La tradition philosophique assimile Platon à la figure du nomothète dans la lecture, le commentaire et l’usage qu’elle fait de son œuvre. Platon y est avant tout considéré comme l’instituteur des mots, le législateur des termes dont l’évidence a marqué toute l’histoire de la philosophie. Pourrait-elle s’écrire en dehors des termes platoniciens, qu’elle les reprenne ou les critique ? A jamais l’ousia vient brouiller la distinction sereine de l’essence et de l’existence, l’eidos hante l’eidétique, l’idea légitime tous les idéalismes ; autant de concepts qui, sans conteste, témoignent par leur fortune de la veine nomothétique de Platon. Toutefois, la disponibilité des termes platoniciens, la familiarité qu’ils tolèrent, occultent la deuxième figure à l’œuvre dans le Cratyle, celle du dialecticien, en dehors de laquelle la production du nomothète perd toute signification. Héritière du lexique, des outils, la tradition le fut. Mais que fit-elle du dialecticien ? Reconnu comme praticien de «la science la plus haute», il a vécu des jours glorieux et posé la pierre angulaire de l’édifice du platonisme. Mais à raturer, secondari-ser le rôle régulateur et normatif qu’il joue par rapport au nomothète, l’on oublie la leçon du Cratyle, selon laquelle seul celui qui sait user du mot-outil dans l’art de la dialectique peut rendre compte du mot lui-même, l’arracher à l’érosion de l’usure. Le texte platonicien, tissé, tramé selon nomothétie et dialectique, ne sort pas indemne d’une lecture qui prétend les disjoindre et se dérobe à toute prise qui tente de faire l’économie de cette articulation. Aussi, plus qu’une «seconde navigation» est-ce un «retour amont» qu’il faut engager, en se gardant du mythe d’une quelconque Atlantide, de toute illusion archéologique. Le continent platonicien nous aveugle de sa trop grande familiarité et se livre seulement au marcheur qui sait éprouver ses failles, ses soulèvements et ses plis. La dialectique n’est-elle pas elle-même marche (poreia) (République VII 532 b), mais aussi démarche, (6) allure à laquelle se reconnaît l’homme libre ? Du texte de Platon il s’agit donc de retrouver l’étrangeté, d’éprouver la singularité conceptuelle.