Les deux mots « bonheur » et « vertu » n’ont pas dans notre langue exactement le sens des mots grecs que nous traduisons ainsi. Le second tout au moins a lui-même, au cours des temps, changé de contenu.
Qu’entendaient les Grecs par eudémonie, décalque accrédité du mot que nous rendons par « bonheur » ? Ce n’est pas la béatitude des Dieux, quoique parfois elle soit emphatiquement attribuée à des mortels, ni davantage la plénitude du bien-être matériel : ils avaient pour cela deux autres mots. C’est Un état intermédiaire entre ceux qu’on vient de dire, qualitativement supérieur au second, quantitativement inférieur au premier : c’est « notre sort », tel qu’il nous est échu par une grâce divine. Dans la notion primitive du « bon heur » ou de son opposé, il y a du reste, s’il est vrai qu’augurium y suit à l’origine, une représentation analogue ; de même, le don qu’une fée bienfaisante dépose dans le berceau d’un enfant et qui illuminera toute son existence. C’était, chez les Grecs aussi, une antique tradition, qu’un Génie, ce démon qui dans l’eu-démonie est bienfaisant, mais qui peut ne pas l’être puisqu’il y a une caco-démonie, est notre lot ; qu’il nous accompagne dans notre vie comme un gardien de ce lot, nous suivant même jusqu’au lieu du Jugement. Peu importe que la philosophie se soit avisée d’interpréter cette croyance primitive pour identifier ce démon à notre « caractère » ou à notre âme : l’intention reste la même, elle est de voir dans le bonheur le signe d’une complète réalisation de notre nature. Un Grec, quelle que soit la conception qu’il se fait de l’essence de la moralité, ne voit pas d’autre fin dernière pour l’activité que l’obtention et la conservation du bonheur. Mais, à mesure que se développe la notion d’une responsabilité morale de la personne, le bonheur dont il s’agit est moins un bonheur échu qu’un bonheur mérité.
L’exemple du mot « vertu » est plus instructif encore. Le mot grec que nous traduisons ainsi est arétê. Or ce terme pendant très longtemps a signifié, eu égard à quelque ordre de réalité ou d’activité que ce fût, une disposition permanente à produire certains effets, une perfection qualitative définie et spéciale, une excellence foncière par rapport à ce qui est en question : vertu des yeux ou des oreilles, vertu de tout le corps ou santé ; vertus des chiens, des chevaux ; vertu d’une terre ou d’une eau ; vertus du constructeur, du juge, du politique, etc. Ne parlons-nous pas, nous aussi, des « vertus » de l’aimant ou de l’opium ? Pascal s’égaie des vertus apéritive d’une clef ou attractive d’un crochet. C’est assez tard, vraisemblablement au temps des Sophistes, qu’on s’avisa de classer ces « excellences », de mettre à part celles dont l’importance était le plus généralement reconnue, de s’accorder sur leurs variétés en relation avec les formes diverses de l’activité. On y voit donc déjà des dispositions dont la présence ou l’absence qualifient le « caractère », le « moral » d’une personne, lui confèrent sous un certain rapport mérite ou démérite, lui donnent sa physionomie propre selon que prédomine en lui telle ou telle de ces dispositions. Quant à l’expression de « vertus morales », au sens qu’on lui donne aujourd’hui, elle ne date, comme on le verra, que d’Aristote.
Antérieurement à ces distinctions et spécifications, un couple qualificatif consacré : « beau-et-bon » (calos-cagathos) servait à désigner l’homme qui, en outre des vertus du caractère, est de noble souche, distingué de manières et de culture, agréable à regarder ; la synthèse de ces qualités était la vertu complète : « beauté-et-bonté » (calocagathia). Synthèse subtile mais forte, spécifiquement hellénique, sans équivalent exact en aucune langue moderne, incomplètement rendue par le « gentilhomme », ou par l’ « honnête homme » du XVIIe siècle français. Sans doute, dans cette synthèse, la signification morale de « beauté » a-t-elle fini par recouvrir en grande partie la signification physique. Celle-ci cependant a encore pour un Grec du IVe siècle une telle valeur que Platon, dans Le Banquet, sent le besoin d’excuser l’estime que, sans égard à la laideur physique, on ferait d’une belle âme : « S’il advient que la beauté qui convient aux âmes existe dans un corps dont la fleur est sans éclat, l’être fécond selon l’âme se satisfait cependant d’aimer une telle âme… ». Un homme d’honneur » (un calos-cagathos), qui tel Socrate, n’est point beau, fait figure de déconcertante singularité.
Comment donc un si parfait exemplaire d’humanité ne trouverait-il pas en cela même son bonheur ? Le Grec en est d’autant plus fermement convaincu que, dans sa langue, il se sert indifféremment de la même expression : eu pratteïn, pour dire « bien agir » et pour dire « être heureux », dans ses chances de succès comme dans l’action même. L’expérience cependant ne manquait pas de l’avertir à quel point une telle équivalence est peu fondée, combien l’union de ces deux choses est rare et précaire, le bonheur étant même souvent l’insolente rémunération d’une conduite indigne de l’humanité. Comme enfin il arrive aux hommes, qu’ils aient ou non mérité leur bonheur, d’en être soudainement privés, on allègue alors, pour expliquer un tel revers de la fortune, ou bien la jalousie des Dieux, ou bien la Némésis : bref, quelque intervention surnaturelle, propre à rétablir, soit une proportion des bonheurs qui menace d’être renversée, soit une harmonie entre le « bien agir » et le « bien réussir ». A leur tour, les philosophes imaginent de magnifiques arguments destinés à prouver, les uns que ailleurs il y aura pour l’homme de bien de divines récompenses ; les autres, que sa belle conduite lui assure, par elle seule, un bonheur surnaturel, sans commune mesure avec ce qu’on nomme ordinairement ainsi et qui le rend insensible à ce que communément on appelle malheur ; que, tout au contraire, le méchant est, malgré les apparences, le plus malheureux. Ainsi le problème des rapports du bonheur avec l’ « excellence » ou « vertu » est pour les Anciens, plus encore que pour les Modernes, une redoutable énigme.