LA FORME LITTÉRAIRE
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE, TOME I: L’ANTIQUITÉ ET LE MOYEN AGE
Le dialogue platonicien offre, mélangés à divers degrés, trois aspects : il est un drame, il est la plupart du temps une discussion, il contient quelquefois un exposé suivi.
D’abord un drame : tantôt, le lieu, l’époque et les circonstances sont marqués avec précision, comme dans le Protagoras (309 a 310 a) ; le dialogue est lui-même souvent, comme dans le Banquet (172 174), inséré dans un récit ; tantôt, au contraire, et cela est plus fréquent, à mesure que Platon avance, le dialogue débute ex abrupto . Il est des dialogues dont l’aspect dramatique est particulièrement visible par la vie des caractères et par les péripéties qui tiennent le lecteur en haleine ; il en est d’autres d’où la vie dramatique a à peu près disparu, bien qu’il n’y en ait aucun, même les plus arides, le Philèbe ou le Sophiste par exemple, qui ne renferme quelques traits d’humour et de satire . Les personnages, c’est d’abord Socrate, puis ceux avec qui Socrate a été en relation, sophistes ou philosophes étrangers, jeunes gens des nobles familles d’Athènes, hommes politiques de la ville, en tout cas, comme dans les comédies d’Aristophane, des personnages connus de tous, dont plusieurs sont encore vivants, dont beaucoup ont des liens de parenté avec Platon. C’est seulement dans ses dialogues de vieillesse que s’introduisent des personnages fictifs et peu vivants, comme l’étranger du Sophiste et des Lois, ou Philèbe.
On sait avec quelle prédilection il a dépeint Socrate, le Socrate du Protagoras, encore jeune et sans autorité au milieu des sophistes riches et réputés, le Socrate ayant pleine conscience de sa mission morale et sociale dans l’Apologie, celui qui inquiète la conscience d’Alcibiade (Banquet) et qui, dévoilant à Ménon son ignorance, l’engourdit comme ferait une torpille, l’« accoucheur des esprits » du Théétète, enfin le défenseur de la vie philosophique dans le Gorgias et le Ménon. Puis Socrate disparaît, et, avec lui, la vie dramatique du dialogue ; il est peu probable que le jeune Socrate qui, dans le Phédon (97 c sq.), s’instruit en lisant Anaxagore, ou, dans le Parménide (128e sq.), soumet la doctrine des idées au vieux philosophe d’Élée, soit autre que Platon lui-même.
Autour de Socrate, c’est tout un peuple de sophistes, de rhéteurs, d’exégètes, de poètes, de prophètes, dont, la sagesse est passée à l’épreuve par le maître ; Platon les parodie plus ou moins cruellement : c’est Hippias qui se vante d’enseigner et de pratiquer tous les arts ; c’est Protagoras, qui ne sait terminer une discussion sur la possibilité d’enseigner la justice qu’en racontant un mythe ; Gorgias le rhéteur, dont l’enseignement, qui veut être purement technique, ne se soucie pas de la justice de sa cause ; Ion, l’interprète d’Homère, qui n’obéit qu’à l’inspiration, comme le poète ; Euthyphron, le prétendu saint, qui veut éviter la souillure religieuse plutôt que l’injustice.
Puis viennent les jeunes gens, depuis Charmide, de naissance noble, cousin de la mère de Platon, type de cette réserve, de cette décence dans l’attitude et les propos, que l’on appelle la sophrosyné, jusqu’au Calliclès du Gorgias, l’ambitieux de basse naissance, intelligent et cultivé, d’ailleurs, et plein d’une volonté ardente de s’imposer aux Athéniens.
Enfin, les bourgeois et politiques d’Athènes, Critias le tyran, parent de Platon, qui dans Charmide, se montre violent et sans égards pour Socrate ; Lachès et Nicias, excellents militaires, tout empêtrés dans les discussions stratégiques, alors qu’on leur demande ce que doit apprendre un jeune homme ; l’inquiétante figure d’Anytos, dans le Ménon, le bourgeois conservateur qui craint la liberté d’esprit de Socrate et l’accusera devant les juges.
Plusieurs dialogues ont une progression dramatique et présentent des crises à la manière des pièces de théâtre. Tantôt le scénario est emprunté à la vie courante, comme dans le Banquet, où chacun des convives fait, après boire, l’éloge de l’amour, tantôt aux événements dramatiques du procès et de la mort de Socrate ; mais quelquefois le progrès naît du caractère même des personnages ; ainsi il arrive souvent que le dialogue soit interrompu par l’impatience d’un auditeur, qui refuse de se soumettre plus longtemps à l’examen de Socrate ; lorsque Socrate a affaire à un interlocuteur de caractère emporté, comme Calliclès du Gorgias, le dialogue menace à chaque instant de finir . C’est le Gorgias qui, dans son ensemble, nous fournit le plus bel exemple d’un mouvement dramatique : trois épisodes parfaitement enchaînés, les trois conversations de Socrate avec Gorgias, avec Pôlos et avec Calliclès ; Gorgias ne voyant que le côté technique de l’apprentissage de l’orateur, est incapable de donner à son art une fin morale quelconque ; un Pôlos n’utilisera pas la rhétorique à mauvaise fin ; mais c’est uniquement parce qu’il est timide et respectueux des préjugés ; vienne au contraire un violent comme Calliclès : il trouvera dans l’école de Gorgias non pas un frein, mais au contraire un instrument pour exercer sa violence. Ce sont ainsi toutes les conséquences de l’attitude intellectuelle de Gorgias, qui se déroulent de manière vivante et dramatique.
Devant une telle intensité de vie dramatique, on s’est demandé si Platon n’avait pas, sous le couvert d’interlocuteurs de Socrate, pour la plupart morts depuis longtemps, voulu dépeindre des personnes vivantes. Il est certain, d’une part, que Platon n’a pas du tout le souci de la chronologie que l’on attendrait s’il avait réellement l’intention de peindre des personnages de l’époque de la jeunesse ou de la maturité de Socrate. D’autre part, certains de ces personnages, même dans les dialogues de la première et deuxième périodes, nous sont inconnus d’ailleurs, par exemple Calliclès, ou bien les sophistes Euthydème et Dionysodore, à qui Platon donne les premiers rôles dans le dialogue Euthydème. On n’a nullement le droit pourtant, de faire correspondre à chacune de ces figures, connue ou non, des contemporains de Platon. La vérité semble être que la plupart des portraits de Platon sont stylisés ; ils prennent, quoique palpitants de vie, une valeur universelle et Platon a pu ainsi naturellement introduire chez ces personnages les préoccupations de son époque et les siennes propres.
Qu’il s’agisse ou non de dialogues, présentant un intérêt dramatique, la partie permanente et substantielle du dialogue est, sauf exception, la discussion. A une question (par exemple : qu’est ce que la justice ? la vertu peut elle s’enseigner ?), le répondant réplique par une formule : c’est cette formule qui est soumise à l’épreuve de la discussion, selon l’unique règle indiquée dans le Ménon (75 d). « Du côté du répondant, la discussion (ou dialectique) consiste non seulement à donner des réponses vraies, mais des réponses qui découlent de ce qu’il reconnaît savoir ». La discussion suppose donc toute une série de postulats admis ou hypothèses avec lesquels on confronte la formule à discuter, pour voir si elle est ou non d’accord avec eux. La première formule réfutée, le répondant en propose une seconde, puis une troisième, et ainsi de suite, sans aboutir souvent à aucun résultat définitif. Ainsi Charmide, dans le dialogue de ce nom, interrogé par Socrate sur la nature de la sophrosyné, répond qu’elle consiste « à agir avec ordre et lenteur » (159b), mais comme Charmide reconnaît, d’autre part, que la sophrosyné est parmi les belles choses, et qu’il est plus beau d’agir rapidement que lentement, il s’ensuit qu’il y a désaccord entre sa formule et ce qu’il reconnaît lui-même comme vrai. Il doit donc l’abandonner et en proposer une autre.
La discussion ou dialectique n’est donc à aucun degré comme dans les joutes des sophistes, la confrontation de deux opinions adverses soutenues chacune par un interlocuteur : le répondant seul exprime des opinions positives. Socrate, lui, « ne sait rien sinon qu’il ne sait rien » ; il n’a d’autre rôle que d’examiner ou de passer à l’épreuve le répondant, en lui faisant voir s’il est ou non d’accord avec lui-même.
En principe, la dialectique platonicienne restera toujours ce qu’elle a été dès l’abord dans les dialogues socratiques : le Théétète examine successivement les diverses opinions de Théétète sur la science, comme l’Hippias majeur réfute les opinions successives d’Hippias sur le beau. Pourtant, le cadre extérieur et la signification paraissent bien changer peu à peu. Les dialogues socratiques sont, en effet, pour le moins autant un examen des personnes mêmes qu’un examen de leurs opinions ; l’intérêt porte même plutôt sur le premier que sur le second. Les concepts de tempérance, de courage, de piété ne sont pas en eux mêmes et pour eux mêmes l’objet de la recherche ; on cherche avant tout si ceux qui ont ou pensent avoir ces vertus, les connaissent, en un mot s’ils se connaissent bien eux-mêmes. Le bénéfice de la discussion, ce sera la « connaissance de soi-même ».
Il semble bien que, à mesure que Platon s’éloignait de l’influence socratique, son centre d’intérêt se soit déplacé et porté des personnes aux réalités elles mêmes. Aussi attache t il plus de prix au résultat qu’il obtient. Que l’on compare par exemple le Protagoras au Ménon ; ils portent sur le même sujet : la vertu peut elle s’enseigner ? Mais dans le premier de ces dialogues, Socrate est content de mettre Protagoras en désaccord avec lui-même, puisqu’il répond d’abord oui et ensuite non ; c’est la prétention de Protagoras, plutôt que le sujet même que l’on examine. Dans le Ménon, au contraire, Platon, devenu sans doute à ce moment le maître de l’académie, indique des méthodes positives de recherche et d’enseignement . Bien plus, il arrive, dans les derniers dialogues, que la méthode socratique est entièrement oubliée : dans le Philèbe (11b), par exemple, la dialectique ne consiste plus dans l’examen du répondant par Socrate ; elle comporte deux thèses opposées qui s’affrontent, et dont l’une est soutenue par Socrate lui-même.
Ainsi, au cours de l’activité littéraire de Platon, la dialectique perd peu à peu en intérêt dramatique et humain, et a une tendance à se transformer en une méthode impersonnelle, qui s’intéresse aux problèmes pour eux mêmes.
Le troisième aspect que nous distinguions dans l’œuvre de Platon, c’est l’exposé suivi. L’exposé suivi, dans les œuvres de la première et de la seconde période, se présente sous deux formes qui ont grande affinité l’une avec l’autre : le discours qui soutient une thèse, et le mythe qui raconte. Le discours à thèse est mis en général dans la bouche des interlocuteurs de Socrate, et il a bien souvent le caractère d’une parodie ; des sophistes exposent leur opinion en une conférence d’apparat, et Platon s’amuse à imiter la manière d’un Protagoras, d’un Prodicus, d’un Gorgias ; quelquefois il s’agit de discours qui, sans être à proprement parler des conférences de sophistes en sont parents ; tels les éloges de l’amour dans le Banquet, où Platon parodie successivement la manière du rhéteur Lysias (discours de Phèdre), de Prodicus (Pausanias), d’Hippias (Eryximaque), de Gorgias (discours d’Agathon) ; tel le discours de Calliclès dans le Gorgias ; le discours de Lysias dans le Phèdre est destiné à donner un exemple concret des défauts de la technique des orateurs. Mais, dans tous les cas ces discours suivis sont destinés à servir en quelque sorte de repoussoir à la méthode véritablement scientifique de recherche, qui est la dialectique. Socrate, lui, « ne possède pas l’art des longs discours » (Protagoras 336b), et si ses interlocuteurs, suivant leur pente naturelle, essayent de se dérober à la discussion en prononçant un discours (comme Protagoras), s’ils sont toujours prêts, comme Calliclès, à abandonner la partie quand Socrate ne les laisse pas parler, Socrate, inversement, se plaint que Protagoras ne veuille pas distinguer entre « une discussion entre gens qui se réunissent et un discours au peuple » (Ibid.). C’est que dans un discours il s’agit seulement de persuader l’auditeur en flattant ses préjugés, mais non pas de rechercher la vérité et l’accord avec soi-même.
Pourtant Platon, au cours de sa carrière, n’a pas toujours gardé cette attitude hostile à l’art des discours, et il lui a donné, semble t il, une place qui va croissant. Les méthodes de persuasion gardent leur importance et leur valeur, lorsqu’il s’agit d’imposer des vues qui n’admettent pas de démonstration rigoureuse. Que l’on compare à cet égard les Lois, œuvre de vieillesse, et la République ; dans les Lois, il n’y a plus de discussion, mais il y a, en revanche, pour chaque catégorie de lois, de longs prologues, destinés à entraîner la conviction plutôt qu’à prouver ; tel, au livre X, le célèbre prologue aux lois concernant la religion . Cette manière de Platon a eu une immense influence, et nous avons là plus que l’ébauche d’une prédication morale, qui, plus tard, deviendra la philosophie presque entière. Dès le Phèdre (269c sq.), d’ailleurs, Platon a montré comment une réforme de l’éloquence était possible, et comment on pouvait, en l’associant à la dialectique, donner au discours un ordre et une consistance. Dans le même dialogue il a donné l’exemple de ce style majestueux et oratoire (245c sq.), qui fait un tel contraste avec la vivacité malicieuse des premiers dialogues.
Pour le mythe, il est d’abord une parure et un ornement dans un discours ; comme tel, il a sa place chez les sophistes ou orateurs que parodie Platon, le mythe de Prométhée chez un Protagoras, par exemple , ou celui de la naissance d’Éros dans les discours du Banquet. Mais, de très bonne heure, dès le Gorgias, Platon met des mythes dans la bouche de Socrate. Ces mythes ont certains caractères précis qui tranchent sur ceux du mythe pur ornement oratoire. En premier lieu, ils ne sont point des parties d’un discours plus étendu mais ils sont traités pour eux mêmes : tels les mythes de la fin du Gorgias (523a) et de la République (X ; 614b) ; dans les deux cas, au moment où commence le mythe, la discussion est épuisée, et le concept de justice est tiré au clair ; ils s’ajoutent à la discussion sans en faire partie. En second lieu ces mythes ne concernent jamais la généalogie des dieux, mais uniquement la destinée de l’âme, ou, d’une manière plus générale, l’histoire humaine. Les mythes concernant la vie future sont naturellement liées, dès l’Odyssée, à une géographie fantastique décrivant le pays des ombres. Cette sorte de géographie prend dans le mythe platonicien, une place de plus en plus importante ; tandis que le Gorgias ne dépasse guère les représentations homériques, le Phédon spécule sur les reliefs de la surface terrestre ; surtout, la République (616c 617b) et le Phèdre (247c) relient d’une manière intime l’histoire de l’âme au système astronomique ; le monde entier est avant tout la scène où évoluent les âmes des hommes et des dieux. On pourrait presque dire que les spéculations astronomiques ne s’introduisent jamais chez Platon qu’à la faveur du mythe de l’âme ; le mécanisme des choses est tel (Lois, X, 904b) que l’âme est attirée naturellement vers les lieux où elle doit subir son châtiment ou jouir de sa récompense. C’est que le monde lui-même est un grand être vivant et animé ; le Timée, qui a la forme d’un récit ou d’un mythe, raconte comment l’âme du monde a été formée et s’est formé à elle même un corps. Cette astronomie religieuse a eu dans la suite une influence considérable.
Le mythe s’oriente aussi parfois, mais bien rarement, vers la légende à forme de récit historique, comme dans un dialogue de vieillesse inachevé, le Critias, où sont décrites l’Athènes préhistorique et l’Atlantide.
Enfin il faut ajouter que, dans le Timée (61c à la fin), l’exposé continu du mythe est relié sans suture à une autre forme d’exposé continu qui est celle d’un traité physiologique ou médical ; à la fin du dialogue, les sciences expérimentales, telles que les concevaient les Ioniens ou les médecins, font une fugitive et tardive apparition et ne trouvent naturellement leur expression en aucune des formes littéraires que nous avons citées.
De cette extraordinaire complexité de formes, drame et comédie, dialectique, discours suivis et mythes, formes qui, selon les époques, sont différemment dosées et ont de plus chacune leurs modifications propres, il est impossible de faire abstraction pour juger la philosophie de Platon.