V. — Quoi donc ! repris-je, sais-tu à quel danger tu vas soumettre ton âme ? S’il te fallait confier ton corps à quelqu’un et courir le hasard de fortifier ou de gâter ta santé, tu y regarderais à deux fois pour t’en remettre ou non à ses soins, tu appellerais en consultation tes amis et tes parents et tu réfléchirais plus d’un jour ; et pour une chose que tu mets bien. au-dessus de ton corps, pour ton âme, dont dépend tout ton sort, puisque tu seras heureux ou malheureux selon que ton âme sera bonne ou mauvaise, pour ton âme, dis-je, tu n’as consulté ni ton père, ni ton frère, ni aucun de nous, tes amis, pour décider s’il fallait la confier ou non à cet étranger qui vient d’arriver ; c’est d’hier soir que tu sais, dis-tu, son arrivée et tu t’en viens dès la pointe du jour, sans prendre le temps de réfléchir ni de consulter s’il faut ou non remettre ton âme entre ses mains, tout prêt à dépenser ta fortune et celle de tes amis ; car tu as décidé tout de suite qu’il fallait absolument t’attacher à Protagoras, que tu ne connais pas, dis-tu, à qui tu n’as jamais parlé ; tu l’appelles sophiste, mais il est visible que tu ignores ce qu’est ce sophiste, à qui tu veux te confier.
Lui, là-dessus, m’a répondu : Il semble bien, à t’entendre, que tu as raison. — Est-ce qu’un sophiste, Hippocrate, n’est pas une sorte de marchand et de trafiquant des denrées dont l’âme se nourrit ? Il me paraît à moi que c’est quelque chose comme cela — Mais l’âme, Socrate, de quoi se nourrit-elle ? — De sciences, je suppose ; aussi faut-il craindre, ami, que le sophiste, en vantant sa marchandise, ne nous trompe comme ceux qui trafiquent des aliments du corps, marchands et détaillants ; ceux-ci en effet ignorent ce qui, dans les denrées qu’ils colportent, est bon ou mauvais pour le corps ; mais ils n’en vantent pas moins toute leur marchandise, et leurs acheteurs ne s’y connaissent pas mieux, à moins qu’il ne s’y trouve quelque maître de gymnastique ou quelque médecin. Il en est de même de ceux qui colportent les sciences de ville en ville, qui les vendent et les détaillent ; ils ne manquent jamais de vanter aux amateurs tout ce qu’ils vendent ; mais il peut se faire, mon bon ami, qu’un certain nombre d’entre eux ignorent ce qui dans leurs marchandises est bon ou mauvais pour l’âme, et leurs acheteurs l’ignorent aussi, à moins qu’il ne s’y trouve quelque médecin de l’âme. Si donc tu sais ce qu’il y a dans ces marchandises de bon ou de mauvais pour l’âme, tu peux sans danger acheter les sciences et à Protagoras et à tout autre ; sinon, prends garde, bon jeune homme, de hasarder sur un coup de dés ce que tu as de plus cher ; car le danger est beaucoup plus grand dans l’achat des sciences que dans l’achat des aliments ; si en effet on achète des vivres et des boissons à un détaillant ou à un marchand, on peut les emporter dans les vases appropriés, et, avant de les introduire dans le corps en les buvant et en les mangeant, on peut les déposer chez soi, consulter, et faire appel à quelqu’un qui sait ce qu’il faut manger ou boire, et ce qu’il ne faut pas, combien il faut en prendre, et à quel moment, de sorte qu’on ne court pas grand danger à les acheter ; mais les sciences, on ne peut les emporter dans un autre vase, il faut, le prix payé, loger dans son âme même la science qu’on apprend et s’en aller, empoisonné ou conforté. Examinons donc la question avec des gens plus vieux que nous ; car nous sommes encore jeunes pour trancher une affaire si importante. Mais à présent, puisque nous sommes en train, allons écouter cet homme, puis nous communiquerons à d’autres ce que nous aurons entendu. Aussi bien Protagoras n’est pas tout seul là-bas ; nous trouverons avec lui Hippias d’Elis et, je crois aussi, Prodicos de Céos et plusieurs autres sages.