bien. Aussi les gens de bien, grâce à Éros, aiment le bien en général et le bien véritable et non point tel ou tel bien. Les autres se mettent sous la conduite d’autres démons, et chacun d’eux sous la conduite d’un démon différent ; ils laissent inactif l’Éros universel qu’ils ont en eux ; et ils agissent selon le démon qu’ils ont choisi ; ce choix répond d’ailleurs à la partie de l’âme qui est en eux la plus active. Pour ceux qui n’aspirent qu’au mal, à cause des mauvais désirs survenus en eux, ils entravent les Éros de leurs âmes, comme ils arrêtent la droite raison, qui est innée dans l’homme, par le vice des opinions qui surviennent en eux. Oui, l’amour, quand il est naturel et inné, est une belle chose ; sans doute, dans une âme inférieure, il est de dignité et de qualité inférieures, et, dans une âme supérieure, de qualité supérieure ; mais toujours, il est au rang de l’essence. Mais l’amour contre nature, celui des âmes égarées, n’est plus qu’une manière d’être ; il n’est pas du tout une essence et il n’a pas d’existence substantielle ; il n’est plus, à vrai dire, engendré par l’âme elle-même ; c’est un simple accompagnement du vice de l’âme, qui produit sa propre image dans ses dispositions passagères ou durables. D’une manière générale, semble-t-il, les biens véritables et conformes à la nature, attachés à l’âme qui agit dans les limites de son être, sont des biens substantiels ; les autres biens, qui ne dépendent pas d’un acte venu d’elle-même, ne sont rien que des affections pour elle. De même les pensées fausses n’impliquent pas un rapport à des SUBSTANCES ; les pensées réellement vraies, éternelles et bien définies comportent à la fois un acte de pensée, un objet intelligible, et l’existence de cet objet, qu’il s’agisse de la pensée en général, ou d’une pensée déterminée relative à une forme de l’intelligible et à l’intelligence comprise en chaque forme. ENNÉADES – Bréhier: III, 3 (50) – De l’Amour 7
Toutes les choses qui naissent, ceuvres de l’art ou de la nature, sont des produits d’une sagesse, et c’est toujours une sagesse qui en dirige la production. Si des arts se conforment à la sagesse dans sa production, arrêtons-nous à ces arts. Mais l’artisan remonte souvent jusqu’à la sagesse naturelle, selon laquelle les choses de la nature ont été produites : sagesse qui n’est pas faite de théorèmes, mais qui est totale, qui est une unité, non qu’elle soit composée de plusieurs termes qu’elle ramène à l’unité ; bien plutôt, partant de cette unité, elle se décompose en pluralité. Si donc l’on met cette sagesse la première, il suffit ; elle ne vient plus d’autre chose, et elle n’est plus « en autre chose ». Si l’on dit qu’elle est une raison dans la nature et que la nature en est le principe, nous demanderons d’où elle le tient; si c’est d’autre chose, quelle est cette chose; si c’est d’elle-même, arrêtons-nous là ; mis si l’on remonte à l’Intelligence, il nous faut voir alors si l’Intelligence a engendré cette sagesse ; si oui, d’où l’a-t-elle engendrée ? si c’est d’elle-même, ce serait impossible à moins qu’elle ne fût elle-même sagesse. Donc la vraie sagesse, c’est l’être ; l’être véritable, c’est la sagesse ; le prix de l’être lui vient de la sagesse, et, parce qu’il vient de la sagesse, il est l’être véritable. Aussi les êtres qui ne possèdent pas la sagesse, sont dés êtres parce qu’ils existent gràce à la sagesse, mais ne sont pas des êtres véritables parce qu’ils n’ont pas en eux la sagesse. Il ne faut donc pas croire que là-bas les dieux et les bienheureux contemplent des propositions ; il n’y a là-bas aucune formule exprimée qui ne soit une belle image, telle qu’on se représente celles qui sont dans l’âme de l’homme sage, non pas des dessins d’images mais des images bien réelles. C’est pourquoi les anciens disaient que les Idées étaient des êtres et des SUBSTANCES. ENNÉADES – Bréhier: V, 8 (31) – De la beauté intelligible 5