SCIENCE ET DIALECTIQUE DE L’AMOUR
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE, TOME I: L’ANTIQUITÉ ET LE MOYEN AGE
A la réminiscence des idées se rattache très étroitement, dans le Ménon, la possibilité de posséder des opinions droites sans être capable de les justifier, c’est à dire sans avoir la science (97c 98c). Ainsi les célèbres politiques d’Athènes, Aristide ou Périclès, qui ont bien dirigé la cité, ne possédaient aucune science politique, c’est à dire aucune connaissance méthodique méritant le nom d’art ; sans quoi, ils eussent été capables de l’enseigner et de la transmettre ; or ils n’ont pas même pu faire de leurs propres enfants des politiques (93c 94e). Mais, pratiquement, lorsque l’action seule est en question, l’opinion droite équivaut à la science. Comme cette opinion n’est pas innée à l’individu, et comme elle n’est pas non plus acquise par l’instruction, il faut qu’elle dérive de l’inspiration des dieux (99c-100b). Cette inspiration est parmi les faveurs faites par les dieux à la cité athénienne. C’est un trait qui ne pouvait étonner aucun auditeur de Platon ; pour un Grec, la cité reste nécessairement sous la protection des dieux à qui elle rend un culte.
Comme la réminiscence du Ménon se réalise dans le mythe de la préexistence de l’âme du Phèdre, l’inspiration appelle aussi son complément mythique, qui fera saisir par l’imagination les influences qui s’exercent en l’âme ; c’est le mythe d’Éros dans le Banquet et le Phèdre. Platon rattache l’inspiration philosophique à tout un ensemble de faits du même genre. Elle est elle même un aspect de la folie amoureuse ; car la philosophie est pour Platon ce qu’elle avait été pour Socrate ; elle est non pas méditation solitaire, mais génération spirituelle dans l’âme du disciple ; or « on n’engendre que dans le beau » et sous l’influence de l’amour (Banquet, 206c). L’amour tend vers l’immortalité, aussi bien l’amour des beaux corps qui prolonge la vie d’un individu en une autre que l’amour des belles âmes, qui réveille les puissances dormantes de l’intelligence chez le maître comme chez le disciple (206d ; 208b). La vie de l’esprit est ainsi comme entée sur la vie du corps ; du désir instinctif qui pousse l’être vivant à engendrer son semblable jusqu’à la vision subite du beau éternel et impérissable, il y a un progrès continu qui est un progrès en généralité ; c’est un progrès d’être ému non plus par la beauté d’un seul corps, mais par toute beauté plastique ; mais au dessus de la beauté plastique se trouve celle des âmes, des occupations et des sciences, et au dessus encore, la mer immense du Beau dont toutes ces beautés sont issues (209e 212a).
Platon insiste longuement sur la nature démoniaque de l’amour ; à l’en croire, les démons jouent, dans le culte religieux, un rôle de premier plan ; ils sont l’intermédiaire entre les hommes et les dieux, apportant aux dieux les prières des hommes, et aux hommes les dons des dieux. Éros est un de ces démons, le fils de Poros et de Pénia, qui unit à la pauvreté de sa mère l’ingéniosité, les fertiles ressources de l’esprit de son père : il est le type, et comme le patron des philosophes ; il symbolise en lui tout ce qu’il y a en eux d’inspiration et d’élan ; il est, dans l’ordre affectif, ce que sont, dans l’ordre intellectuel, les mathématiques ; il attire vers le beau, comme les mathématiques attirent vers l’être (202e 203c).
De même qu’Éros personnifié est un démon parmi les autres, la folie amoureuse est aussi une espèce d’un genre plus vaste qui comprend toute « folie venue des dieux » (Phèdre, 245b). Platon songe en particulier ici aux croyances et pratiques religieuses qui se rattachent à un mode de divination dont l’importance sociale était immense, la divination de la Pythie delphique « qui fait tant de bien à la Grèce grâce à sa folie, et qui dans son bon sens, n’en fait aucun » (244b). La folie du prophète qui vaticine est mise en parallèle avec la folie du poète possédé des Muses, celui dont les œuvres instruisent les générations futures. C’est à ces deux délires dont tous les Grecs acceptent la valeur que Platon vient comparer le délire de l’amoureux ; il n’est pas d’une valeur moindre ; puisqu’il est l’agitation d’une âme qui reconnaît, dans les choses sensibles, l’image de la beauté éternelle qu’elle a contemplée, lorsqu’elle vivait, avant sa vie terrestre, en compagnie des dieux ; il est donc le point de départ de la philosophie, et redonne à l’âme ses ailes (249a 250c) ; il aiguillonne l’âme, comme Socrate, l’amant parfait du Banquet (216a) est, dans l’Apologie (30e), le taon qui stimule les Athéniens.
Le thème d’Éros et, d’une manière générale, celui de l’inspiration divine met à nu le fond affectif de la science platonicienne, La philosophie n’est pas pour Platon une méthode purement et étroitement intellectuelle. « L’organe par lequel on comprend est comme l’œil qui est incapable de se tourner vers la lumière, autrement qu’avec tout le corps ; de même c’est avec l’âme tout entière qu’il faut opérer la conversion du devenir à l’être… Il y a des méchants qui sont d’habiles gens et dont la petite âme a une vision aiguë et pénétrante… ; mais plus elle a de pénétration, plus ils font de mal ! » (République, 518e sq.). Cette vision des médiocres s’oppose à la vision du Beau, qui procède de l’amour et qui est le couronnement de l’initiation amoureuse.
De plus, le mythe relie la vie philosophique à l’ensemble de la destinée humaine et par là à l’univers entier, qui en est le théâtre. La chute de l’âme, du ciel sur la terre, ses avatars sur terre, sa conversion, et son retour à la vision d’où elle est partie, voilà ce qui fait le fond du mythe du Phèdre et de l’allégorie de la caverne dans la République : l’âme déchue du Phèdre (246e) est le prisonnier qui, placé dans la caverne obscure, le dos tourné au jour, ne contemple que la succession plus ou moins régulière de vaines ombres sur le fond de la caverne jusqu’à ce que la dialectique vienne lui donner un mouvement de conversion vers la lumière (République, 514a 516a).