Dans l’histoire de l’exégèse allégorique, Plutarque occupe un rang considérable1. Il a soulevé les problèmes qui la concernent à maintes reprises et dans maints dialogues, comme on vient de le voir ; aux dialogues cités plus haut, il faut ajouter le fragment sur Les fêtes de Dàedala et le traité Sur les oracles de la Pythie, dans lequel il réfléchit, en qualité de prêtre d’Apollon, sur la formulation obscure de certains oracles du dieu et le sens de leurs allégories (ch. 25, 407 E). Cependant, le de Iside est, à coup sûr, le plus étendu des ouvrages de Plutarque où s’applique la méthode allégorique.
Dans son entreprise, Plutarque n’était pas un novateur, mais l’héritier d’une longue tradition hellénique, car la méthode de l’exégèse allégorique remonte loin, jusqu’aux premiers philosophes, et il semble bien d’ailleurs qu’elle soit connaturelle à l’esprit grec, qui a toujours eu beaucoup de goût pour le mythe, lequel inclut par lui-même déjà l’idée d’un arrière-plan et recèle plus ou moins du mystère. L’exégèse allégorique est née de la grande crise religieuse qui secoua la conscience hellénique au moment où naquit la philosophie. La réflexion philosophique, en effet, ne tarda pas à susciter un conflit entre les exigences de la pensée rationnelle et les données, comme les démarches, de la pensée « primitive » véhiculée par les mythes. Soit qu’on voulût les liquider purement et simplement, soit qu’on eût le désir de les sauver, de toute façon les mythes ne pouvaient plus être acceptés tels quels. Ceux qui voulaient les sauver, furent obligés de leur trouver un sens différent de celui qu’ils offraient dans leur littéralité, d’y trouver un sens caché capable de satisfaire la raison. La recherche s’exerça principalement sur les mythes transmis par Homère et Hésiode ; elle commença au vie siècle avec les Présocratiques, et l’exégèse allégorique se constitua formellement avec Théagène de Rhégion (VIe siècle), Anaxagore, Démocrite, les Sophistes et les Cyniques. Elle acquit son plein développement avec les Stoïciens qui poussèrent très loin l’effort de rationalisation scientifique des mythes; après eux, l’allégorisme continua de se pratiquer de plus en plus parmi les historiens comme Évhémère, Paloephatos, Diodore et Strabon, et chez les Néo-platoniciens et les Néopythagoriciens.
C’est entre les épigones de l’exégèse stoïcienne et les premiers néoplatoniciens que se situe Plutarque. On trouve dans le de Iside une récapitulation de presque toutes les formes de l’exégèse allégorique constituées antérieurement : l’exégèse physique, qui voit sous le vêtement des mythes et des dieux des réalités d’ordre physique, concernant les éléments du monde ou son organisation ; exégèse illustrée par les Stoïciens, mais qui remonte, par delà ceux-ci, à la philosophie présocratique dont elle est en dépendance; l’exégèse historique, qui remonte aux Sophistes, très en honneur dans l’école aristotélicienne, spécialement chez Paloephatos, et qui ne veut voir dans les mythes et les dieux que des faits et des personnages de l’histoire du monde, mais déformés par le merveilleux et mal interprétés : la forme la plus aiguë de cette exégèse, réductrice du surnaturel, fut mise en ouvre par le célèbre Évhémère ; si l’on ne trouve pas dans le de Iside l’exégèse psychologique et morale qu’on rencontre dans d’autres traités et dialogues2, en revanche on y trouve développée très longuement l’exégèse mystique, d’inspiration platonicienne, dont le plein épanouissement aura lieu au siècle suivant chez les Néo-platoniciens et les Néo-pythagoriciens, et qui voit dans les mythes et les dieux des symboles des réalités spirituelles les plus hautes.
C’est celle-ci — qu’il défend pied à pied contre les exégèses matérialistes, l’historicisme d’Évhémère et le physicisme des Stoïciens — qui caractérise en profondeur Plutarque et qui commanda, on va le voir par la suite, la démarche et le plan de tout l’exposé du traité.
Sur l’exégèse allégorique en Grèce, on a la dissertation, déjà ancienne et très incomplète, d’Anne Bâtes Hersman, Studies in greek allegorical Interprétation, Chicago, 1906 ; qui, en dépit de son titre, s’occupe surtout de Plutarque ; le livre, toujours excellent, de P. Decharme, La critique des traditions religieuses chez les Grecs, Paris, 1904 (non utilisé par Hersman) et, maintenant, deux ouvrages fondamentaux dans lesquels on trouvera la bibliographie antérieure : F. Buffière, Les mythes d’Homère et la pensée grecque, Paris, 1956, et J. Pépin, Mythe et allégorie, Paris, 1958. Tous ces ouvrages ont un chapitre réservé à Plutarque. Enfin, A.-J. Festugière a étudié, dans un cours professé à Paris, L’exégèse allégorique dans le « De Iside » de Plutarque, Ann. ÉPHË, 5e sect., 1960-1961, 104-105. ↩
Ainsi le mythe du démembrement d’Horus symbolise le démantèlement de la structure psychique de l’homme dans le de libid. et aegritud., 6, 4-5. Cf. supra, 102 ss. ↩