Excertos de Jean Borella, “Le mystère du signe”
Au reste, ce ne sont pas seulement Pythagoriciens et Egyptiens qui font usage du symbolisme, et d’un symbolisme dont Jamblique nous présente, on vient de le voir, une doctrine complète et parfaitement ordonnée. Ce sont tous les Anciens, ainsi que le déclare Plutarque, un siècle avant Jamblique, en en soulignant, lui aussi, la finalité essentiellement rituelle : « Chez les Anciens, Grecs aussi bien que Barbares, la science de la nature (physiologia) se présentait sous la forme d’un exposé physique caché dans des mythes (…) Voilà qui apparaît avec évidence dans les poèmes orphiques, les légendes égyptiennes et phrygiennes. Mais ce sont surtout les liturgies d’initiation aux mystères et les rites symboliques des sacrifices qui manifestent la pensée des Anciens »1.
Cette dernière remarque est importante en ce qu’elle affirme clairement l’affinité profonde du symbolisme et de la liturgie. Comme nous le verrons, si le symbolisme sacré trouve son fondement dans le symbolisme naturel du monde sensible, c’est dans le rite qu’il atteint son véritable accomplissement et réalise son essence ; en somme la véritable herméneutique c’est, non pas la glose qui dégage la signification intellectuelle d’un symbole, mais l’action rituelle qui fait entrer le symbole dans l’ordre sacramentel2.
Au demeurant, les quelques exemples que nous avons donnés suffisent à montrer combien le mot symbolon (et ses dérivés) était apte à caractériser, pour les Grecs, aussi bien la nature « iconique » du monde sensible, que la signification ésotérique du langage des formes culturelles du sacré que révèle une herméneutique appropriée3, et que la dimension mystique et divine des liturgies et des sacrifices.
Il est vrai qu’il n’est pas le seul, et qu’on rencontre souvent, pour les mêmes usages, le terme d’allégorie, d’allégorique et d’allégoriquement. C’est précisément ce que nous allons brièvement examiner maintenant en étudiant quelques textes des traditions juive et chrétienne de langue grecque.
Plutarque, Ex opere de Daedalis Plateensibus I, ed. Beraardakis, p. 43, 3-13 ; (ce texte n’existe qu à l’état de fragment chez Eusébe, cité par Pépin, Mythe et Allégorie, p. 184). ↩
Cette prééminence de la dimension rituelle dans le symbolisme sacré est telle qu’elle entraîne même dans son orbe le symbolisme à finalité didactique. Ainsi les mythes ne doivent pas seulement faire l’objet d’une exégèse qui en dégage la signification cognitive, mais ils sont par eux-mêmes, dans leur récitation, et indépendamment de toute compréhension mentale, un acte rituel, une véritable invocation, parce qu’ils imprègnent la mémoire et la langue d’une forme sacrée douée par elle-même d’une vertu divine et déifiante. C’est exactement ce que déclare Proclus à propos des mythes platoniciens : « la valeur de ces mythes n’est pas éducative, mais mystique» (In Rempublicam, I, 84) ils constituent « une invocation sacrée et symbolique » (ibidI, 84). « Il y a en eux, dit J. Trouil-lard, une vertu secrète qui, telle une initiation, entraîne vers la divinité l’âme convenablement préparée » (Proclos, Eléments de Théologie, Aubier, 1965, p. 41). N’oublions pas – nous y reviendrons – que la lecture de la Bible (Ancien et Nouveau Testament) était considérée comme un sacrement à l’époque de saint Augustin. ↩
Signalons par exemple qu’un traité (perdu) de Proclus, consacré à l’exégèse allégorique des mythes, s’intitulait Péri ton muthikon symbolôn (Proclus, Théologie platonicienne, Livre I, texte établi et traduit par H.D. Saffrey et L.G. Westerrinck, Introduction, Paris, Belles Lettres, 1968, p. LVII). Symbolon et symbolihôs sont d’ailleurs les termes techniques à l’aide desquels Proclus désigne chez Platon le mode d’exposition mythique. Au chapitre 4 du livre I de la Théologie platonicienne, il distingue quatre modes d’exposition : « tantôt d’une manière divinement inspirée, tantôt d’une manière dialectique (…), tantôt d’une manière symbolique (…), tantôt c’est à partir des images qu’il remonte jusqu’aux principes indicibles ». Exemple de l’inspiration divine le Phèdre ; de la dialectique : le Sophiste ; du symbolique : le mythe du Gorgias « qui n’est pas seulement un mythe, dit Proclus, mais aussi un argument philosophique ». Et il poursuit : « Dans le Banquet (…), dans le Protagoras (…) c’est d’une manière symbolique qu’il cache la vérité au sujet des principes divins ». Quant aux images, il s’agit d exemples mathématiques, physiques ou éthiques. Et plus loin il précise : « Le (…) mode d’exposition qui vise à révéler les principes divins au moyen des symboles est celui d’Orphée, et d’une manière générale il est propre à ceux qui mettent par écrit les mythes divins ». La différence entre image et symbole équivaut à peu près à la différence entre symboles naturels et symboles culturels. ↩