Meunier : SOCRATE ET PRODICOS

Si, faute de renseignements, Protagoras et Gorgias nous apparaissent surtout, dans la vie de Socrate, comme des hommes dont l’autorité plus ou moins bienfaisante constitua un des éléments principaux de l’atmosphère intellectuelle qui fut le propre du temps durant lequel vécut le fils de Sophronisque, nous savons, par contre, que Prodicos fut un de ses amis et de ses familiers. Il naquit à Julis, dans l’île de Céos. Envoyé par ses compatriotes dans la ville d’Athènes en qualité d’ambassadeur, il s’y fixa, croit-on, ou tout au moins y fit de longs et de fréquents séjours. Professeur, comme tous les sophistes, de rhétorique et d’éthique, il exerça, par son enseignement, une influence qui ne fit que s’accroître après lui. Nous ignorons à peu près quels furent ses mérites dans le domaine de la philosophie pure, car ses traités Sur la Nature et Sur la nature de l’Homme ne nous sont point parvenus. Mais, en tant que rhéteur et que grammairien, il avait pris à tâche, dans un Essai de synonymique, de grouper les mots apparentés par leur signification et de les distinguer les uns des autres en indiquant, d’une façon précise, les nuances diverses qui modifiaient leur sens. Quant aux idées morales de cet apôtre de la justesse des termes et de la correction du style, elles semblent avoir été comme la contre-partie de son pessimisme avéré. Grande âme dans un corps chétif et maladif, Prodicos possédait une voix de basse-taille qui résonnait avec une ampleur magnifique. Une poignante émotion s’emparait de tous ses auditeurs lorsqu’il décrivait les misères attachées à la nature humaine, car pour lui les maux de l’existence l’emportaient sur les biens.

— Quel âge, disait-il avec cette voix profonde qui contrastait si étrangement avec sa débile apparence, est à l’abri des maux ? A peine au monde, l’homme, pour saluer la lumière, verse déjà des larmes. C’est en souffrant qu’il commence de vivre, et il n’a, pour exprimer son malaise et faire connaître ses besoins, que le secours inopérant de ses cris. Arrive-t-il, après mille tourments, à sa septième année, les pédagogues l’obsèdent et se plaisent à le tyranniser. Est-il adolescent, les maîtres du gymnase le dressent à coups de verges. Toute sa jeunesse s’écoule sous la tutelle de rudes précepteurs, et il n’échappe aux ennuis de cet âge que pour tomber dans de plus grands soucis. A peine, en effet, est-il parvenu à sa maturité, qu’il faut qu’il se choisisse un chemin dans la vie. Bien plus, c’est le moment pour lui de se mettre en campagne, d’affronter les combats et d’essuyer de douloureuses blessures. Bientôt après, à pas inaperçus, arrive la vieillesse. Elle rassemble sur nous toutes les faiblesses et toutes les misères de notre malheureuse nature. Alors, si vous ne vous hâtez point d’acquitter votre dette en livrant votre vie, la nature prend en gage, telle une inflexible usurière, la vue de l’un, l’ouïe de l’autre, et souvent les deux à la fois. Résistez-vous, elle vous paralyse et vous ôte l’usage de vos membres. Et si elle vous conduit à une extrême vieillesse, elle vous race mène aux jours de votre enfance. Le plus ce grand bien qui puisse nous échoir est de mériter des Dieux d’être affranchis de la ce vie avant de parvenir au seuil du grand ce âge. »

Pour oublier tant de misères, le plus sûr moyen, affirmait Prodicos, est de travailler à se rendre homme de bien. Il pensait, comme Socrate, que tout devient bon quand l’âme est excellente, que le bonheur est une richesse intérieure et le seul apanage d’une conscience lucide et d’une vertu éclairée. Si l’intelligence peut gouverner la vie en nous apprenant à la supporter, elle nous invite aussi à ne point craindre la mort. La mort, en effet, pensait Prodicos, ne nous concerne ni de notre vivant, ni quand nous ne sommes plus. Aussi longtemps que nous vivons, elle n’existe aucunement pour nous, et aussitôt qu’elle existe pour nous, c’est nous qui désormais n’existons plus pour elle.

Malgré donc sa faiblesse, son état maladif et son pessimisme, ce grand et noble sophiste, bien loin de s’endormir et de se confiner dans une muette résignation ou dans un désespoir stérile et impie, prêchait l’effort, exaltait le courage et l’énergie active, et exhortait à l’amour du travail. Son héros préféré était le grand Héraclès.

Héraclès, racontait Prodicos dans un gracieux apologue familier à Socrate, ayant quitté l’enfance, arrivait à cet âge où les adolescents, devenus leurs maîtres, s’interrogent et examinent s’ils suivront, dans le cours de leur vie, le sentier du vice ou celui de la vertu. Retiré dans une solitude, il se reposait et se demandait, comme au carrefour de deux voies inconnues, quelle route choisir. Deux grandes dames tout à coup se montrèrent à ses yeux. L’une, d’un air décent et de noble origine, avait un corps brillant de netteté, des yeux pleins de pudeur, des gestes réservés et une robe blanche. L’autre semblait avoir été vêtue par le libertinage. Le teint fardé, comme une courtisane, de vermeil et de blanc, elle raidissait son buste pour ajouter à la hauteur de sa taille et apparaître plus droite. Ses yeux agrandis étincelaient d’impudence. Souvent elle se considérait, observait si on la regardait, et se retournait même pour contempler son ombre parfumée. Comme elles s’approchaient, la première avançait toujours d’un pas égal; mais la seconde, désireuse de devancer sa rivale, se mit alors à courir.

— O Héraclès, dit-elle en l’abordant, je te vois incertain du chemin que tu dois suivre dans le voyage de la vie. Si tu fais de moi ton amie, je te conduirai par la voie la plus douce et la plus agréable ; tu goûteras tous les plaisirs et tu vivras exempt de toutes peines. Sans te soucier des guerres ou t’importuner des affaires, tu n’auras d’autres soins que de vivre en cherchant quelle est la nourriture ou la boisson la meilleure. Sans t’occuper du lendemain, tu n’auras qu’à vivre chaque jour selon l’agrément qui charmera davantage tes yeux ou tes oreilles. Toutes les jouissances te seront permises et offertes, sans que jamais tu aies à craindre que les moyens d’être heureux ne viennent à te manquer. Je ne te réduirai jamais à la nécessité de travailler pour te les procurer. Tu profiteras du travail des autres. Pour mes amis, en effet, tout gain est légitime. Aucun scrupule ne les arrête jamais; leurs désirs sont des ordres, et tout ne sert ici-bas qu’à leur utilité. »

Héraclès, après l’avoir écoutée :

— O femme, dit-il, quel est ton nom?» Et celle-ci de répondre :

— Mes amis m’appellent la Félicité. Mes ennemis, l’Immoralité. »

La seconde femme alors s’approcha, prit la parole et dit :

— Et moi aussi, Héraclès, dans le désir de t’arracher à ton inquiète hésitation, je viens à toi. Je connais les auteurs de tes jours et je sais par quel heureux naturel s’est signalée ton enfance. Si tu prends la route que je t’indique, tu ne tarderas pas à faire de grandes choses et je recevrai de ta gloire un nouvel et plus brillant éclat. Je ne t’abuserai point en te promettant des plaisirs, mais je te montrerai ce que les Dieux exigent de ta puissante nature. Sache donc que tout ce qu’il y a de beau et de bon dans le monde ne se peut point acquérir sans travail et sans peine. Le ciel ne nous concède rien sans que nous fassions effort pour l’obtenir. Veux-tu que les Dieux te soient propices et favorables? Honore-les. Désires-tu être aimé de tes amis? Attire-les par des bienfaits. Veux-tu qu’une cité t’honore et que la Grèce entière admire ta vertu? Efforce-toi de rendre service à la Grèce et d’être utile à la cité dont tu recherches l’estime. Désires-tu que la terre te fournisse d’abondantes récoltes? Cultive-la. Espères-tu t’enrichir en élevant des troupeaux? Il faut t’astreindre à soigner ton bétail. Ambitionnes-tu la gloire militaire? Étudie l’art de la guerre, endurcis-toi et ne redoute pas les périls des combats. Projettes-tu, enfin, de faire de ton corps le valide instrument d’une saine pensée? Travaille à l’assouplir par la sueur et la fatigue.

— Entends-tu, Héraclès, reprit alors l’Immoralité en interrompant sa rivale, le long et dur chemin que te propose cette femme pour te conduire au bonheur? Je puis, moi, te mener à la félicité par une route fleurie, moins longue et plus aisée.

— Malheureuse, dit alors la Vertu, quels biens possèdes-tu? Quels plaisirs connais-tu, toi qui ne sais rien faire pour parvenir à les goûter? Tu es rassasiée avant que de conte naître le piquant du désir. Parce que tu te manges sans faim, tu as besoin de cuisiniers. Pour boire avec plaisir, il te faut des vins de grand cru, des coupes rares et de la glace en été. Tu ne saurais trouver le bienfaisant sommeil sans te reposer sur une te couche moelleuse, car ce n’est point pour avoir travaillé que tu cherches à dormir, te mais simplement parce que le temps te pèse te et que tu n’as rien à faire. Bien que tu sois immortelle, les Dieux t’ont chassée de leur céleste compagnie, et sur la terre les honnêtes gens te méprisent. Tu n’as jamais ente tendu la plus belle des louanges, celle qui et nous vient de nous-mêmes, et que notre conscience, après un noble effort, se décerne à elle-même. Tu n’as jamais joui du plus beau des spectacles, puisque jamais de toi-même tu n’as fait œuvre bonne. Il faudrait avoir perdu tout jugement pour croire à tes paroles et grossir le troupeau de ceux que tu égares. Tu rends sans vigueur, en effet, ce le corps des jeunes gens, et l’âme des vieillards est hébétée par toi. Pour moi, j’habite avec les Dieux et chez les hommes de bien. Ici-bas et ailleurs, rien de beau ne se fait sans mon intervention. Je suis pour l’artisan ce une compagne économe. Le père de famille ce trouve en moi la fidèle gardienne de son ce foyer. Aide et soutien du laborieux serviteur, je suis aussi l’auxiliaire du guerrier ce valeureux. Sans grands apprêts, mes amis ce font des repas qu’assaisonne un robuste appétit. Le sommeil leur est plus doux qu’à ce ceux qui ne se fatiguent point. Jeunes, ils ce ont le plaisir d’être loués par les vieux; ce vieillards, ils jouissent du respect de la saine ce jeunesse. Par moi seule, ils sont aimés des ce Dieux et honorés par leurs concitoyens. Puis, quand arrive pour eux, aussi tard que ce possible, le terme de l’existence, ils meurent ce sans regrets et ne demeurent point oubliés ce chez les Morts. Leur mémoire continue de ce fleurir dans les âges sans fin. Crois-moi, ce Héraclès ; tu peux, par d’illustres travaux, ce et en suivant la route que je t’indique, acquérir la plus grande et la plus certaine des ce félicités dont tu puisses jouir. »

Depuis ce jour, Héraclès, jusqu’au bûcher de l’Œta, suivit sans la Vertu. Socrate, à moment d’avaler la ciguë, ne s’en écarta point.

,