L’ORIGINE DE LA SCIENCE. RÉMINISCENCE ET MYTHE
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE, TOME I: L’ANTIQUITÉ ET LE MOYEN AGE
Il importe au plus haut point, pour bien comprendre le Platon de la maturité, d’avoir toujours présents à l’esprit ces deux plans de la connaissance intellectuelle. A leur distinction se rattache toute une série de problèmes. En premier lieu, le Platon purement socratique, qui se contentait de soumettre à l’épreuve les formules ou solutions données par le répondant, laissait dans un vague complet l’origine de ces formules elles-mêmes ; pourtant, si elles étaient pleinement arbitraires, quelle chance avaient elles de s’accorder avec la réalité ? C’est là le sens de la question sophistique posée par Ménon ; la recherche est impossible si on ignore tout de ce que l’on recherche ; comme elle est inutile si on le connaît. Il faut donc que le répondant ait déjà l’esprit orienté vers la réalité ; il faut donc qu’il ait déjà connu cette réalité, et que recherche et savoir ne soient qu’une « réminiscence » (81d). Si l’esprit, par la simple réflexion (guidée ou non par les interrogations du maître) peut découvrir des vérités, c’est qu’il les possédait déjà en lui-même ; et c’est par la simple réflexion que l’esclave interrogé par Socrate découvre que le carré double d’un autre est celui qui est construit sur la diagonale (82b 85b) ; or, découvrir une vérité que l’on possédait déjà, c’est se ressouvenir. La théorie de la réminiscence n’est d’ailleurs nullement une théorie paresseuse, mais une théorie stimulante ; c’est grâce à elle que « nous devons avoir bon courage et nous efforcer de rechercher et de retrouver la mémoire de ce dont nous avons perdu le souvenir » (81de-86b). Grâce à elle, nous devenons « meilleurs, plus énergiques, moins paresseux ». La réminiscence, c’est le premier nom de l’autonomie de l’esprit dans la recherche.
Mais cette théorie implique à son tour la grave affirmation de la préexistence de l’âme (81b). L’immortalité de l’âme, dont Platon a douté dans ses premiers dialogues , devient maintenant une condition de la science. L’affirmation, sèche et abstraite, de la préexistence, ne suffit pas. Platon a sans doute pensé que cette croyance ne prendrait corps que si elle pouvait se représenter en un mythe. Le mythe, qui raconte l’existence de l’âme en dehors du corps, était, sous la première forme qu’il prit dans le Gorgias (523a), bien indépendant des préoccupations du Ménon ; il racontait seulement comment l’œuvre de justice se poursuivait après la mort ; dans les dialogues suivants, le mythe garde sans doute, dans sa plus grande partie, le même caractère et reste le récit d’un jugement divin. Toutefois, une place est faite, et qui dans le Phèdre (248ac) est très grande, à la manière dont l’âme a acquis, avant d’entrer dans le corps, la connaissance des réalités dont elle retrouvera le souvenir pendant sa vie terrestre ; en accompagnant les dieux du ciel dans leur course circulaire, elle a vu, dans « un lieu qui est au delà du ciel », ces réalités « sans couleur et sans forme » que sont les idées, la justice en soi, la tempérance, la science ; après être tombées dans un corps, les âmes à qui les circonstances auront permis de mieux voir deviendront des âmes de philosophes capables de souvenir.
Ainsi, les idées deviennent, dans le Phèdre, des éléments constitutifs du mythe de l’âme ; elles sont localisées au delà du monde sensible dans le lieu supracéleste qu’aperçoit l’âme. Cette tendance à une sorte de réalisation mythique et imaginative des idées est peut être un écueil de la philosophie de Platon ; mais on voit comment elle dépend de la théorie de la réminiscence qui est elle même une condition de la science. Le mythe et la science, si elle veut dépasser les hypothèses mathématiques, sont liés d’un lien indissoluble.