PROTAGORAS naquit en Thrace dans la ville d’Abdère. Tout jeune, il avait dû être en rapport avec Leucippe et Démocrite. Pour ces deux esprits forts, qui substituaient à la conception d’un principe ordonnateur et directeur du monde la seule idée du Hasard, la genèse des êtres et des choses était un pur accident. Tout avait été arrangé et combiné par le jeu fortuit des atomes qui, identiques de nature, ne différaient entre eux que par le volume, le poids et la forme. Entraînés par une chute incessante, ils s’accrochaient les uns aux autres, s’agrégeaient par fortune, formaient mille combinaisons d’où résultaient tous les corps qui existaient dans la nature.
Protagoras pourtant ne paraît pas s’être longtemps attardé à la recherche des causes tendant à expliquer l’origine du monde. Comme Socrate, il préféra s’occuper des hommes, et s’intéressa non point à tout savoir, mais à bien connaître ce qui importe à la vie et au bonheur immédiat. Il se mit, avant trente ans, à voyager de ville en ville. Sa magique voix enchantait et charmait tous ceux qui l’écoutaient. Sa réputation devint considérable; et, la renommée| aidant, son enseignement en arriva à être si recherché, que la jeunesse athénienne était tout en émoi quand lui parvenait la nouvelle de l’arrivée de ce maître.
Un jour, nous raconte Platon, dans la demi-obscurité du petit jour, un jeune homme d’excellente famille, Hippocrate, vint avec son bâton frapper violemment à l’entrée du logis de Socrate. Dès que la porte fut ouverte, il se précipita dans la chambre où reposait le fils de Sophronisque; et, en lui tapant sur les pieds :
— Socrate, dit-il, dors-tu? Sais-tu la grande nouvelle?
— Qu’y a-t-il donc? demanda Socrate. Pourquoi viens-tu m’éveiller à cette heure?
— Pour le plus grand des bonheurs. Protagoras est ici. Il est arrivé depuis hier. Lève-toi vite; allons ensemble le trouver, car j’ai hâte d’être présenté par toi au plus éloquent des hommes. »
Socrate se leva; et, accompagné d’Hippocrate, il se dirigea vers la maison de Callias, fils de Périclès et hôte fastueux de ce fameux sophiste. Comme ils n’osaient l’un et l’autre se présenter et frapper à pareille heure à la porte, ils attendirent, en se promenant et en conversant, que le jour vînt. Quand le soleil fut levé et que le portier, déjà sollicité par de nombreux et de moins délicats visiteurs, eut consenti à leur ouvrir, ils trouvèrent, accompagné du maître de la maison et des deux autres fils du grand Périclès, Protagoras se promenant et devisant sous le somptueux portique de cette riche demeure. Derrière eux, l’oreille tendue pour écouter, marchait la troupe de ces étrangers que l’Abdéritain, comme Orphée, entraînait après lui par la magie de sa voix. Quelques Athéniens se mêlaient avec eux. Ce qui frappait surtout, c’était de voir avec quelle déférence respectueuse et distante cette foule d’admirateurs marchait toujours derrière le cygne d’Abdère. Evitant avec soin de se trouver devant lui et de gêner sa marche, toute cette suite obséquieuse, dès que le maître, avec sa compagnie, retournait sur ses pas, s’écartait à droite et à gauche; puis, dès qu’il avait fait demi-tour, se remettait à le suivre dans un ordre parfait.
Que venait donc chercher près de Protagoras la jeunesse d’Athènes ? Aspirant à tenir un rang illustre dans l’État, la plupart des j fils de famille croyaient que le meilleur moyen d’y parvenir était de se former aux leçons de ce maître. L’enseignement de Protagoras, en effet, comme celui de tous les sophistes, tendait à préparer à la vie pratique et à l’activité politique. Et l’Abdéritain y préparait d’autant mieux que son savoir était universel, sa méthode excellente et son enseignement glein de chaleur et d’intérêt. Son influence fut énorme. Périclès lui demanda des lois pour la ville de Thurium. Euripide lui emprunta des lumières; et Thucydide lui-même, en écrivant son histoire, se souvint des procédés d’exposition, de discussion et de démonstration de ce formidable rhéteur. Il gagna, dit-on, en professant l’art oratoire, la jurisprudence, la morale et la politique, plus d’argent que Phidias et que dix sculpteurs aussi doués que lui. Toutefois sa délicatesse était grande en matière d’honoraires.
— Voici, dit-il lui-même, comment j’arrive à fixer mon salaire et à le percevoir. Quand un jeune homme a appris près de moi tout ce qu’il désirait, il me donne, s’il le peut, la somme que je lui propose. S’il la trouve trop forte, je le conduis dans un temple, et là, après avoir pris la divinité à témoin, je lui demande de fixer lui-même le prix de mes leçons. »
Il ne nous reste rien de tous les écrits de Protagoras. A l’âge de soixante-dix ans, il fit, chez Euripide, la lecture d’un livre qu’il avait composé Sur les Dieux. Un des auditeurs, étonné des audaces de ce sage, qui prétendait que nous ne pouvons rien savoir que par rapport à nous-mêmes et que la connaissance des Dieux échappe à notre raison, porta contre lui une accusation d’impiété. Son livre fut condamné. Les exemplaires qui en avaient été répandus furent recherchés et brûlés. Protagoras, pour éviter sans doute d’autres peines, quitta le sol de la Grèce et projeta de se rendre en Sicile. Mais, en cours de route, son vaisseau fit naufrage et engloutit ce sage dans les flots.
Vers l’an 427, une députation des villes siciliennes arriva dans Athènes. Elle désirait obtenir de la cité de Pallas aidé et protection contre la riche et inquiétante Syracuse. Le principal orateur de cette délégation était Gorgias de Léontini. Quand ces ambassadeurs eurent exposé leur mission au Conseil des Cinq-Cents, ils furent conduits par les Prytanes à l’assemblée du peuple pour y plaider leur cause. Gorgias alors parla avec tant d’art que le secours fut voté. Jamais, depuis Périclès, une parole aussi puissante que celle de cet orateur de Sicile n’avait fait entendre aux oreilles athéniennes une mélodie comparable. Ce grand rhéteur, en effet, avait reçu de la nature une voix harmonieuse, un extérieur imposant qu’il savait encore rehausser par une mise brillante. Son éloquence, fleurie et colorée, tantôt enchaînait l’âme par la grâce enveloppante de ses périodes rythmées, tantôt la soulevait par la hardiesse imprévue de ses antithèses savamment balancées, de ses métaphores ingénieuses et de ses éblouissantes images. Jouteur intellectuel éclatant, il contribua plus que tout autre à enrichir le vocabulaire oratoire, et à faire entrer la poésie dans ces jeux dialectiques qui visaient à former ces athlètes de l’esprit destinés à lutter les uns contre les autres dans l’arène de la vie politique. Le triomphe qu’il remporta, lorsqu’il vint pour la première fois dans la cité de Pallas, exerça une influence profonde sur la rhétorique athénienne. Tout au cours de sa longue carrière, Gorgias devait revenir plusieurs fois dans l’Hellade, et les succès qu’il remporta, tant à Delphes qu’à Olympie, lorsque de magnifiques fêtes y amenaient un grand concours de peuples, ne le cédèrent en rien à son premier triomphe. Chaque fois, sa parole agissait comme une musique enchanteresse et prenante. Il vécut, dit-on, cent neuf ans. Jusqu’au dernier moment, il ne perdit rien de son incroyable vigueur intellectuelle. Partisan du patriotisme de race plutôt que de cité, il ne cessa, au milieu des dissensions intestines des Hellènes, de leur prêcher, pour une cause plus noble, la concorde et la paix.
— Visez à conquérir, leur disait-il, non point les villes de l’Hellade, mais les pays des Barbares… Les victoires remportées sur les Barbares appellent des chants de triomphe; celles que les Grecs gagnent sur des Grecs entraînent des chants de deuil. »
Touchant au terme de sa longue carrière, il fut pris d’une maladie qui lui causait un assoupissement continuel. Un de ses amis vint le voir et lui demanda comment il se trouvait :
— Je sens, dit en souriant ce grand sage, que déjà le sommeil commence à me remettre à son frère. »