Victor Cousin : L’Euthyphron

Dieu n’étant que le bien lui-même, l’ordre moral pris substantiellement, toutes les vérités morales s’y rapportent comme les rayons au centre, les modifications au sujet qui les fait être et qu’elles manifestent. Loin donc de se combattre, la morale et la religion se rattachent intimement l’une à l’autre et dans l’unité de leur principe réel et dans celle de l’esprit humain qui les conçoit, et ne peut pas ne pas les concevoir simultanément. Mais quand l’anthropomorphisme, abaissant la théologie au drame, fait de l’éternel un dieu de théâtre, tyrannique et passionné, qui, du haut de sa toute puissance, décide arbitrairement de ce qui est bien et de ce qui est mal; c’est alors que la critique philosophique peut et doit, dans l’intérêt des vérités morales, s’autoriser de l’immédiate obligation qui les caractérise, pour les établir sur leur propre base, indépendamment de toute circonstance étrangère, indépendamment même de leur rapport à leur source primitive, se plaçant ainsi à dessein sur un terrain moins élevé, mais plus sur, sachant perdre, quelque chose, pour ne pas tout perdre, et sauver au moins la morale du naufrage de la haute philosophie. Tel est le point de vue particulier sous lequel il faut envisager l’Euthyphron. Le devin Euthyphron représente une théologie insensée qui s’arroge le droit de constituer à son gré la morale; Socrate, la conscience qui réclame son indépendance.

Socrate s’empresse de reconnaître qu’il y a une harmonie essentielle entre la morale et la religion, que tout ce qui est bien plait à celui que nous devons concevoir comme le type et la substance de la raison éternelle; mais il demande pourquoi le bien plait à Dieu, s’il pourrait ne pas lui plaire, et s’il serait possible que le mal lui plut ? Non. Pourquoi donc le bien ne peut-il pas ne point plaire à Dieu ? C’est, en dernière analyse, par cela seul qu’il est bien ; toutes les autres raisons qu’on en peut donner supposent toujours celle-là et y reviennent. Il faut donc convenir que le bien n’est pas tel parce qu’il plait à Dieu, mais qu’il plait à Dieu parce qu’il est bien , et que par conséquent ce n’est pas dans des dogmes religieux qu’il faut chercher le titre primitif de la légitimité des vérités morales. Ces vérités, comme toutes les autres, se légitiment elles-mêmes, et n’ont pas besoin d’une autre autorité que celle de la raison qui les aperçoit et qui les proclame. La raison est à elle-même sa propre sanction. Cette conception du bien, et, pour parler le langage du temps de Socrate, cette conception du saint en lui-même, dégagé des formes extérieures qu’il peut revêtir, des circonstances qui l’accompagnent des conséquences même nécessaires qui en dérivent, considéré dans ce qu’il y a de propre et d’absolu, dans sa grandeur et sa beauté immédiates, est un exemple de Vidée dans le système de Platon.

Telle est la partie un peu générale de l’Euthyphron. Mais son objet spécial est la querelle particulière de la morale avec la théologie positive d’alors, fondée sur la pluralité des dieux. Socrate prouve aisément que l’unité de la morale périt dans le polythéisme; que si le bien ou le saint est ce qui plaît aux dieux, ces dieux étant divers, et souvent en guerre entre eux, il est impossible de savoir si ce qui est agréable aux uns est agréable aux autres, et d’avoir une règle fixe. Nous ne reproduirons pas ici cette controverse, qui a perdu aujourd’hui toute importance philosophique; mais on ne saurait la suivre et l’étudier avec trop de soin dans Platon, comme un monument de la morale que la théologie païenne avait faite à l’humanité, et du courage avec lequel Socrate attaqua cette morale et le système religieux dont elle émanait. Sous ce rapport, l’Euthyphron présente un haut intérêt historique. On ne peut se défendre d’une attention presque solennelle en lisant aujourd’hui ce petit dialogue, quand on songe que c’est là le premier manifeste d’indépendance de la conscience et de la raison; la première discussion où le sentiment moral ait osé se séparer des formes religieuses qui le corrompaient, et revendiquer, au nom de sa propre dignité et de celle de la nature humaine, le droit imprescriptible d’être par lui-même saint et sacré.

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