Considérons maintenant l’âme dans le corps, qu’elle existe d’ailleurs avant lui ou seulement en lui ; d’elle et du corps se forme le tout appelé animal. Si le corps est pour elle comme un instrument dont elle se sert, elle n’est pas contrainte d’accueillir en elle les affections du corps, pas plus que l’artisan ne ressent ce qu’éprouvent ses outils : mais peut-être faut-il qu’elle en ait la sensation, puisqu’il faut qu’elle connaisse, par la sensation, les affections extérieures du corps, pour se servir de lui comme d’un instrument : se servir des yeux, c’est voir. Or, elle peut être atteinte dans sa VISION, et par conséquent, subir des peines, des souffrances, et tout ce qui arrive au corps ; elle éprouve aussi des désirs, quand elle cherche à soigner un organe malade. ENNÉADES – Bréhier: I, 1 (53) – Qu’est-ce que l’animal ? Qu’est-ce que l’homme ? 3
La purification est-elle identique à la vertu, prise en ce second sens, ou la vertu est-elle la conséquence de la purification ? La vertu consiste-t-elle dans l’acte de se purifier ou dans l’état de pureté qui suit cet acte ? La vertu qui est dans l’acte est moins parfaite que celle qui est dans l’état ; car l’état est comme l’achèvement de cet acte. Mais l’état de pureté n’est que la suppression en nous de tout élément étranger, et le bien est quelque chose de différent. Si l’être qui se purifie était bon avant d’être devenu impur, la purification suffirait. Certes il suffira, et le bien sera l’élément qui subsiste et non pas donc la purification. Mais quelle est cette nature qui subsiste après la purification ? Est-ce le bien ? Non sans doute ; car, s’il préexistait, il aurait été dans l’être mauvais, ce qui n’est pas possible. – Faut-il dire que cette nature a la forme du bien ? Elle n’est pas capable de rester attachée au bien véritable ; car elle incline naturellement vers le mal comme vers le bien. Le bien pour elle est l’union avec l’être dont elle est parente, le mal l’union avec les êtres contraires à celui-ci. La purification est donc nécessaire à l’union ; elle s’unira au Bien en se tournant vers lui. – Maintenant, la conversion suit-elle la purification ? – Non, elle est chose faite après la purification. – La vertu est-elle donc cette conversion ? – Non pas, mais ce qui résulte pour l’âme de la conversion. – Qu’est-ce donc ? – C’est la contemplation et l’empreinte des objets intelligibles ; cette contemplation est posée en acte dans l’âme, comme la VISION de l’oeil est produite par l’objet visible. – N’est-il pas vrai qu’elle possédait ces objets, mais sans en avoir de réminiscence ? – Oui, elle les possédait, mais ils n’étaient pas en acte ; ils étaient déposés dans une région obscure de l’âme ; pour les éclaircir et pour savoir qu’elle les a en elles, elle doit recevoir l’impression d’une lumière qui l’éclaire. Elle possédait non pas ces objets mêmes, mais leurs empreintes ; il faut donc qu’elle conforme l’empreinte aux réalités dont elle est l’empreinte. Elle les possède ; cela veut dire sans doute que l’intelligence n’est pas étrangère à l’âme ; elle ne lui est pas étrangère, en particulier, lorsque l’âme tourne vers elle ses regards ; sinon, bien que présente à l’âme, elle lui est étrangère. Il en est ainsi de nos connaissances scientifiques ; si nous ne les contemplons jamais actuellement, elles nous deviennent étrangères. ENNÉADES – Bréhier: I, 2 (19) – Des vertus 4
Et les vertus de cette espèce suivent l’une de l’autre dans l’âme, comme leurs exemplaires, antérieurs aux vertus, dans l’Intelligence. Dans l’Intelligence, la science ou sagesse, c’est la pensée ; la tempérance, c’est son rapport avec elle-même ; la justice, c’est la réalisation de l’activité qui lui est propre ; l’analogue du courage, c’est son identité avec elle-même et la persistance de son état de pureté. Dans l’âme, la sagesse et la prudence, c’est la VISION de l’Intelligence ; mais ce sont là des vertus de l’âme ; l’âme n’est point elle-même ses propres vertus, comme l’est l’Intelligence ; il en est de même de la série des vertus. Grâce à la purification (puisque toutes les vertus sont des purifications impliquant un état de pureté), l’âme a toutes les vertus ; sinon, aucune d’elles n’atteindrait la perfection. Celui qui a les vertus sous cette forme supérieure possède nécessairement en puissance les vertus sous leur forme intérieure ; mais celui qui possède celles-ci n’a pas nécessairement celles-là. ENNÉADES – Bréhier: I, 2 (19) – Des vertus 7
Il faut donc encore remonter vers le Bien, vers qui tendent toutes les âmes. Si on l’a vu, on sait ce que je veux dire et en quel sens il est beau. Comme Bien, il est désiré et le désir tend vers lui ; mais seuls l’obtiennent ceux qui montent vers la région supérieure, se tournent vers lui et se dépouillent des vêtements qu’ils ont revêtus dans leur descente, comme ceux qui montent vers les sanctuaires des temples doivent se purifier, quitter leurs anciens vêtements, et y remonter dévêtus ; jusqu’à ce que, ayant abandonné, dans cette montée, tout ce qui était étranger à Dieu, on voie seul à seul dans son isolement, sa simplicité et sa pureté, l’être dont tout dépend, vers qui tout regarde, par qui l’être, la vie et la pensée ; car il est cause de la vie, de l’intelligence et de l’être. Si on le voit, cet être, quel amour et quels désirs ressentira-t-on, en voulant s’unir à lui ! Quel étonnement accompagné de quel plaisir ! Car celui qui ne l’a pas encore vu peut tendre vers lui comme vers un bien : mais à celui qui l’a vu il appartient de l’aimer pour sa beauté, d’en être empli d’effroi et de plaisir, d’être en une stupeur bienfaisante, de l’aimer d’un véritable amour avec des désirs ardents, de se moquer des autres amours et de mépriser les prétendues beautés d’auparavant ; c’est ce qu’éprouvent tous ceux qui ont rencontré des formes divines ou démoniaques et n’admettent plus désormais la beauté des autres corps. Que croyons-nous qu’ils éprouveraient s’ils voyaient le Beau en soi dans toute sa pureté, non pas celui qui est chargé de chair et de corps, mais celui qui, pour être tout à fait pur, est au-dessus de la terre et du ciel. Toutes les autres beautés sont acquises, mélangées et non pas primitives ; et elles viennent de lui. Si donc on le voyait, lui qui fournit la beauté à toutes choses, mais qui la donne en restant en lui-même et qui ne reçoit rien en lui, si on restait dans cette contemplation en jouissant de lui, quelle beauté manquerait encore ? Car c’est lui, le véritable et la première beauté, qui embellit ses propres amants et les rend dignes d’êtres aimés. Ici s’impose à l’âme la plus grande et la suprême lutte pour laquelle elle donne tout son effort, afin de ne pas être sans part à la meilleure des VISIONs ; si elle y arrive, elle est heureuse grâce à cette VISION de bonheur ; celui qui ne la rencontre pas est le vrai malheureux. Car celui qui ne rencontre pas de belles couleurs ou de beaux corps n’est pas plus malheureux que celui qui n’a pas le pouvoir, les magistratures ou la royauté ; le malheureux, c’est celui qui ne rencontre pas le Beau, et lui seul ; pour l’obtenir, il faut laisser là les royaumes et la domination de la terre entière, de la mer et du ciel, si, grâce à cet abandon et à ce mépris, on peut se tourner vers lui pour le voir. ENNÉADES – Bréhier: I, 6 (1) – Du Beau 7
Quel est donc ce mode de VISION ? Quel en est le moyen ? Comment verra-t-on cette beauté immense qui reste en quelque sorte à l’intérieur des sanctuaires et qui ne s’avance pas au dehors pour se faire voir des profanes ? Que celui qui le peut aille donc et la suive jusque dans son intimité ; qu’il abandonne la VISION des yeux et ne se retourne pas vers l’éclat des corps qu’il admirait avant. Car si on voit les beautés corporelles, il ne faut pas courir à elles, mais savoir qu’elles sont des images, des traces et de sombres ; il faut s’enfuir vers cette beauté dont elles sont les images. Si on courait à elles pour les saisir comme si elles étaient réelles, on serait comme l’homme qui voulut saisir sa belle image portée sur les eaux (ainsi qu’une fable, je crois, le fait entendre) ; ayant plongé dans le profond courant, il disparut ; il en est de même de celui qui s’attache à la beauté des corps et ne l’abandonne pas ; ce n’est pas son corps, mais son âme qui plongera dans des profondeurs obscures et funestes à l’intelligence, il y vivra avec des ombres, aveugle séjournant dans l’Hadès. Enfuyons-nous donc dans notre chère patrie, voilà le vrai conseil qu’on pourrait nous donner. Mais qu’est cette fuite ? Comment remonter ? Comme Ulysse, qui échappa, dit-on à Circé la magicienne et à Calypso, c’est-à-dire qui ne consentit pas à rester près d’elles, malgré les plaisirs des yeux et toutes les beautés sensibles qu’il y trouvait. Notre patrie est le lieu d’où nous venons, et note père est là-bas. Que sont donc ce voyage et cette fuite ? Ce n’est pas avec nos pieds qu’il faut l’accomplir ; car nos pas nous portent toujours d’une terre à une autre ; il ne faut pas non plus préparer un attelage ni quelque navire, mais il faut cesser de regarder et, fermant les yeux, échanger cette manière de voir pour une autre, et réveiller cette faculté que tout le monde possède, mais dont peu font usage. ENNÉADES – Bréhier: I, 6 (1) – Du Beau 8
Que voit donc cet œil intérieur ? Dès son réveil, il ne peut bien voir les objets brillants. Il faut accoutumer l’âme elle-même à voir d’abord les belles occupations , puis les belles œuvres, non pas celles que les arts exécutent, mais celles des hommes de bien. Puis il faut voir l’âme de ceux qui accomplissent de belles œuvres. Comment peut-on voir cette beauté de l’âme bonne ? Reviens en toi-même et regarde : si tu ne vois pas encore la beauté en toi, fais comme le sculpteur d’une statue qui doit devenir belle ; il enlève une partie, il gratte, il polit, il essuie jusqu’à ce qu’il dégage de belles lignes dans le marbre ; comme lui, enlève le superflu, redresse ce qui est oblique, nettoie ce qui est sombre pour le rendre brillant, et ne cesse pas de sculpter ta propre statue, jusqu’à ce que l’éclat divin de la vertu se manifeste, jusqu’à ce que tu voies la tempérance siégeant sur un trône sacré. Es-tu devenu cela ? Est-ce que tu vois cela ? Est-ce que tu as avec toi-même un commerce pur, sans aucun obstacle à ton unification, sans que rien d’autre soit mélangé intérieurement avec toi-même ? Es-tu tout entier une lumière véritable, non pas une lumière de dimension ou de forme mesurables qui peut diminuer ou augmenter indéfiniment de grandeur, mais une lumière absolument sans mesure, parce qu’elle est supérieure à toute mesure et à toute quantité ? Te vois-tu dans cet état ? Tu es alors devenu une VISION ; aie confiance en toi ; même en restant ici, tu as monté ; et tu n’as plus besoin de guide ; fixe ton regard et vois. Car c’est le seul œil qui voit la grande beauté. Mais s’il vient à contempler avec les chassies du vice sans être nettoyé, ou s’il est faible, il a trop peu d’énergie pour voir les objets très brillants, et il ne voit rien, même si on le met en présence d’un objet qui peut être vu. Car il faut que l’œil se rendre pareil et semblable à l’objet vu pour s’appliquer à le contempler. Jamais un œil ne verrait le soleil sans être devenu semblable au soleil, ni une âme ne verrait le beau sans être belle. Que tout être devienne donc d’abord divin et beau, s’il veut contempler Dieu et le Beau. En remontant, il ira d’abord jusqu’à l’Intelligence, et il saura que, en elle, toutes les idées sont belles ; et il prononcera que c’est là la beauté (à savoir les idées. Par celles-ci, qui sont les produits et l’être même de l’intelligence, existent toutes les beautés). Ce qui est au-delà de la beauté, nous l’appelons la nature du Bien ; et le Beau est placé au devant d’elle. Ainsi, dans une formule d’ensemble, on dira que le premier principe est le Beau ; mais, si l’on veut diviser les intelligibles, il faudra distinguer le Beau, qui est le lieu des idées, du Bien qui et au-delà du Beau et qui en est la source et le principe. Sinon, on commencerait par faire du Bien et du Beau un seul et même principe. En tout cas, le Beau est dans l’intelligible. ENNÉADES – Bréhier: I, 6 (1) – Du Beau 9
Voici comment se produit ce mouvement. Il y a dans l’âme universelle une puissance dernière qui part de la terre et s’étend à travers l’univers ; puis, en montant, une autre puissance, qui possède par nature la sensation et qui est douée de la faculté de l’opinion ; elle se tient dans les sphères ; elle siège au-dessus de la première et elle lui communique son pouvoir pour la vivifier. La puissance inférieure est donc mue par la puissance supérieure qui l’embrasse circulairement et qui siège au-dessus de l’univers, pour autant du moins que cette puissance inférieure est remontée jusqu’aux sphères. Donc la puissance supérieure l’entoure en cercle ; la puissance inférieure tend vers la puissance supérieure, en se tournant vers elle, et cette conversion produit un mouvement de rotation dans le corps où elle est insérée. Car, si une partie quelconque d’une sphère se meut, au cas où cette partie se meut sans changer de lieu, elle ébranle la sphère dans laquelle elle est, et son mouvement se communique à la sphère. C’est ce qui arrive dans notre corps ; l’âme se meut d’un mouvement qui n’est pas un mouvement du corps, par exemple dans la joie ou dans la VISION d’un bien ; et il se produit un mouvement du corps et un mouvement local. De même làbas, l’âme universelle, venue près du bien, le perçoit mieux, et elle anime le corps du mouvement local qui convient au ciel. La puissance sensitive, à son tour, qui reçoit son bien d’en haut et qui a ses jouissances propres, poursuit ce bien qui est partout et se porte partout. C’est là un mouvement comme celui de l’Intelligence, l’Intelligence se meut en restant immobile ; car elle tourne sur elle-même. C’est ainsi que l’univers, en se mouvant en cercle, reste pourtant à la même place. ENNÉADES – Bréhier: II, 2 (14) – Du mouvement du ciel ou mouvement circulaire 3
La diminution des objets vient-elle de la diminution des angles sous lesquels on les voit ? Non, nous l’avons dit ailleurs4. Ajoutons encore ici que, tout en attribuant la diminution de l’objet à celle de l’angle visuel, l’on admet que le reste de l’oeil perçoit des objets qui ne tombent pas sous cet angle, au moins des objets tels que l’atmosphère. Mais supposons un très grand objet, une montagne, qui occupe l’ceil entier ; elle est égale au champ visuel, et ne permet de rien voir en dehors d’elle, parce que la dimension de l’oeil lui correspond, ou même que l’objet dépasse des deux côtés ce que le regard peut embrasser ; qu’aurait-on à dire en ce cas, puisque l’objet apparaît bien plus petit qu’il n’est et pourtant occupe tout le champ de la VISION ? On comprendra, sans contestation possible, ce que je veux dire, en regardant le ciel. On ne peut voir d’un seul regard un hémisphère tout entier ; la vue ne saurait s’étendre en un si grand espace ; pourtant, admettons-le, si l’on veut, la vue embrasse donc l’hémisphère entier ; la grandeur de cet hémisphère, dans la voûte céleste, est égale à un grand nombre de fois sa grandeur apparente ; comment donc expliquer par une diminution de l’angle visuel que la grandeur apparente soit considérablement inférieure à la grandeur réelle ? ENNÉADES – Bréhier: II, 8 (35) – Pourquoi les objets vus de loin paraissent-ils petits ? 2
Donc première question : qui est Aphrodité ? Ensuite, l’amour est-il né d’elle ou seulement en même temps qu’elle, ou alors comment peut-il être à la fois né d’elle et en même temps qu’elle ? Il y a une double Aphrodité, l’Aphrodité céleste qui est, dit-on, fille d’Ouranos, et une autre qui est fille de Zeus et de Dioné, et qui préside aux marialges humains’. La première n’a pas de mère, et ne préside pas aux mariages, parce qu’il n’y a pas de mariage dans le ciel. L’Aphrodité céleste est la fille de Cronos, qui est l’intelligence ; elle est donc l’âme divine par excellence ; née sans intermédiaire d’un être pur, elle est pure et elle reste là-haut ; elle ne peut ni ne veut descendre ici-bas ; sa nature l’empêche de fouler notre sol terrestre ; elle est une hypostase séparée de la matière, une essence qui ne participe pas à la matière ; c’est ce qu’on a voulu laisser entendre, en disant qu’elle n’a pas de mère. Il est juste de dire qu’elle est un être divin et non un démon, puisqu’elle est un être pur, sans mélange de matière et qui reste en lui-même. L’être qui naît immédiatement de l’intelligence est lui-même un être pur, qui tire la force qu’il a en lui de ce qu’il est près d’elle, et qui éprouve le désir de se fixer à son générateur, seul capable de le maintenir là-haut. Donc l’âme ne tombe pas, parce qu’elle est suspendue à l’intelligence, bien moins encore que ne tombe du soleil la lumière qui resplendit autour de lui, qui rayonne de lui et se suspend à lui. Guidée par Cronos ou si l’on veut par le père de Cronos, Ouranos, elle dirige son activité vers lui et s’incline à lui ; elle l’aime ; ainsi, elle engendre Éros, et avec lui, elle contemple Cronos ; cet acte de contemplation a produit une hypostase et une essence, et ils regardent Cronos l’un et l’autre, la mère et Éros, son bel enfant. Éros est l’hypostase éternellement dirigée vers une autre beauté ; il n’est que l’intermédiaire entre celui qui désire et l’objet désiré ; il est pour l’amant l’oeil qui lui permet de voir son aimé ; de lui-même il court au devant de l’aimé et il se remplit de cette VISION, avant même d’avoir donné à l’amant la faculté de voir par son organe. Il est le premier à voir: mais il ne voit pas comme l’amant; car l’objet de la VISION se fixe dans l’amant, lui, il jouit du spectacle du beau qui le touche en passant. ENNÉADES – Bréhier: III, 3 (50) – De l’Amour 2
Il ne faut pas douter que d’une essence sort une hypostase ou essence, inférieure sans doute à l’essence génératrice, bien réelle pourtant. En effet l’âme divine est une essence dérivée de l’acte antérieur à elle ; elle est vivante, et sa vie dérive de l’essence des êtres, quand elle fixe fortement son regard sur l’essence première. Cette essence est, pour l’âme, le premier objet de sa VISION, elle regarde vers elle comme vers son propre bien ; elle jouit de sa VISION, et cette contemplation n’est point pour elle un acte accessoire. Alors, grâce à cette sorte de plaisir, à cet effort tendu vers son objet, à l’intensité de sa contemplation naît de l’âme un être digne d’elle et de l’objet qu’elle contemple. De cette âme qui tend son regard vers l’objet de sa VISION et de ce qui émane de cet objet sont nés cet aeil plein de l’objet qu’il contemple, cette VISION qui n’est jamais sans image, Eros, dont le nom vient peutêtre de ce qu’il doit son existence à la VISION (orasis). (D’Éros tire son nom la manière d’être correspondante, aimer (érân), puisque la substance est antérieure à la manière d’être qui n’est pas substance, et puisque le mot aimer désigne une manière d’être. D’ailleurs, on a toujours l’amour de telle ou telle chose, le mot amour ne peut être pris absolument.) Tel est donc l’Éros de l’âme supérieure ; il voit et il reste en haut, parce qu’il est le suivant de cette âme, qu’il est né d’elle et advenu à elle, et qu’il trouve sa satisfaction à contempler les dieux. Or cette âme qui, la première, illumine le ciel, est séparée de la matière ; donc, Éros en est également séparé. (L’âme est séparée bien que nous disions, et en insistant, qu’elle est l’âme du ciel ; en nous aussi, nous disons que la partie la meilleure est séparée de la matière, et que pourtant elle est là.) Qu’Éros soit donc seulement là où réside l’âme pure. Mais il faut en outre une âme à l’univers sensible ; cette âme existe après l’âme céleste, et de son désir naît un autre Éros, qui est son regard. Cette seconde Aphrodité est l’âme du monde ; elle n’est plus l’âme seule et prise absolument ; l’Éros qu’elle engendre est l’Éros intérieur à notre monde, celui qui préside aux mariages. Pour autant qu’il s’attache au désir de l’intelligence, il émeut les âmes des jeunes gens et les fait remonter quand il s’unit à elles et quand elles ont d’elles-mêmes une disposition naturelle à se souvenir des intelligibles. Toute âme désire le bien, même celles qui sont mélangées à la matière et qui sont les âmes d’un corps particulier ; c’est parce que l’âme du monde est à la suite de l’âme céleste et dépend d’elle. ENNÉADES – Bréhier: III, 3 (50) – De l’Amour 3
Si le principe générateur était lui-même intelligence en soi, ce qui vient après serait inférieur à l’Intelligence, mais devait être contigu et semblable à elle. Mais puisque le générateur est au delà de l’Intelligence, l’être engendré doit être l’Intelligence. Mais pourquoi le générateur n’est-il pas l’Intelligence ? Parce que la pensée est l’acte de l’Intelligence ; or la pensée qui voit l’intelligible, qui est tourné vers lui et qui reçoit de lui son achèvement est en elle-même indéfinie comme la VISION, et n’est définie que par l’intelligible. C’est pourquoi l’on dit que « les idées et les nombres sont faits de la dyade indéfinie et de l’Un », et les idées et les nombres c’est l’intelligence. L’Intelligence n’est donc pas simple mais multiple ; elle manifeste une composition, intelligible, il est vrai ; elle voit déjà une multiplicité de choses. Elle est elle-même objet de pensée et aussi pensante ; la voilà donc déjà double ; mais après elle viennent tous les autres objets de sa pensée. ENNÉADES – Bréhier: V, 4 (7) – Comment les êtres qui viennent après le Premier dérivent du Premier : sur l’Un 2
On peut penser autre chose ; on peut aussi se penser soi-même, ce qui fait échapper davantage à la dualité. Dans le premier cas, on voudrait, aussi se penser soi-même ; mais l’on n’en est pas capable ; on a bien en soi l’objet de sa VISION, mais c’est un objet différent de soi. L’être qui se voit lui-même n’est pas séparé de son essence, et, parce qu’il est uni à lui-même, il se voit lui-même ; lui et son objet font un seul être. Il pense au sens fort, parce qu’il possède ce qu’il pense ; il pense, au sens primitif du terme, parce que l’être qui pense doit être à la fois un et deux. S’il n’était pas un, l’être pensant serait différent de l’être pensé ; il ne serait pas l’être pensant de premier rang, puisqu’il tiendrait sa pensée d’un autre être, et puisque l’être qu’il pense ne lui appartiendrait pas et ne serait pas lui-même ; s’il lui appartenait et si c’était lui-même, les deux ne feraient qu’un ; il faut donc bien que être pensant et être pensé ne fassent qu’un. D’autre part, s’il était un et non pas deux, il n’aurait rien à penser et ne serait pas un être pensant. Il faut donc à la fois qu’il soit simple et qu’il ne soit pas simple. ENNÉADES – Bréhier: V, 6 (24) – Ce qui est au-delà de l’être ne pense pas. Quel est l’être pensant de premier rang ? Quel est celui de second rang ? 1
De plus, le multiple se recherche lui-même ; il aspire à se concentrer, à avoir de lui-même une perception d’ensemble. Or, comment ce qui est absolument un tendrait-il vers lui-même ? Comment aurait-il besoin d’une perception d’ensemble ? Mais ce qui est supérieur à cette perception d’ensemble, est également supérieur à la pensée. L’acte de penser n’est pas primitif ni dans l’ordre de l’existence, ni en dignité ; il a le second rang ; il se produit parce que le Bien le fait exister et, une fois qu’il est né, le meut vers lui-même ; et, dans ce mouvement, la pensée voit. Penser, c’est se mouvoir vers le Bien et le désirer. Le désir engendre la pensée et la fait exister avec lui ; le désir de voir engendre la VISION. Donc le Bien lui-même n’a rien qui puisse être l’objet de sa pensée ; il n’y a pas autre chose qui soit son bien. Et, quant à la pensée de soi-même, elle n’existe qu’en un être différent du Bien ; cet être pense, parce qu’il est semblable au Bien, parce qu’il a une image du Bien, parce que le Bien est devenu l’objet de son désir, et parce qu’il se représente le Bien ; pensée qui ne cesse pas, si ces conditions sont toujours présentes. C’est en pensant le Bien, qu’il se pense lui-même par accident ; c’est en visant le Bien, qu’il se pense lui-même ; c’est dans son acte (tout acte est dirigé vers le Bien), qu’il se pense lui-même. ENNÉADES – Bréhier: V, 6 (24) – Ce qui est au-delà de l’être ne pense pas. Quel est l’être pensant de premier rang ? Quel est celui de second rang ? 5
C’est pourquoi Zeus, le plus ancien de tous les autres dieux, qu’il conduit, va le premier à la contemplation du Beau. A sa suite, les autres dieux, les démons et les âmes qui sont capables de cette contemplation. Et lui, il leur apparaît d’un lieu invisible ; il se lève dans les hauteurs et répand sur tous sa lumière ; il remplit tout de sa clarté ; il éblouit les êtres d’en bas, qui se détournent ; car il leur est aussi impossible de le regarder que le soleil : certains pourtant, grâce à lui, relèvent les yeux et le contemplent ; les autres sont dans le trouble, et d’autant plus qu’il sont plus loin de lui. Mais les voyants, ceux qui sont capables de le voir, regardent tous vers lui et vers ce qui est à lui ; mais ce n’est jamais la même VISION que chacun en rapporte : l’un, les yeux fixés sur lui, y voit la source et la nature de la justice ; un autre est tout pénétré de la VISION de la sagesse, non pas cette sagesse que les hommes peuvent avoir chez eux, et qui est une image de la sagesse intelligible : celle-ci, répandue sur toute chose, dans toute l’étendue du beau, apparaît la dernière quand on a déjà vu bien d’autres lumières. ENNÉADES – Bréhier: V, 8 (31) – De la beauté intelligible 10
Là-bas, la couleur qui rayonne sur tout, c’est la beauté ; ou plutôt tout est couleur et beauté, jusque dans ses profondeurs : et le beau n’est pas une chose différente de lui et qui rayonnerait sur lui. Mais il en est qui ne la voient pas tout entière et qui croient que leur impression est une VISION ; d’autres, complètement enivrés et remplis de ce nectar, chez qui la beauté pénètre l’âme tout entière, ne sont plus seulement de simples spectateurs ; il n’y a plus alors, extérieurs l’un à l’autre, un être qui voit et un objet qui est vu : qui a la vue perçante voit l’objet en lui-même ; mais il possède bien des choses saris savoir qu’il les possède ; et alors il les contemple comme si elles étaient en dehors de lui ; il les contemple comme un objet qu’on voit ; il aspire à les voir; or tout ce que l’on regarde comme un objet à voir, on le voit en dehors de soi. Mais c’est en soi qu’il faut le transporter ; voyons-le comme un avec nous-mêmes ; voyons-le comme étant nous-mêmes ; ainsi le possédé d’un dieu, de Phébus ou de quelque Muse, contemple son dieu en lui-mcme, dès qu’il a la force de voir le dieu en lui. ENNÉADES – Bréhier: V, 8 (31) – De la beauté intelligible 10
Si nous sommes incapables de nous voir nous-mêmes, mais si, une fois possédés du dieu, nous produisons en nous sa VISION ; si, alors, nous nous représentons à nous-mêmes en voyant notre propre image embellie ; mais si, quittant cette image si belle qu’elle soit, nous nous unissons à nousmêmes, saris plus scinder davantage cette unité qui est tout, unis au dieu présent dans le silence ; si nous sommes unis à lui autant que nous le pouvons et autant que nous y aspirons ; puis si, par un mouvement inverse, nous revenons à nous dédoubler, nous sommes alors assez purifiés pour rester près de lui, si bien qu’il nous est à nouveau présent, dès que nous nous tournons vers lui ; mais de ce retour au dédoublement, nous tirons l’avantage suivant : noirs commençons à avoir conscience de nous-rnèmes, tant que nous sommes différents du dieu ; puis revenant en nous-mèmes, nous possédons à nouveau le tout indivisible ; laissant la conscience, nous revenons en arrière, parce que nous redoutons d’être différent du dieu ; nous retournons là-bas où nous sommes un avec lui ; puis, si nous avons le désir de le voir comme on voit une chose différente de soi, nous nous mettons à nouveau en dehors de lui. Il faut donc, d’une part, le comprendre, en insistant sur la trace qui reste de lui, le saisir par la raison en le cherchant : mais, d’autre part, sachant maintenant en quoi nous entrons, assuré que c’est dans une réalité bienheureuse, il faut que nous nous donnions jusque dans notre intimité; il nous faut, au lieu d’être un voyant, devenir un spectacle pour un autre qui nous voit tels que nous sommes venus de là-bas, et il faut l’éclairer des pensées que nous en rapportons. – Comment donc sommes-nous dans le beau, si nous ne le voyons pas ? – Le voir comme une chose différente de soi, ce n’est pas encore être dans le Beau ; devenir le Beau, voilà surtout ce qui est être dans le Beau. Si donc nous le voyons comme une chose extérieure à nous-mêmes, il ne faut point d’une pareille VISION, à moins que nous ne sachions que nous sommes identiques à la chose vue; il y a alors comme une intelligence et une conscience de nous-mêmes, si nous prenons bien garde de ne pas trop nous écarter de lui, sous prétexte d’augmenter cette conscience. Il faut songer que, chez les malades, les sensations produisent des chocs beaucoup plus forts, au point de diminuer la connaissance intellectuelle, en la heurtant; la maladie nous frappe et nous abat ; la santé, nous laissant au calme, permet bien plus la connaissance de son propre état ; c’est qu’elle préside à notre vie comme un état naturel et qu’elle s’unit à nous ; mais la maladie nous est une chose étrangère, non naturelle, et elle se fait connaître par là même qu’elle apparaît fort différente de nous. Or de ce qui est à nous, nous n’avons pas nous-mêmes sensation : et c’est alors et surtout que nous avons l’intelligence de nous-mêmes, que nous possédons la science de nous-mêmes, que nous nous unissons à nous-mèmes. Là-bas donc, c’est alors que notre savoir est au plus haut point conforme à l’Intelligence, que nous croyons être dans l’ignorance: c’est que nous attendons l’impression sensible, qui, elle, affirme ne rien voir de tout cela : car elle ne voit point, elle ne peut voir pareilles choses : voilà donc ce qui doute de ces choses, c’est la sensation ; et c’est autre chose qu’elle qui est le voyant; et, pour ce voyant, douter de ces choses, ce serait douter de soi-même; car lui non plus, il n’est pas capable de se placer en dehors de lui-mème, pour se voir comme un être sensible, avec les yeux du corps. ENNÉADES – Bréhier: V, 8 (31) – De la beauté intelligible 11