Excertos de Jean Borella, “Le mystère du signe”
Il semble que ce soient les pythagoriciens et les néo-platoniciens qui aient fait usage de ce terme, sans exclure d’autres vocables tels que allegoria, sèma, hyponoïa (« allégorie », « signe », « signe secret »). C’est ce qu’affirment en particulier Porphyre et Jamblique. « Quand il (Pythagore) conversait avec ses familiers, il les exhortait, soit d’une manière discursive, soit d’une manière symbolique (dîexodikôs, symbolikôs)»1. Ce qu’il confirme un peu plus loin en déclarant : « Pythagore exposait symboliquement, selon un trope mystérique… »2. Et Jamblique nous apprend que les pythagoriciens, « en présence des étrangers, des profanes pour ainsi dire, s’il s’en trouvait (…) communiquaient entre eux à mots couverts, à l’aide de symboles »3. Mais, avant eux, Plotin usait du même terme pour caractériser le mode pythagoricien d’exposition : s’interrogeant sur le nom qui convient à l’Un, il déclare que « les pythagoriciens le désignaient symboliquement entre eux par Apollon, qui est la négation de la pluralité »4.
Néanmoins, si le mot symbolon semble bien bénéficier d’un patronage pythagoricien et néo-platonicien, la réalité qu’il désigne est beaucoup plus ancienne, puisque les mêmes auteurs la font remonter à la mystérieuse Egypte, d’où Pythagore l’aurait rapportée. C’est ce que déclare Porphyre : « En Egypte, Pythagore fréquentait les prêtres ; il s’initia à leur sagesse et à la langue des Egyptiens, ainsi qu’à leurs trois espèces de lettres, épistolographi-ques, hiéroglyphiques et symboliques, les unes exprimant les choses au sens propre par imitation (c’est l’écriture kyriologique dont parle Clément d’Alexandrie), les autres procédant allégoriquement au moyen de certaines énigmes »5. C’est aussi ce que développe Jamblique dans son célèbre ouvrage Les Mystères d’Egypte6 : « Si tu proposes quelque question philosophique, écrit l’auteur à un interlocuteur supposé, nous la déterminerons pour toi elle aussi selon les antiques stèles d’Hermès, que Platon déjà auparavant et Pythagore avaient scrutées pour constituer leur philosophie »7. Et plus loin : « tout d’abord je veux t’expliquer le mode de théologie des Egyptiens; ceux-ci, en effet, imitent la nature universelle et la création divine quand ils produisent eux aussi des copies symboliques des intellections mystiques, cachées et invisibles, de même que la nature a exprimé d’une certaine manière symbolique les raisons invisibles par les formes apparentes, et que la création divine esquisse la vérité des Idées par les copies visibles (…) Ecoute donc, toi aussi, selon l’intelligence même des Egyptiens l’interprétation intellectuelle des symboles… »8. Il existe donc un symbolisme naturel et cosmologique, auquel répond, dans l’ordre culturel, un symbolisme traditionnel ou sacré (formes sensibles, paroles, gestes) à finalité noétique ou didactique, mais aussi, et surtout, à finalité rituelle : « Parmi les ouvres ordinaires de la théurgie, en effet, les unes ont une cause ineffable et suprarationnelle ; d’autres sont comme des symboles consacrés de toute éternité aux êtres supérieurs »9. Assurément, symboles culturels et symboles rituels sont d’institution. Mais ces institutions sont elles-mêmes l’ouvre des dieux, directement ou indirectement, par conformité à l’ordre des choses voulu par le divin : « Est-ce que ces institutions ne viennent pas des dieux et n’ont pas dès l’origine été établies par eux dans une forme intelligible ? Elles imitent l’ordre même des dieux, l’ordre intelligible et l’ordre céleste. Elles possèdent des mesures étemelles de ce qui est et des signes merveilleux ; car ils sont envoyés ici par le démiurge et le père de tout et par elles les secrets indicibles sont exprimés à l’aide des symboles mystérieux, l’invisible est enfermé dans des formes, et ce qui est supérieur à tout est représenté par des images »10.
Porphyre, Vie de Pythagore, 36, ed. Nauck, p. 36, 14-15, dans Porphyrii Opuscula Selecta, iterum recognovit A. Nauck, Leipzig, Teubner, 1886, cité par J. Pépin, Mythe et Allégorie, Aubier, 1958, p. 95 (Nous avons légèrement modifié la traduction de J. Pépin). ↩
Ibid., ed. Nauck, p. 38, 20-39, 3 ; et Pépin, ibid., p. 96 (traduction Pépin modifiée). ↩
Jamblique, Vie de Pythagore, 32, 227, ed. Deubner, p. 122, 3-5, Leipzig, Teubner, 1937 ; cité par Pépin, ibid., p. 95. ↩
Plotin, V, 5, 6, trad. Bréhier, Ennéades, V, p. 98. Il s’agit évidemment d’un jeu de mot symbolique, analogue au nirukta hindou : Apollon – a-pollon, c’est-à-dire, mot à mot, « non-multiple ». ↩
Cf. Porphyre, Vita Pythag. 11-12, ed. Nauck, p. 23, 1-6, trad. Pépin, op. cit, p. 270. ↩
Texte et traduction par E. des Places, S.J., « Les Belles Lettres », 1966. ↩
Ibid, I, 2; p. 40. ↩
Ibid., VII, 1-2 ; pp. 188-189. ↩
Ibid., I, 11 ; p. 60. ↩
Ibid., I, 21 ; nous suivons ici la traduction de Pierre Quillard, Dervy, 1948, p. 54. ↩