Wenzl: HISTOIRE DE LA CROYANCE A L’IMMORTALITÉ ET DU PROBLÈME DE L’IMMORTALITÉ

INTRODUCTION – IMPORTANCE DE CETTE QUESTION : QUE POUVONS-NOUS ESPÉRER ?

Le problème de l’immortalité est le problème philosophique le plus important pour la vie humaine. Des quatre questions de Kant, certes connexes, c’est « Que pouvons-nous espérer ? » qui est la plus décisive pour la coloration intérieure de notre vie. Religion, métaphysique, éthique s’y trouvent mêlées. On peut y rattacher toute la philosophie, depuis le Phédon de Platon jusqu’à la tentative d’Epicure pour éluder cette question, depuis le moyen âge chrétien jusqu’à Descartes et Leibniz, depuis les postulats de Kant jusqu’à Nietzsche et jusqu’à la philosophie existentielle actuelle. Le problème du corps et de l’âme et celui de la théodicée y sont liés très étroitement, en sont inséparables. La réponse à cette question de l’immortalité est déterminante pour la vie de l’homme et celle de l’humanité, et pour le sens à leur donner. Si la vie se termine à la mort, l’homme, que l’instinct ne retient ni ne protège, est pris constamment entre le désir de jouir au maximum de cette vie et le désespoir. La seule idée qui soit bonne est d’essayer d’en tirer habilement le meilleur parti, « to make the best of it ». C’est à la fois plus facile et plus difficile que lorsqu’il est engagé pour une survie mais retenu en même temps par la conviction qu’il en a. Il n’est pas responsable d’un avenir pour soi et les autres, mais il lui manque un but ultime. Cette vie qui devrait être imperdable est ressentie comme une profonde tragédie. L’homme vit alors dans un comme-si ; il cherche un succédané, il veut survivre dans sa postérité, dans la mémoire des survivants, dans l’influence de l’œuvre qu’il laisse, dans la gloire que donne l’histoire.

Mais aux moments où il réfléchit il est bien obligé de voir que ce sont là des succédanés. Il garde la nostalgie de revoir ceux qui l’ont quitté, d’atteindre la plénitude d’une vie qui n’est remplie pour personne, et il lui reste le besoin d’une réponse aux questions qu’il ne peut écarter et n’arrive pas à résoudre, et qu’il ne peut résoudre et n’arrive pas à écarter, le besoin d’une connaissance impérissable sur ce qui a rempli sa vie à lui telle qu’il l’a vécue lui seul, et d’une victoire de la justice et de l’amour. L’immortalité demeure l’exigence de la vie personnelle.

Mais, outre la vie de la personne, la civilisation et l’histoire dépendent aussi de la réponse à la même question. Car elle seule fixe le sens que prend une culture, et elle commande aussi la réponse à la question ultime de toute philosophie de l’histoire, celle du sens de l’histoire humaine. Car, pour y répondre ou tenter de le faire, il faut d’abord prendre position sur le sens de la vie individuelle. Si tout est fini de ce côté, l’histoire de l’humanité ne peut avoir de sens que par la réalisation du plus grand bonheur pour le plus grand nombre ; la mort termine la vie collective comme la vie individuelle, et termine tout ce qui serait digne de durer. Mais si la vie de l’individu a son sens dans l’éternité, celle de l’humanité ne peut avoir le sien qu’en formant dans son ensemble une histoire du salut.

CHAPITRE PREMIER – HISTOIRE DE LA CROYANCE A L’IMMORTALITÉ ET DU PROBLÈME DE L’IMMORTALITÉ

Le mythe nous offre deux conceptions opposées de la survie, celle d’une île des bienheureux et celle d’un monde souterrain obscur, selon que dominait, pourrait-on dire, ou la nostalgie de l’au-delà ou la volonté de vivre en ce monde et la peur de la mort. Dans les religions perse et égyptienne, c’est un jugement divin qui décide, d’après la vie sur terre, si la région où arrive le défunt sera lumineuse ou obscure. D’autres religions aussi, celle de la Grèce même, intègrent dans leur conception de l’au-delà l’idée de jugement et de châtiment. Dans la croyance à la transmigration des âmes, la conduite morale est sanctionnée par la réincarnation, et le retour à l’existence est toujours plus ou moins la preuve d’un devoir inaccompli ; le salut est l’entrée dans le nirvana, ce qui ne veut pas dire néant mais seulement négation de l’être perceptible et représentable, royaume de paix et d’illumination, bien qu’il y ait hésitation, non seulement dans les interprétations philosophiques modernes, mais encore dans celles de l’Inde, entre une immortalité individuelle sans désirs égoïstes dans une existence totalement différente, et un néant effectif. Bouddha lui-même ne décide pas si celui qui est entré dans le nirvana parfait s’élève à une béatitude sans désirs et sans conscience personnelle ou s’il continue d’exister comme individu (Keyserling voit dans cette réserve un symptôme de lassitude et de vieillesse de la civilisation). Confucius ne répond pas davantage. Son conseil d’agir toujours comme s’il y avait des êtres supraterrestres témoins de notre conduite, mais sans savoir s’il en existe, rappelle Kant posant notre ignorance comme nécessaire à l’accomplissement inconditionnel du devoir. Le judaïsme change la croyance à l’immortalité (beaucoup voient en cela une influence perse) en croyance à la résurrection du corps.

La doctrine du Christ est que les hommes vivent dans l’assurance de la vie éternelle. La résurrection du Christ est le sommet de la révélation divine, et devient le point de départ de l’annonce de la Bonne Nouvelle. La vie terrestre est le temps de l’épreuve et du choix ; l’histoire de l’humanité est une histoire du salut ; la vie de l’homme et celle de l’humanité sont des préparations au royaume de Dieu, des luttes contre la tentation de se révolter contre Dieu, de se faire dieu soi-même et de sombrer dans la finitude et la temporalité terrestres. Création, chute, rédemption, telles sont les trois thèses fondamentales de la religion chrétienne, religion historique où la transcendance fait irruption dans le monde de notre expérience et se recoupe avec lui, et ces trois thèses convergent dans la doctrine d’un au-delà où s’accomplit la justice. Les représentations du ciel et de l’enfer sont des symboles, et sont souvent aussi, plus ou moins, comprises en ce sens. A la fin du temps se placent la résurrection pour la vie éternelle sous une apparence transfigurée, et la vision de Dieu pour les hommes de bonne volonté, et, pour ceux qui se sont séparés de lui, cette séparation et le tourment qu’elle entraîne. Mais entre la mort personnelle et la résurrection, domaine entièrement nouveau de communauté en Dieu, il y a pour les trépassés imparfaits le temps de la purification. L’Islam a hérité de cette croyance chrétienne à l’au-delà sous la forme que lui a imprimée Mahomet.

Ainsi les religions unissent la croyance à une survie et celle d’une séparation des esprits selon leur mérite moral. Au moyen âge la conception de l’immortalité a trouvé sa forme classique dans la Divine Comédie de Dante. La dogmatique théologique a conscience du caractère symbolique et mystérieux de toutes les descriptions verbales. Il n’y a de discussion dans l’Église et entre les confessions que sur deux problèmes : 1° celui de la distinction entre péché grave, « mortel », conduisant à la séparation définitive d’avec Dieu, et péché véniel, dont même après la mort l’âme peut être purifiée par le repentir et la grâce, et aussi par l’intercession en sa faveur (Luther a élevé sa protestation contre cette idée des indulgences ou du moins contre son expression imparfaite) ; et, 2°, le problème du temps qui sépare la mort de la résurrection : est-il un sommeil de l’âme, comme Luther le conçoit parfois, ou une période de vie incorporelle mais personnelle ?

En philosophie, Platon est le grand théoricien de l’immortalité. Il formule ses preuves dans le Phédon, et elles culminent dans la preuve existentielle de la mort de Socrate. Le corps est pour l’âme une prison, mais par l’anamnèse l’âme participe encore aux idées à la lumière desquelles elle vivra après la mort. L’être véritable a toujours été et sera toujours ; la vision des idées intemporelles qui jaillit parfois est une garantie de l’éternité de l’être de l’âme.

Dans la doctrine d’Aristote, seul l’esprit, le nous, que l’homme reçoit de l’extérieur, entre en ligne de compte pour la postexistence. Chez Plotin, l’âme retourne à la mort à son origine divine. L’épicurisme nous fait renoncer à l’espoir en nous donnant cette illusoire consolation : jusqu’à ce que la mort vienne, je vis ; et quand elle est venue je ne suis plus. Divers partisans de l’absence d’un au-delà usent de diverses variantes pour chercher à nous ôter l’angoisse ; mais même si marcher, partir, mourir n’« étaient » pas, ce sophisme tomberait à côté de la question. Il est grotesque de la part de Pline (23-79 ; Hist. Nat.) de ramener à la vanité humaine la croyance à l’immortalité « comme si la vie de l’homme était différente de celle des autres animaux ». Différente, elle l’est au moins par la conscience de la mort, et la conscience du fait que le sens de la vie humaine reste incomplet si elle s’achève avec la mort. L’aspiration à la survie n’est pas « puérile » et « prétentieuse » ; elle est besoin de voir durer ce qui est digne de durer.

Passons sur les conceptions de la gnose et de la patristique, trop longues à exposer. La scolastique reprend les arguments de Platon avec l’ontologie d’Aristote : la Révélation nous garantit l’immortalité personnelle ; le rôle de la philosophie est seulement d’éclairer cette foi par le raisonnement lui-même. L’âme humaine (c’est là l’idée principale surtout chez Thomas d’Aquin) ne peut, ayant la faculté de penser, qu’être incorporelle, immatérielle ; et de l’immatérialité ce théologien déduit la substantialité et l’indestructibilité de l’âme. L’aspiration naturelle de l’âme à exister toujours, ce besoin d’immortalité, forme aussi un argument psychologique. La philosophie des temps modernes se dégage, avec l’avènement des « lumières », de ses bases religieuses. On est surpris de voir la doctrine de la métempsychose reprise comme la plus conforme à la raison, par exemple dans « Education du genre humain » de Lessing. On la rencontre aussi dans quelques passages de Goethe, mais chez lui il faut se rappeler la diversité de son expérience religieuse. La même doctrine trouve accueil aussi chez Hume, et plus tard chez Schopenhauer, et aujourd’hui dans la théosophie et l’anthroposophie.

Kant a pris position à l’égard du problème de l’immortalité au moins trois fois dans ses ouvrages : en 1766, dans les « Rêves d’un visionnaire », en 1781 dans la « Critique de la raison pure » et en 1788 dans la « Critique de la raison pratique ». Très impressionné visiblement par ce qu’il apprenait de la clairvoyance et des visions de Swedenborg, il avait examiné en détail les Arcana cœlestia de ce dernier. Dans une lettre dont la date est discutée, il avait reconnu dans les faits des phénomènes inexplicables mais très importants. Mais la doctrine secrète de Swedenborg lui paraissait fantaisiste, et, dans les « Rêves d’un visionnaire », il l’écarta ironiquement.

Des amis « indiscrets » l’avaient, semble-t-il, pressé de prendre position, et il saisissait l’occasion de se détacher d’une métaphysique spéculative tout en disant peut-être à celle-ci une dernière fois ce que sa propre « fantaisie » lui présentait comme possible. Ce qu’il a dit est en réalité plus important que ne s’en rendent compte d’ordinaire ceux qui se laissent hypnotiser par sa critique satirique de Swedenborg, et méconnaissent la double portée de cet écrit. Dans la « Critique de la raison pure », il tire systématiquement les conséquences théoriques ; il repousse comme sophismes et paralogismes les preuves de la psychologie rationnelle tirées de la simplicité, de la non-composition et de l’immatérialité de l’âme. Dans la « Critique de la raison pratique », il formule de la manière devenue classique le refus de la croyance à l’immortalité au cas où celle-ci est posée comme condition préliminaire de l’action morale, mais il l’accepte, avec la liberté et l’existence de Dieu, comme postulat, pour que la vie humaine ait un sens plein et parfait et pour que la justice existe, ce qui est au fond l’argument psychologique de Thomas d’Aquin. La raison de son refus des preuves théoriques, de l’« impossibilité » de se tourmenter avec cette question, est déjà donnée dans les Rêves : souligner l’importance de la conviction d’une existence après la mort n’est qu’un prétexte pour la vanité de la science : « N’est-il donc bon d’être vertueux que parce qu’il y a un autre monde ?… Peut-on appeler vertueux celui qui s’adonnerait volontiers à ses vices préférés s’il n’était effrayé d’un châtiment à venir ? » C’est donc l’absence de preuve scientifique qui permet, d’après Kant, l’acte véritablement moral. Avoir pour but une récompense dans l’au-delà lui ôterait sa valeur morale. Mais, prisonnier de son système et de son temps, Kant méconnaît l’impossibilité d’éluder la question du sens de l’existence humaine, qui commande celle de la survie, et dont nous dirons encore l’importance pour l’éthique même ; et il méconnaît l’influence de la contre-attaque du matérialisme et du pur empirisme, où la philosophie rejettera la question qu’il a posée : « Que pouvons-nous espérer ? » comme la simple expression d’un pieux désir. Pour lui l’immortalité est un postulat, mais il est convaincu aussi de ceci : « Il n’y a jamais eu d’âme droite qui pût souffrir l’idée qu’avec la mort tout fût fini et qui n’élevât sa noble pensée à l’espoir d’un avenir ». Mais cela exige qu’on justifie cette conviction contre les influences qui prétendent ia montrer impossible et impensable.

L’idéalisme allemand, en face de ce problème, se retrouve aux confins de la mystique. Nous consacrerons un appendice à examiner la position de Schopenhauer. La transition entre Hegel et le matérialisme est représentée par Feuerbach, qui rejette d’abord la croyance en Dieu comme un rêve de l’enfance de l’humanité, et de même, dans ses « Pensées sur la mort et l’immortalité », la survie personnelle comme l’expression du désir d’un égoïsme sublimé. Le matérialisme implique la négation de l’immortalité : si l’on ne veut d’autre réalité que la matière, si la vie même en est issue selon les lois physicochimiques sans autonomie propre, si la conscience n’est — chose absolument incompréhensible — qu’épiphénomène de processus matériels assez complexes, alors il n’est plus question d’immortalité personnelle, même si l’on penche vers un certain hylozoïsme. La survie n’aura, au siècle dernier, en dehors de la philosophie vraiment croyante et chrétienne, qu’un seul grand défenseur : Gustave Théodore Fechner. Dans « Opuscule sur la vie après la mort » et « Zendavesta, ou : des choses du ciel et de l’au-delà du point de vue de la philosophie naturelle » on trouve peut-être, sur ce problème, les dernières considérations originales qui soient fines et profondes. Bientôt après éclate le cri de Zarathoustra : « Restez fidèles à la terre ! » C’est plus un cri de désespoir qu’une consolation, et c’est une tentative désespérée de surmonter le nihilisme de l’absurdité. Et malgré tout Zarathoustra-Nietzsche ne veut pas non plus être privé de l’immortalité. Elle apparaît, pour rester ici-bas, sous la forme de l’éternel retour : par la répétition de l’éternel identique, notre vie même se répète indéfiniment. C’est là à la fois une idée scientifiquement insoutenable et une bien faible et insuffisante consolation pour les victimes de la souffrance imméritée et de l’injustice terrestre. Même le sens qu’on aimerait en tirer : « Dirige ta vie de manière que tu puisses à chaque instant souhaiter avoir à la recommencer », est impossible dans un monde d’absolu déterminisme et d’éternelle répétition. Et cependant Nietzsche voit dans son enseignement le « tournant de l’histoire » !

Jetons encore un regard sur l’époque actuelle. On peut dire, surtout pour l’Allemagne, que la pensée de la mort y prédomine, pensée qui fut le dernier sujet poétique de Rilke et de Hölderlin et aussi le centre d’intérêt de la philosophie existentielle qui leur fait suite. La langue de Heidegger est artificielle ; les mots chez lui n’ont pas leur signification habituelle, mais une autre qui reste obscure et hésitante. Mais même si l’angoisse pour lui n’est pas le sentiment que nous appelons ainsi, mais une angoisse « existentielle », une révélation de notre « abandon » dans le « néant » (mot qui à son tour n’est donc pas à prendre pour une simple négation), cette « situation fondamentale » d’angoisse est tout de même bien, en fin de compte, une angoisse devant la mort. L’homme est le seul être qui soit conscient de sa finitude et de sa temporalité, et donc de l’inéluctabilité de la rencontre de la mort. Chez celui que la mort ne menace pas immédiatement, cette angoisse est comme la peur du vertige qui nous prend quand nous nous imaginons déjà au bord d’un précipice vers lequel nous marchons. Il n’y a, contre cette angoisse existentielle, aucun remède et aucune consolation ; tout ce que nous pouvons espérer est d’échapper aux affres et aux souffrances immédiates de la mort. Nous ne sommes en réalité que des « morts en permission », et il n’y a d’autre parti qu’une héroïque résignation ou la fuite dans l’étourdissement de la vie avec refoulement de la pensée de la fin : stoïcisme ou épicurisme modernes. Mais la vie n’atteint par là ni achèvement ni justice. Plus il faudrait qu’une chose ne puisse se perdre, plus il est absurde qu’on soit obligé de perdre ce qui n’a de sens qu’en étant impérissable. Telle est pourtant la situation du nihilisme moderne.

Un bref examen des diverses positions à l’égard du problème de l’immortalité les montre dépendantes de deux tendances affectives profondes : d’un côté l’aspiration à survivre, à revoir ceux qui furent chers, à contempler la vérité et l’accomplissement de la justice : mobile initial et positif, rejeté comme projection d’un désir par l’autre tendance ; mais, dans celle-ci même, présence d’un mobile affectif profond : angoisse de l’indéterminé, ou angoisse de dévaloriser et de perdre cette vie si elle ne nous épuise pas et si nous ne l’épuisons pas : attitude jugée plus héroïque.

Il y a pourtant entre ces deux extrêmes le grand nombre de ceux qui partagent l’aspiration, mais, pour des motifs de scepticisme théorique, ne croient pas devoir l’approuver.