Robin : Platon – bonheur et vertu

La connexion traditionnelle du bonheur, comme résultat, avec la perfection des moyens, ou « vertu », Platon, observons-le tout d’abord, n’a aucune velléité, au moins apparente, de la contester : « L’erreur supprimée, la rectitude prise pour guide, alors, dit-il dans Charmide, nécessairement les hommes ainsi disposés agissent de façon belle et bien réussie, et ils ne peuvent, leur action étant bien réussie, manquer d’être heureux. » Mais, si rien n’est une meilleure chance de succès que de connaître comment s’y prendre pour agir, il importe toutefois de faire de cette connaissance un bon usage ; et tout d’abord d’avoir prouvé que ce savoir qui, s’exerçant raisonnablement, contient en soi le bonheur, est objet d’enseignement et ne provient pas du hasard (Euthydème). En d’autres termes, le complexe bonheur-vertu est légitime, à condition que la vertu ne soit pas pure contingence. Le problème est donc de trouver la méthode pour arriver au bonheur par la vertu. C’est ce que cherchent tous les Socratiques : pour eux, au fond sinon toujours ouvertement, la philosophie est une protreptique, encouragement à une conversion qui donnera le bonheur au converti.

Mais, tandis que pour les Cyniques la protreptique est un sermon tendant à provoquer une vocation totale, pour Platon elle est dialectique et procède par étapes.

Il est impossible ici de suivre Platon dans le détail des analyses par lesquelles ses premiers dialogues s’attachent à définir diverses « excellences ». Il y aurait pourtant un intérêt particulier à considérer celle dont il est le plus difficile à un moderne de se représenter le contenu : cette énigmatique sôphrosynê, sagesse pratique ; tempérance, au sens étymologique, ou modération, dans la conduite comme dans la tenue ; souci constant de conserver sa dignité d’homme. Les caractères essentiels de la conception platonicienne sur l’ensemble de la question présente se dégageront peut-être suffisamment de l’examen des trois problèmes que Platon avait hérités de la Sophistique et que, contre elle, Socrate avait sans doute déjà débattus : en quoi consiste la « vertu » ? comment s’acquiert-elle ? est-elle une ou multiple ?

Il n’y a rien, je crois, dans tout Platon qui reflète mieux l’idée qu’il se fait de la nature de la « vertu », qu’un morceau du Phédon dans lequel il distingue de l’illusoire vertu de la morale traditionnelle une vertu qui ne l’est pas de nom seulement, mais en réalité. La première consiste, tantôt à se priver d’une chose pour en obtenir une semblable et qui ne vaut pas plus, des plaisirs par exemple pour obtenir le plaisir de la bonne santé ; tantôt à faire une chose pour en éviter une autre toute pareille, ainsi risquer la mort pour éviter d’être tué par l’ennemi ou réduit par lui en esclavage. Marché de dupe, où en effet on ne gagne rien, puisque l’objet de l’échange est toujours le même et de valeur pareillement incertaine ; tour à tour, ou même simultanément, estimé ou mésestimé. La vertu vraie consiste au contraire à échanger plaisirs et peines, valeurs individuelles, équivoques, instables, contre une chose dont la valeur est universelle, certaine, permanente : la pensée (phrônêsis), en tant qu’elle est liée à l’immuable réalité des Idées éternelles. Si la vertu populaire a parfois son prix, vertu « sociale et civique », c’est relativement à des conditions politiques sujettes à changer, ou sous la dépendance d’habitudes accidentelles et qui, faute d’exercice, peuvent se perdre. La vertu philosophique au contraire est libératrice, parce que l’intelligence en est le fondement et qu’en elle l’âme retrouve sa nature essentielle. Une conception analogue reparaît, comme on l’a vu, dans le Théétète, avec le thème des deux modèles : l’un divin, l’autre privé de Dieu : la Vertu est de nous affranchir de l’imitation de ce dernier, à laquelle, par l’éducation, la société nous a plies, et pour nous faire dans notre vie autant que possible semblables à l’autre : « assimilation qui consiste en justice et sainteté, réalisées avec accompagnement de la pensée » ; perfection morale que Platon peut même sembler assez près de personnaliser : « Dieu, dit-il, en aucun sens ni d’aucune manière, n’est injuste, mais au contraire le plus juste qu’il soit possible d’être, et il n’y a rien qui lui ressemble plus que celui de nous qui, de son côté, se sera rendu tout ce qu’il y a de plus juste. » Quand on sait cela, on possède sagesse et vertu authentiques, on vaut quelque chose comme homme ; quand on l’ignore, on ne compte pas, on est vide d’humanité. Voilà donc définis, semble-t-il, la pensée et le savoir qui constituent la vertu vraie : c’est la détermination par l’intelligence des attributs moraux de la personne.

Le point de vue de la République est différent, comme l’objet que Platon se propose alors. Il s’agit en effet d’organiser et d’administrer. Le bonheur qu’on aura en vue ne doit pas être isolément celui d’une élite, capable de « se tourner vers le lieu où réside la suprême béatitude de l’existence », mais celui de l’ensemble des hommes qui composent le groupe social : « La loi… travaille à le réaliser en opérant entre les citoyens une harmonie, dont les moyens sont, aussi bien, la persuasion et la contrainte, et dont l’objet est qu’ils se fassent mutuellement part du genre de service dont les uns et les autres sont individuellement capables de servir la communauté. » Ceci suppose, et que le philosophe, au lieu de se complaire dans « l’évasion » que lui conseille le Théétète, accepte de rentrer dans « la Caverne », et que les services soient effectivement distribués dans le groupe. En dehors par conséquent de la vertu des philosophes et de leur bonheur, il y a d’autres vertus et d’autres bonheurs, que le philosophe assignera aux non-philosophes, selon les services qu’attend d’eux la communauté qu’il s’est chargé d’ordonner en vue d’y faire régner la justice. Le mot « vertu » ne perd rien du sens qui a été déterminé plus haut : certaines vertus sont de commandement, certaines, d’obéissance. C’est l’application du principe dont on fait généralement honneur à Socrate, de l’ « appropriation de l’activité » d’une chose, d’un organe, d’un être, à sa fonction et à sa fin. Ce principe est à la base de cette organisation politique de la morale qu’est la République : le philosophe est le « Démiurge » de la Cité future : il est donc naturel que par lui soient déterminées la nature, la « vertu », la fonction de chacun de ces organes que sont pour la Cité les classes sociales ou, dans chacune, les individus. Au surplus, tout comme le Démiurge du Timée copie le Monde qu’il fabrique sur les rapports qu’offre à son regard le Monde idéel, le Philosophe-Magistrat a les yeux tournés dans la direction du Bien, quand il fixe à chacun sa vertu selon la hiérarchie de sa fonction. Qu’on ne s’y trompe pas pourtant : la moralité individuelle est, tout entière, incluse dans cette organisation ; si celle-ci est bonne, elle se reproduira en miniature dans l’âme de l’individu. Elle ne réglera donc pas uniquement « l’activité du dehors », mais bien « celle du dedans » (Rép., IV, 443 cd), en telle sorte que jamais aucune fonction de celle-ci ne s’applique à une œuvre qui n’est pas la sienne.

Ainsi, dès qu’on envisage, dans la société ou dans l’individu, une composition de fonctions, la primordiale « excellence » est de mettre de l’ordre entre leurs « excellences » et d’assigner à chacune son rang. On reviendra là-dessus à propos de la distinction des diverses vertus. Notons du moins ceci : puisqu’il s’agit de faire « un avec plusieurs », il faudra ici, comme en musique ou en médecine, une science de l’accord (harmonia), tandis que le désaccord, manifesté par les jugements hasardeux de la conscience individuelle, atteste une ignorance. « Produire de la santé, dit Platon, c’est se conformer à la nature, en instituant entre les éléments du corps, dominateurs et subordonnés, un ordre réciproque ; produire la maladie, c’est contrarier cet ordre des dominateurs et des subordonnés les uns par rapport aux autres. » D’où cette conclusion, dans laquelle habituellement on résume toute la morale de Platon : « La vertu serait donc… en quelque sorte la santé, la beauté d’une âme bien portante, .tandis que le vice est la maladie et la laideur d’une âme mal portante. »

La deuxième question, celle de l’acquisition de la vertu, avec le bonheur pour résultat, a besoin d’être bien déterminée. Il ne s’agit pas de savoir si la valeur morale de l’action dépend de notre libre arbitre, ou de la qualité essentielle de notre intellect : on se le demandera plus tard (chap. III). La présente question est celle-ci : la vertu est-elle un accident heureux, un don naturel, un privilège de certains individus ? ou bien y a-t-il des moyens de l’acquérir ? Pour Platon, ce qui n’était pas le cas pour les Sophistes, le problème est double, selon qu’on envisage la vertu philosophique ou celle qui ne l’est pas.

Cette dernière « vertu », là où elle se constate (noblesse et dignité d’une vie tempérante, génie politique, talents militaires ou artistiques), ne peut être qu’une « dispensation divine » (theïa moïra). Le bonheur qui en résulte a donc tous les caractères que la pensée commune attribue à l’eudémonie : c’est quelque chose de précaire, une grâce, que Je donateur peut à son gré révoquer. Le problème est envisagé dans le Ménon. Puisqu’il n’existe, ni professeurs de vertu, ni gens capables de discerner et de cultiver une aptitude innée à la vertu, l’unique ressource ne sera-t-elle pas d’imiter les exemples laissés par les « hommes distingués », les caloï cagathoï, dont s’honore la Cité ? Mais le fait qu’ils ont été incapables de transmettre à d’autres, et notamment à leurs enfants, l’ « excellence » qui les distinguait, prouve suffisamment que chez eux elle n’avait d’autre fondement qu’une opinion, dont la vérité est due à une heureuse fortune, comme quand, sans savoir le chemin, on arrive néanmoins où on voulait aller. Certes, ces « opinions correctes » sont salutaires. Mais comment, tant qu’on ne les aura pas rattachées rationnellement à un savoir, serait-on sûr de les trouver ou de les retrouver au moment du besoin ? A ces esclaves fuyards il faut mettre les fers.

A côté de ces bienfaisantes, mais chanceuses « inspirations », Platon ne manque pas d’examiner le rôle ordinairement attribué à l’éducation dans l’acquisition de la moralité. Or ce rôle peut être, selon lui, conçu de deux façons opposées. Ou bien l’éducation sera, peut-on dire, critique, consistant à « purifier » l’esprit de ses préjugés, afin qu’il se tourne du côté de ce qu’il lui est naturel de regarder et de bien voir : « conversion véritable », comme eût dit Pascal, en ce sens que l’âme tout entière s’y est employée. L’autre sorte d’éducation agit du dehors ; elle travaille à conformer les âmes, par l’exercice et la discipline, au modèle qu’offrent les maximes et les pratiques en faveur dans le groupe social. La valeur relative qu’aux vertus ainsi produites a paru accorder le Phédon ne saurait faire illusion sur leur réalité. Comment en effet pourrait-on, tant que l’État n’est pas un État de droit, fondé sur la justice, appuyer sur le conformisme social « une réalité de vertu » ? Celui-ci ne représente en effet que le résultat codifié d’un long passé, où la raison n’a point eu de part, de croyances et d’événements politiques. L’éducateur s’avise-t-il de le combattre ? On le traite de révolutionnaire, on le retranche du corps Social : sa tentative meurt avec lui (Socrate). En accepte-t-il au contraire l’autorité avec toutes sortes de flatteries déférentes ? Il s’attache alors (les Sophistes) à justifier cette autorité par des raisons frelatées et en se référant à ce qui, s’étant toujours fait, s’est cristallisé en une maxime de conduite. La corruption morale semble donc (et Platon n’hésite pas à le reconnaître au cours de l’admirable morceau de la République [VI, 492 a sqq.] que je viens de résumer) être fatale et sans remède. On en peut entrevoir un cependant : peut-être une faveur divine préservera-t-elle un homme exceptionnel, qui, accomplissant la réforme sociale nécessaire, mettant le gouvernement et l’éducation aux mains des philosophes, réalisera du coup intégralement la conversion morale.

Il la réalisera administrativement. Mais par quels moyens aura-t-il en lui-même fécondé le secours divin ? par quels moyens, dans la cité régénérée, conduira-t-il au but un de ces « naturels philosophes », dont Platon s’est appliqué à tracer minutieusement le portrait ? Un de ces moyens est l’amour. Il y a dans le Banquet quelques pages significatives, où Platon développe avec une force et un éclat incomparables sa conception de l’amour éducateur : entre le maître, pénétré de la grandeur de sa mission, et la jeunesse dont il s’est fait le guide, une sorte de commerce spirituel s’établit ; le dévouement qu’il donne à son oeuvre, on le lui rend en active fidélité dans la collaboration. Ce sont des conditions de la fécondité, de la procréation, de l’enfantement selon l’âme ; quant à ce dont il appartient à l’âme d’être féconde pour l’engendrer et le produire, « c’est la pensée (phronêsis) », aussi bien que, sous sa dépendance immédiate, toute autre excellence, et notamment la sagesse pratique et la justice. Ce que produit cet amour spirituel, « ce sont- des considérations sur la vertu, sur ce à quoi doit penser l’homme de bien et de quoi il doit s’occuper » ; c’est un effort pour en découvrir de nouvelles « qui rendront la jeunesse meilleure ». Dans l’ascension de l’amour vers le beau absolu, l’universalisation de la beauté relativement aux occupations et aux lois qui les règlent, vient à la suite de celle qui concerne la beauté plastique ; mais, ce qui est important, elle est subordonnée au concept du « beau savoir ». L’autre moyen est de nature plus strictement intellectuelle : c’est la dialectique. Le philosophe ou le dialecticien, c’est tout un pour Platon ; être philosophe en ce sens est donc la meilleure voie pour parvenir à une « excellence » qui est elle-même philosophique. Si toutefois dés prédispositions naturelles n’étaient pas nécessaires, quel intérêt aurait la sélection opérée par les magistrats philosophes parmi les enfants de la Cité idéale ? A ces élus sera donnée l’éducation qui les mettra en état de prouver, au cours d’épreuves graduées, qu’ils sont dignes de s’élever jusqu’au « philosophisme » achevé, donc jusqu’à une assiette morale que rien désormais ne peut plus ébranler. L’importance attribuée, dans la préparation dialectique de la moralité, à une culture spécifiquement mathématique de l’exactitude d’esprit, mérite une particulière attention. Aussi serait-on tenté, si l’on oubliait d’autre part le rôle réservé à l’amour, de juger purement intellectualiste la morale platonicienne. La vérité est qu’elle est plutôt une de ces synthèses d’opposés où se complaît le génie de Platon. Mieux que la dialectique réfutative des premiers dialogues, la dialectique constructive du Philèbe en illustrerait le caractère essentiel, on le verra tout à l’heure.

Le problème que nous abordons maintenant est de beaucoup le plus difficile. Il a occupé Platon jusqu’à la fin de sa vie : c’est en effet dans les Lois qu’il a donné de la question de l’unité de la vertu la solution la plus élaborée, sans la prétendre pourtant entière ni définitive.

L’examen auquel il l’avait tout d’abord soumise dans Protagoras et Ménon est à la vérité trop exclusivement et même trop laborieusement critique pour qu’il soit possible de s’y arrêter. En gros, l’opposition de sa thèse négative à celle de ses adversaires réside en ceci. Les mêmes choses, disent-ils, ne sont bonnes, ni pour toutes les espèces, ni dans chacune pour tous les individus ; l’homme et la femme ont leurs vertus propres et distinctes ; de même l’enfant, l’adulte et le vieillard. Mais on n’apprend rien ainsi sur ce qu’il y a de commun entre ces diverses utilités ou ces diverses excellences, sur ce qui fait qu’elles reçoivent une même dénomination. En somme, la protestation de Platon vise l’empirisme relativiste, qui recueille des faits avec leurs conséquences et se contente d’en dresser des catalogues. On ne nous instruit ainsi, ni sur l’essence de la vertu, ni sur l’essence de chaque vertu spécifiée, ni sur le rapport de ces essences entre elles. A vrai dire, le problème n’est même pas posé.

La première tentative de Platon pour en donner une solution positive est, semble-t-il, celle du IVe livre de la République. Elle suppose l’État constitué, gouverné par les hommes de pensée à qui leur savoir a permis d’y faire régner la justice et de l’y conserver. Manifestement, la Sagesse est donc la vertu primordiale de cet État, et en vue d’une autre vertu, qui est la Justice. Quelle est la nature de cette dernière et quel en est le rapport à la vertu fondamentale ? N’y a-t-il pas d’autres « excellences » de l’État juste et quel en sera le rapport, et à la Justice, et à la Sagesse ? Peu importe que le problème soit posé sur le terrain politique : une âme bien constituée ne doit-elle pas être une image d’un État bien constitué, et, comme lui, un cosmos ? De part et d’autre le problème est le même : faire une unité avec de la diversité. Ce qui s’oppose à la Sagesse, dont c’est là l’œuvre propre, ce sera donc une Non-Sagesse, qui a pour elle l’infinité des forces de la passion. Aussi la Sagesse ne gardera-t-elle sa maîtrise, légitime et indispensable, que si une force, qui n’est pas en elle, est mise, hors d’elle, à sa disposition. Voilà donc une nouvelle vertu dont la nécessité se déduit de l’existence des deux premières. C’est le Courage. Mais, pour qu’il soit une « excellence » humaine et non bestiale, d’homme libre et non pas servile, il faut que cette « excellence » soit au service de la pensée et réglée par elle : les « opinions » qu’elle se fait sur son objet doivent ne lui être dictées, ni par l’instinct, ni par la contrainte, mais par la pensée du philosophe. Une hiérarchie nous apparaît donc. Grâce à elle sera réalisé un « accord » (harmonia) ; bien plus, un « concert » (symphonia), et même une « unanimité » (homonoïa). A la réalisation de cet équilibre paisible, de cet ordre calme et digne, répond une troisième vertu qui est essentiellement mesure, puisque, une fois trouvés les intermédiaires, elle unit selon les proportions qu’il faut et dans l’ordre qu’il faut des éléments différents ou même opposés. L’essence de la sôphrosynê s’éclaire : elle apparaît bien ici comme tempérance, modération intelligente et active, sens aigu de l’équilibre. Quant à la Justice, on n’a plus à la chercher : son rôle est de mettre chacun à sa place, au poste de commandement ce qui est propre à occuper ce poste : l’intelligence de la Cité ou celle de l’âme ; dans la condition d’obéissance ce qui, étant à l’opposé de l’intelligence, n’est pas fait pour commander ; dans une position moyenne enfin ce dont la fonction est pareillement moyenne, étant à la fois d’obéir et de commander. La conclusion est qu’il y a une morale des chefs philosophes ; une morale encore des gens d’armes, à un niveau inférieur et dans la mesure où leur force a été préparée à comprendre les décisions de l’intelligence. Mais pour la classe la plus étendue, pour les producteurs, il n’y a plus du tout de morale : ils n’ont rien à comprendre, ils ne doivent pas réfléchir ; ils n’ont qu’à écouter et à obéir.

Platon s’est-il rendu compte de l’insuffisance de cette solution ? Peut-être est-ce à un nouvel examen du problème qu’il a voulu procéder dans un des dialogues de sa vieillesse, le Politique, sans réussir d’ailleurs à rien de plus qu’à mieux marquer le sentiment qu’il a de la difficulté à surmonter. Pour y réussir, en effet, on ne peut compter, pense-t-il alors, sur une législation massive et sans nuances. Il y faut au contraire une appréciation équitable des sujets et des circonstances, un sens exceptionnel de l’opportunité. A la raideur brutale de la mesure tout court, il faut substituer la délicate souplesse de la «juste mesure », à l’esprit de géométrie, dirait-on, un esprit de finesse. Cette idée, qui tient dans le dialogue en question une place considérable, domine aussi la façon dont y est repris le problème. Le but de cet homme providentiel qu’est « le Politique » et dont la décision va tenir lieu de toutes les lois, est de constituer ce que Platon lui-même nous invite à appeler « le tissu social », un « entrelacement des caractères ». Car il faut éviter que les froids ne prédominent par exemple sur les bouillants, ou inversement, ce qui risquerait de compromettre dangereusement l’avenir de l’État lui-même par le manque ou l’excès d’énergie. Le « politique » s’efforcera donc de combiner les caractères par des mariages convenablement réglés. Mais le souci de l’ « eugénisme » ne se borne pas là : comme le tisserand qui carde la laine en élimine les brins qui nuiraient au tissu, le « Politique » de Platon, par la déportation ou la mort, retranche de la matière humaine, qu’il emploie à fabriquer son tissu, tout individu qui en compromettrait la qualité. Cette fois donc le point de vue social conduit Platon à sacrifier délibérément cette personne humaine en laquelle il avait, à d’autres moments, aperçu la possibilité du divin. Étrange faillite du plus bel idéalisme moral qu’ait connu l’Antiquité ! L’ancien conformisme était dominé par une tradition irrationnelle et inconséquente ; mais le nouveau, tel que déjà le souhaitait la République, ne sera pas moins tyrannique ; dans les États corrompus la masse avait sur le bien et le mal ses préjugés (nomima), la philosophie va lui en imposer d’autres, la pourvoir d’un credo moral auquel elle devra sou- . scrire aveuglément.

L’ultime écrit de Platon dont, on a dit parfois que la dialectique en est absente, contient au contraire l’exemple le mieux défini d’une application de cette méthode au problème de l’unité de la vertu. Le XIIe et dernier livre des Lois pose en effet très clairement la question. D’une part, on reconnaît que la vertu est l’unique objet de toute législation civile ; d’autre part, on convient, et que les vertus sont quatre, et que toutes les quatre ont normalement un unique principe « directeur » qui est l’intelligence (phronêsis ou noos), vertu à laquelle par conséquent doivent se référer les trois autres. Mais comment cela se fera-t-il ? Or il est relativement facile de voir en quoi deux d’entre elles se distinguent : ainsi, dans la frayeur panique, l’intelligence est visiblement absente de l’âme ; mais, corrélativement, comme chez des êtres capables de telles frayeurs, ainsi chez les bêtes et les enfants, se rencontre néanmoins le courage, il est possible aussi de voir en celui-ci une qualité purement physique et sans intelligence. La difficulté réelle est bien plutôt de dire, et comment elles sont une, et pourquoi cette unité s’est morcelée en quatre. Une première tâche s’impose, qui est de déterminer la « notion » de chacune de ces quatre vertus : tâche réservée à de hauts magistrats, les « Gardiens des lois », qu’une éducation spéciale aura préparés à s’en bien acquitter. Or l’essentiel de cette éducation est d’avoir appris à ne pas accepter le multiple tel quel, mais, à partir de ce multiple, à tendre son regard « vers une forme [ou Idée] unique » ; puis, quand on l’a aperçue, à disposer toutes choses hiérarchiquement, en rapportant « d’une vue d’ensemble » tout le détail à cette unité. Autrement dit, de celle-ci à la multiplicité, chacun des moyens termes sera mis à sa place ; sans quoi la moralité serait isolée de son principe et, par conséquent arbitraire et instable. Mais, étant donnée la condition, il est clair que seule, encore une fois, la moralité des philosophes peut être ainsi fondée. Tout ce qu’on demande en effet au reste des hommes, c’est de « se conformer seulement à la parole des lois ». Le philosophe lui-même, cependant, a-t-il lieu d’être satisfait ? La question principale reste posée, et on envisage à son sujet trois hypothèses : le principe posséde-t-il une unité réelle ? ou bien est-il un tout, en tant que simple collection de parties ? ou bien est-il l’un et l’autre, c’est-à-dire sans doute une réelle diversité, mais dont la solidarité est infrangible ? « Si ce point nous échappe, ajoute Platon, penserons-nous être jamais en bonne posture quant aux questions relatives à la vertu ?» Ni dans les Lois restées inachevées, ni dans le Supplément aux Lois (Épinomis), que ce dernier écrit soit ou non de Platon, la question n’a reçu de réponse. Quoi qu’il en soit, voici la « mise en ordre » proposée : au premier rang la Prudence (phronêsis) ; au second, « un sage état, avec accompagnement de réflexion » (la sôphrosynê), autrement dit une modération qui n’est pas pure apathie ; au troisième rang vient la Justice, qui résulte, avec le concours du Courage, d’une « combinaison » des deux premières vertus ; au quatrième, enfin, le Courage, auxiliaire, on le voit, à l’égard d’une vertu qui est elle-même un composé de deux vertus, dont une seule est simple. Ainsi, nous serions en présence d’une synthèse progressive, dont les termes ne se laissent isoler que par abstraction. Les préférences de Platon seraient donc favorables à la troisième hypothèse.

Il nous reste maintenant, pour finir, à envisager les résultats que Platon a obtenus de sa dialectique, en vue de la constitution systématique d’une conduite capable de donner le bonheur à l’agent moral. C’est dans le Philêbe, je l’ai déjà dit, qu’il faut les chercher.

Le problème est d’examiner une théorie (vraisemblablement défendue par Eudoxe de Cnide), suivant laquelle, le bonheur se manifestant par le plaisir, la moralité doit consister en une organisation discriminative de nos plaisirs, telle que ceux-ci soient toujours des signes authentiques de notre bonheur Platon, tout en repoussant cette théorie, estime, on se le rappelle, que pas davantage la moralité ne sera constituée par la pensée pure, vide de plaisir. Le bien sera dans une vie où se mêleront le plaisir et la pensée, mais en telle sorte que le plaisir, qui veut toujours aller à l’infini, reçoive au contraire de la pensée sa juste limitation. La constitution de cette vie mixte, vertueuse pour être heureuse, est la tâche pratique qui s’offre au philosophe. Qu’il ne puisse l’accomplir que par la dialectique, l’insistance mise par Platon à définir celle-ci, immédiatement après avoir posé le problème moral, en est une preuve suffisante. Une limite qui n’aurait rien à limiter est inintelligible ; un infini que rien ne limiterait l’est tout autant ; il y a donc là des termes solidaires. Impossible toutefois de sauter d’un bond de l’un à l’autre sans s’être assuré, par la détermination des termes de passage, quelle limitation a été exactement apportée à l’infini ; ou, en d’autres termes, de l’infini que reste-t-il en dehors de la limite ?

C’est dans cet esprit que Platon soumet les plaisirs à un examen de leur valeur. Une première limitation est évidemment imposée au plaisir du fait qu’il est dans un sujet, qui est lui-même un système de déterminations réciproques : du corps par rapport à l’âme, de la douleur par rapport au plaisir, des gains physiologiques par rapport aux pertes qu’ils compensent. Même si l’on se bornait à envisager les plaisirs propres de l’âme, on aboutirait à la même conclusion : ne trouve-t-on pas du plaisir à espérer l’impossible ou ce qui n’arrivera pas ? à imaginer en rêve ou dans le délire des plaisirs inexistants ? à se leurrer soi-même sur son plaisir ? Or si ces plaisirs sont sans valeur, ce n’est pas seulement en tant qu’un faux jugement les accompagne : c’est en tant que faux plaisirs, et à part de ce jugement. Une autre cause, pour le plaisir, de fausseté intrinsèque est le désir même de celui-ci dans le temps où le corps souffre : le plaisir, en effet, que nous souhaitons retrouver, nous risquons fort d’en mal mesurer l’intensité, du fait que, remémoré, il est mis en balance avec une douleur présente, et qu’inversement celle-ci, par contraste, a bien des chances de s’exagérer. Autre chance de fausseté : être, plaisir ou douleur, atténués au point d’être pris l’un pour l’autre. La possibilité d’un tel passage de l’un à l’autre fait dire à certains que le plaisir est seulement la cessation de la douleur. Mais il n’en est vraiemnt ainsi que lorsqu’ils se mêlent, ainsi par exemple quand on trouve agréable de calmer en se grattant des démangeaisons douloureuses. Or, s’ils se mêlent, un effet de contraste est inévitable, éminemment propre à fausser le sentiment en lui-même.

Ce serait pourtant une erreur de croire que tous les plaisirs sont mélangés et condamnés ainsi à une fausseté intrinsèque. Platon va en effet montrer maintenant qu’il existe des plaisirs « purs » : par quoi il n’entend pas du tout une qualité morale ou esthétique de ces plaisirs, mais le fait simplement qu’aucun élément de douleur ne s’y mêle. Souffrait-on par exemple de ne pas voir telle couleur ou entendre tel son, qu’on a eu du plaisir ensuite à voir ou à entendre ? Certes les plaisirs de la découverte et de l’instruction supposent la curiosité, donc un besoin ; mais ce besoin n’est pas une douleur, étant l’effet d’un jugement, tout intellectuel, sur le niveau de notre savoir ou du savoir en général. Tous les plaisirs de cette sorte ont un caractère important : ils ont « en eux-mêmes leur mesure » : ce qui les prédispose à une limitation à laquelle résistent au contraire ceux qui sont mêlés de douleur et « non purifiés » ; du fait même de l’opposition, ces derniers acquièrent en effet une vivacité « sans mesure », manifestant ainsi que le plaisir est du côté de l’infini ; mais la qualité vaut mieux que la quantité ou que l’intensité ! Admettrait-on d’ailleurs la thèse d’après laquelle le plaisir est toujours un devenir, encore faut-il reconnaître que, à ce titre, il est un relatif, une tendance vers un bien, et qu’il devient justement par rapport à cette fin existante. Les plaisirs de l’esprit n’échappent pas à cette loi ; seulement l’infinité de leur devenir n’a, comme on l’a vu, rien d’étranger ni d’hostile à la mesure.

De l’examen parallèle des connaissances, il n’y a évidemment rien à dire ici : toutes en effet méritent d’être facteurs de la vie heureuse, pourvu que chacune soit mise à son rang et subordonnée à celle dont elle dépend. Quant aux plaisirs, avides assurément de cohabiter avec les connaissances les plus capables de les mieux organiser, la pensée refusera le voisinage de ceux qui sont vifs et pourraient la troubler, à plus forte raison de ceux qui « font cortège à la déraison » (aphrosynê, opposé à sôphrosynê) ; elle accueillera au contraire ceux qui auront été reconnus « vrais » et « purs ». Elle y joindra « ceux qui accompagnent une bonne santé et la vie raisonnable ; naturellement aussi tous ceux qui, pareils aux suivants d’un Dieu, font en toute occasion cortège à toute excellence en général ». Quand Platon parle ensuite du mélange ainsi constitué comme d’un « arrangement incorporel, destiné à exercer une belle autorité sur un corps doué d’âme », ceci peut s’appliquer (cf. chap. I) aussi bien au monde qu’à l’homme. Bien réglée la conduite de ce dernier est une dialectique de l’action, imitant celle de la pensée, qui elle-même cherche à être une fidèle image de la dialectique de l’Être. Dans la composition d’une telle conduite, que le bonheur récompense, le plaisir admis par la pensée est au dernier rang. Au-dessous, la dialectique ne joue plus. Avec les plaisirs qui ne sont ni vrais ni purs, nous tombons en effet dans un « infini » qui se dérobe à la mesure, dans tout le désordre de l’individualisme, avec le dérèglement de ses prétentions au bonheur : « C’est au contraire, il est vrai, le premier rang, écrit Platon, que lui donnerait la totalité des boeufs, des chevaux, de toutes les bêtes sauvages aussi, du fait qu’elles poursuivent le plaisir ! Avec une confiance en eux, pareille à celle des devins au vol des oiseaux, la plupart des hommes jugent que les plaisirs sont pour nous le plus puissant facteur d’une vie heureuse ; ils tiennent les inclinations des bêtes pour un témoignage plus autorisé que celui des raisons qu’il appartient à une Muse philosophe de proclamer dans chaque cas en manière d’oracles ! »

Une métaphysique morale, dans laquelle s’encadrent les enseignements du Phédon, du Théétète, de la République, voilà ce qu’apporte en somme le Philèbe. Pour l’individu la vertu et le bonheur, c’est, selon la loi, statut universel ou décision singulière du « Politique », de s’intégrer à la société d’abord, à l’Univers ensuite, images à des degrés divers du monde des purs Intelligibles. Vouloir orgueilleusement être soi-même pour vivre à sa guise, voilà le pire des maux. C’est sur ce terrain que va s’établir, comme un compromis, la morale d’Aristote. On voit en outre s’y dessiner une réfutation anticipée, sinon de toute la morale épicurienne, du moins de cet empirisme qui, chez les Stoïciens aussi, en appelle au témoignage des bêtes ; mais encore une préfiguration de l’éthique stoïcienne puisque la moralité est accord avec l’ordre universel en ce qu’il a de profond et de divin.