Héritier de la philosophie grecque tout entière, et devenu maître, par un travail opiniâtre, de tout son héritage, Proclus a légué à son siècle et aux âges suivants une doctrine complète et arrêtée, qui est en même temps le dernier mot du platonisme, et un immense répertoire des opinions de tous les philosophes. Comparer son système aux doctrines antérieures de la philosophie grecque, montrer ce qu’il leur emprunte, comment il le modifie, et ce qu’il y ajoute; signaler ce qu’il renferme de vrai, apprécier sa part dans l’oeuvre commune de la science; ce serait une tâche magnifique, et un travail d’autant plus utile, que Proclus est peut-être de tous les philosophes celui que les historiens de la philosophie ont le plus négligé, ou le plus dédaigné. Je n’ai point voulu m’imposer une tâche trop au-dessus de mes forces ; je n’essaierai, ni de comparer Proclus à ses devanciers, ni de juger sa valeur absolue ; j’essaierai seulement d’exposer sa doctrine, et de reconstruire l’édifice dont il a laissé, je le crois, tous les matériaux, quoique dans un désordre qui ne permet pas de les apercevoir d’un coup d’œil. Je n’ai d’autre ambition que celle d’être exact, je n’ose pas dire complet; et je prends courage en songeant que la première, et peut-être la seule qualité qui soit ici nécessaire, c’est la patience.
Des nombreux écrits de Proclus qui nous sont parvenus, aucun n’est consacré à exposer l’ensemble de sa doctrine : seulement la Théologie selon Platon contient, sous forme symbolique, la Théodicée de l’auteur presque tout entière ; et dans les Éléments de théologie, les théorèmes sont disposés à peu près dans l’ordre où l’on a besoin de les rencontrer, pour reconstruire le système. Ce sera donc en réunissant des passages divers, en les comparant et en les discutant, que nous établirons toute la suite de la philosophie de Proclus : méthode périlleuse sans doute mais par laquelle Proclus lui-même a cru retrouver avec certitude la doctrine de Platon ; et qui n’aura pas ici, je l’espère, de graves inconvénients, parce que les textes sont aussi nombreux qu’explicites.
PRELIMINAIRES.
I. Il y aune science philosophique — Quelle est cette science, et quelle place elle occupe dans le développement humain. — Comment on s’y prépare.
Dans toute recherche, on doit commencer, selon Aristote, par constater l’existence de l’objet de la recherche; immédiatement après, il faut s’occuper de sa nature. Proclus recommande cette méthode; toutefois il remarque, et avec raison, ce me semble, qu’avant de se demander si une chose existe, il est nécessaire d’en avoir une certaine connaissance : notion confuse, incomplète, qui ne dispense point d’examiner la question de nature, mais qui permet de résoudre la question d’existence.
Y a-t-il une science philosophique? Plusieurs en doutaient, au temps de Proclus : « Il me semble, disait-il à son ami Théodore, qu’à force d’avoir entendu Socrate répéter qu’il ne savait rien, se moquer de ceux o qui prétendaient tout savoir, déclarer que plus on s’éloigne de l’affirmation, plus on s’approche de la vérité, prouver aux sciences les mieux reconnues qu’elles n’étaient pas de véritables sciences, tu en es venu à douter que nous puissions aucunement connaître la vérité, à croire que seulement nous pouvions rêver la connaître (3)! » Mais il n’engage pas à ce sujet une polémique sérieuse : « Si nous ne pouvons rien savoir, dit-il, nous ne pouvons pas plus nier qu’affirmer. »
Il ne s’échauffe pas davantage contre ceux qui ne voyaient dans la science de l’arménide, comme dans celle de Socrate, qu’un art de parler sans rien dire. II s’en tient à la défense de Socrate : ce sont propos d’ignorants. Et néanmoins il avoue que la dialectique étant comme l’enseigne Platon, une branche de l’éristique, la multitude légère a pu s’y tromper.
L’âme peut-elle ici-bas s’élever à la contemplation des êtres, enchaînée qu’elle est dans sa lourde prison ? Dans les entretiens secrets de Platon avec ses disciples, la question avait été soulevée ; mais la discussion , s’écrie Proclus, ne dut pas être longue ! Et il cite les passages où l’opinion de Platon à cet égard se montre à découvert : ici, c’est un coryphée parlant du ciel et des astres, et recherchant la nature de tous les êtres ; là , ce sont des hommes s’élevant, par la dialectique, jusqu’à l’idée du bien absolu.
Il est donc évident pour Proclus qu’il y a une science philosophique ; et ce point ne lui parait pas susceptible d’être sérieusement contesté ; mais quelle est cette science ?
Nous sommes entourés d’un monde qui nous est révélé par les sens, monde instable et jamais identique à lui-même ; les impressions qu’il fait sur nous sont mobiles comme lui, vaines et trompeuses; de là naissent en nous ces désirs impurs, qui nous entraînent, tantôt vers des plaisirs déraisonnables tantôt vers des actions peu sensées on contradictoires. Ce monde, avec sa mobilité, ses futiles apparences, son désordre et ses séductions impies, ne peut être l’objet d’ancune science ; à plus forte raison de la science philosophique.
Au dessus de la sensation et des images qu’en s’évanouissant elle dépose dans les âmes, nous reconnaissons ces notions vagues dont on ne sait rendre compte , mais que la multitude accepte aveuglément, et que les sophistes combinent habilement; ce n’est là qu’un empirisme, la sensation, l’imagination y paraissent encore ; ce n’est point la science philosophique.
Allons plus loin. Ne parlons plus de ces idées qui sont venues dans l’âme à la suite de la sensation, et qui ne représentent que le sensible, c’est-à-dire le variable. Nous savons que l’âme parvient à s’en dégager, et, s’élevant jusqu’au raisonnement, pose des principes, et en tire les conséquences nécessaires ; elle fait mieux encore : elle conçoit que ces parties dispersées ont quelque chose de commun ; elle réunit, elle distingue ; elle manifeste le point de départ, d’où les démonstrations ont fait jaillir tout le reste : il est clair qu’ici nous avons une science. De cette nature sont l’arithmétique, la géométrie, etc. Mais les principes ont été admis sans être vérifiés; les conclusions qu’on en tire sont évidentes, mais les principes eux-mêmes sont obscurs et incertains. Ce n’est point encore la science, ce n’est point la philosophie.
Mais n’y a-t-il dans l’âme d’autres connaissances que la sensation si fugitive, l’opinion si trompeuse, le raisonnement et ses procédés, incapables de rien fonder par eux-mêmes? « Il y a un autre mode de connaissance, plus simple que les trois autres, puisqu’il n’exige l’emploi d’aucune méthode, de l’analyse ni de la synthèse : l’âme, par une simple intuition, atteint la vérité, la voit de ses propres yeux, pour ainsi dire,… c’est ce que veut dire Aristote, lorsqu’il constate l’intelligence qui est dans l’homme, et la définit : ce par quoi nous pouvons définir. Proclus nous signale ici la conception, noesis. Or la noesis n’est pas une simple notion, phyle gnosis, notion de l’accident ou du phénomène; elle atteint les essences. Nous voilà parvenus dans la région de l’intelligible, à la sommité de la pensée ; nous sommes dans le vrai domaine de la philosophie. Elle part de la définition, que lui donne la conception; et l’objet de sa recherche, c’est l’être, l’être sous ses deux points de vue, de cause et de substance. Elle est, en un mot, la conception persistante et uniforme des universels.
Tel est ce qui, dans la philosophie, est purement philosophique ; mais le raisonnement, l’analyse et la synthèse, tous les procédés des sciences ne lui sont point étrangers : noesis meta logou, dit Proclus, après Platon. Ces deux facultés lui sont en effet nécessaires, pour contempler et l’ordre du monde et sa cause invisible, ce qui est le propre d’une science parfaite. Et c’est ce que Proclus répète sous une autreforme, lorsqu’en appelant dialectique inférieure, celle de Zenon, qui argumente ; dialectique supérieure, celle de Parménide, qui contemple les êtres; il les approuve toutes les deux.
Mais ce serait s’abuser, que de se croire parvenu, avec la philosophie, au terme du développement humain. C’est l’erreur d’Aristote, qui n’a rien vu au-delà de l’intuition des premiers principes de la science. Platon nous apprend (il le tenait lui-même des théologiens) qu’avec la connaissance intellectuelle, il y a une opération de l’âme plus élevée encore et plus vénérable : l’âme se ferme à la science, se fait muette et silencieuse à l’intérieur, s’enveloppe dans son repos, se fait une pour contempler, que dis-je ? pour être l’unité divine, dans laquelle ainsi elle parvient à s’absorber tout entière. Elle connaît alors, comme les dieux connaissent, d’une manière qui ne peut s’exprimer en langage humain, c’est-à-dire par la vertu même de l’Unité, qui est devenue son essence. Cette opération vraiment divine, c’est l’enthousiasme, la contemplation, qui est supérieure à toute philosophie, mais à laquelle on ne saurait s’élever, si l’on n’est philosophe.
Ainsi, pour ne plus parler des idées venues par la sensation, et des opinions acceptées sans motifs, la philosophie est supérieure à toute collection d’idées légitimées par le raisonnement, réunies en un corps, ayant acquis valeur de science, mais dont l’ensemble est fondé sur des principes qui n’ont pas été vérifiés parce que la science, avec les seuls moyens qui lui sont propres, ne saurait aller jusque là. Elle est inférieure à celte lumière céleste et ineffable, où l’âme peut quelquefois atteindre, lorsque, dans le silence des passions et de la raison même, elle devient, non pas seulement essence, mais unité pure, et s’identifie avec Dieu. La philosophie est donc la région moyenne du perfectionnement de l’âme.
En distinguant la philosophie de ce qui n’est pas elle, en montant par degré des connaissances les moins dignes de ce nom jusqu’à celles qui revendiquent le titre de sciences, et enfin jusqu’à la science philosophique elle-même, nous n’avons pas seulement établi quelle est la nature et le rang de la philosophie, nous avons montré en même temps quelle route le jeune adepte doit suivre pour y parvenir. Car d’oser l’aborder sans aptitude et sans préparation, ce serait folie. « Chez la plupart des hommes, dit Proclus, empruntant les paroles de l’étranger d’Élée, les yeux de l’âme ne peuvent supporter la contemplation de la vérité. »
Anciennement, c’était par des signes cherchés dans l’extérieur corporel, que les pythagoriciens reconnaissaient si le disciple qui venait à eux pouvait atteindre à une vie supérieure. Car la nature, qui fait les corps pour les âmes, donne à celles-ci des organes qui leur conviennent; le corps est, en quelque sorte, une image de l’âme, et en laisse apercevoir les propriétés à qui est doué d’une pénétration suffisante.
Le disciple de Proclus qui a écrit sa vie, Marinus, énumérant les perfections de son maître, nous apprend qu’on trouvait en lui toutes les qualités dont la réunion constitue la capacité philosophique, et il cite : la facilité, la mémoire, l’élévation d’âme, la grâce, l’amour et le discernement de la vérité, de la justice, du courage et de la tempérance. L’homme qui aura ces dispositions naturelles devra rompre sans délai avec la vie extérieure ; elle ne peut offrir que trouble et que misère ; les richesses, les amis, les honneurs ne sont pas des biens véritables ; ils n’en sont que la vaine ombre. Il devra aimer le silence, qui est le symbole du mépris que l’on a pour le monde matériel. Il devra enfin pratiquer la vertu : sans cela il ne parviendrait point à parler la langue des sages.
Pour s’affermir dans cette voie, pour s’éloigner du sensible et s’approcher de l’intellectuel, rien de plus utile que l’étude des mathématiques ; elles élèvent l’esprit et le stimulent en même temps ; elles ont quelque chose qui attire vers l’être et qui en fait souvenir ; elles ne nous disent rien, sans doute, sur le rang et les limites de chaque être dans le sein de la Divinité : mais elles ne laissent subsister dans l’âme aucune de ces images grossières, de ces symboles matériels qu’elles y avaient trouvés; elles la purifient, et la préparent à communiquer avec l’intelligence.
L’âme, ainsi purifiée, secoue sa torpeur et n’étonne; l’étonnement est le premier signe en elle de la vie philosophique. Naguère plongée dans la double ignorance, elle ne savait pas et croyait savoir; elle sait maintenant qu’elle ignore. Ses yeux vont bientôt s’ouvrir à la connaissance des universels; par cela même qu’elle s’étonne, elle établit déjà des relations avec eux.
Mais ici qu’elle prenne garde. Elle commence à connaître le but qu’elle doit poursuivre ; elle cherche la route qui devra l’y mener : plus d’un chemin va lui apparaître, plus d’un guide va s’offrir. La poésie, la première, élèvera la voix : elle raconte l’histoire des dieux et des héros ; le voile qu’elle étend sur la vérité (car le mythe est de l’essence de la poésie), transparent pour les âmes d’élite, dérobe les saints mystères à la vue des profanes : elle n’est que l’enveloppe symbolique de la science véritable. — Oui, mais elle défigure les dieux et les héros en leur prêtant les passions d’ici-bas ; ce sont les détails mêmes de la fiction, et non ses préceptes obscurs, qui nous captivent et que reproduisent nos actions ; enfin, tout en avouant que les mythes, bien expliqués, ne sont point en opposition avec la nature des choses, il faut convenir que cette opération est au-dessus des forces de la jeunesse, et que les mythes sont un mauvais moyen d’instruction.
Voilà ce qu’on peut alléguer pour et contre la poésie ; des deux côtés, toutefois, on serait dans l’erreur. Il y a plusieurs espèces de poésie; les unes méritent tout le bien, les autres tout le mal qu’on en voudra dire. Distinguons dans la poésie trois genres principaux, qui s’adressent à trois états de l’âme : la première, que j’appelle enthousiaste, correspond à la vie divine de l’âme; la deuxième, que j’appelle raisonnable, se rapporte à la vie philosophique; la troisième enfin, ou poésie d’imagination, chante pour la vie matérielle. La première, qui, selon Socrate, est une fureur divine; la deuxième, qui révèle les êtres, qui annonce l’intelligence, qui enseigne la vertu, comme a fait Théognis, par exemple, doivent échapper à la condamnation; la troisième enfin, qui peut encore être approuvée quand elle donne des images fidèles, doit être proscrite lorsqu’elle n’a pour but que de procurer du plaisir. Si toute poésie sans exception était digne de blâme, comment excuser Platon, qui a si souvent relevé la gloire d’Homère ? Et s’il n’y avait de reproches à faire à aucun genre de poésie, comment encore excuser Platon, qui, dans sa République, a si vivement condamné Homère ? II y a mieux: les dialogues de Platon, et par leur forme même, et par les mythes qui s’y trouvent, ne se rapprochent-ils pas assez de la poésie d’Homère, pour qu’on ne puisse absoudre ou condamner l’un qu avec l’autre (5î? — Ajoutons qu’Homère a pour lui les recommandations de Pythagore, de Lycurgue et de Solon.
Pour conclure, la poésie n’est point absolument bonne en soi, puisque, dans la conception du prototype de l’Etat, elle ne saurait trouver place; elle n’est point absolument mauvaise, puisque, sous plusieurs de ses formes, elle ne mérite aucun reproche. Proclus écarte donc des mains des jeunes gens la plupart des mythes, comme ceux d’Homère, d Hésiode, etc. ; il permet une muse austère et qui n’inspire que la vertu. Il est évident que Proclus, qui, toute sa vie et jusque sur son lit de mort, chantait les vers d’Orphée, qui lui-même a composé plusieurs hymnes, n’a pu se résoudre à sacrifier complètement la poésie ; et néanmoins, à l’exemple de Platon, il ne manque aucune occasion d’ôter tout crédit aux poètes, et lorsqu’il s’agit des plus hautes vérités de la philosophie, et même lorsqu’il n’est question que d’expliquer la nature.
Mais si Proclus, un peu moins sévère que Platon, permet encore de nommer la poésie parmi les préludes à la philosophie, il condamne aussi énergiquement que son maître les sophistes et la sophistique. Ne vous adressez pas à eux, dit-il, la science n’est pas leur partage; ils arrangent habilement des paroles qui n’ont aucun sens, et, de quoi que ce soit, ils ne sauraient exposer la cause.
En supposant même que poètes ou sophistes pussent donner quelque partie de la science, il y aurait encore à la recevoir ainsi plus d’un inconvénient. II y a pour nous deux manières de devenir savants : nous prenons d’autrui la science toute faite (mathesis) ; ou, par nos propres forces, nous découvrons, nous élaborons (heuresis). Or, cette seconde méthode est évidemment supérieure à la première ; il ne pourrait y avoir au-dessus d’elle que la révélation de la vérité par les dieux. L’heuresis convient à un être qui, comme l’âme humaine, vit de sa propre vie, est la vraie cause de ses actions. C’est donc par nous-mêmes que nous devons chercher à connaître.
Ce n’est pas que, pour sortir de l’engourdissement où nous retient plongés la double ignorance, et concevoir le désir d’atteindre à la vérité, nous n’ayons besoin d’aucune impulsion étrangère ; avant d’aborder la recherche (heuresis), il est indispensable que l’enseignement (mathesis) nous y ait préparés. Mais, outre que cet enseignement ne peut être qu’une simple indication de la voie à parcourir, et un encouragement à y pénétrer, il faut encore qu’il nous vienne d’une intelligence amie, et qu’il soit donné par une méthode convenable. De là l’importance de l’Amitié chez les pythagoriciens, qui regardaient la fréquentation des sages comme le plus puissant moyen d’éducation ; de là ces éloges que donne Proclus à l’interrogation socratique, par laquelle on est forcé, non seulement de soumettre ses préjugés à un examen sévère, et de comprendre la nécessité de la science, mais encore de travailler soi-même pour trouver des réponses, et de commencer ainsi la Recherche philosophique.
II s’agit maintenant de savoir ce que nous devrons d’abord étudier pour arriver plus sûrement au divin et à l’universel, en même temps que nous serons mieux préparés à le saisir et à le comprendre. Cet objet de nos premières investigations ne sera pas difficile à découvrir: c’est nous-mêmes. L’âme, pour se purifier, pour préluder à la contemplation des essences, ne saurait mieux faire que de se prendre elle-même pour matière de ses observations. N’entrez pas dans le sanctuaire, si vous n’êtes initiés et purifiés, disait-on à ceux qui pénétraient dans l’enceinte sacrée d’Eleusis. Gnoti seauton, disait l’inscription du temple de Delphes ; comme si le dieu voulait nous apprendre quelle est la préparation convenable pour nous élever purs jusqu’à lui.
L’étude de l’âme par elle-même n’est pas seulement une excellente préparation à la philosophie, et parce qu’elle nous détache plus complètement du monde extérieur, et parce qu’elle sert à exciter en nous cet amour de la vérité, le plus puissant auxiliaire de la science, au dire de Socrate; l’étude de l’âme par elle-même est quelque chose de plus : elle est le commencement et le vrai point de départ de la philosophie. Elle est l’intermédiaire par lequel on arrive à la connaissance du divin, à la condition, toutefois, de procéder scientifiquement, c’est-à-dire de constater d’abord les opérations de l’âme, de déterminer ensuite les puissances qu’elle possède, d en venir alors à contempler son essence, et de remonter enfin jusqu’à la conception des premières causes.
Récapitulons brièvement les différentes phases de ces études préliminaires, après lesquelles, armé de tous ses moyens de connaître, le philosophe (car on doit maintenant lui donner ce nom) pourra essayer d’établir une théorie.
En nous retirant du commerce du monde, en nous appliquant à triompher des mauvaises passions, nous avons écarté les obstacles qui nous interdisaient l’accès aux spéculations philosophiques. En nous livrant à l’étude des sciences qui font usage du raisonnement, établissent des classifications, nous avons contracté l’habitude des exercices qui plus tard nous seront nécessaires. En fermant l’oreille aux séductions de la poésie, à la malice des sophistes, nous avons évité la route qui mène à l’erreur. Enfin, déterminés par les conseils d’Apollon et des sages à étudier notre âme et ses puissances, nous pouvons nous assurer par nous-mêmes que nous sommes dans la bonne voie, puisque, débutant par les opérations inférieures de l’âme (aisthesis, doxa), nous avons su nous élever jusqu’à celle qui est plus spécialement la sienne (logos), à celle même qu’elle possède en vertu de sa participation à l’intelligence (noesis), et qui, tout en lui fournissant les notions des causes premières, la prépare à cette contemplation mystérieuse du Dieu suprême.