Chambry: Critias 106a-109a — Prólogo

TIMÉE: Que je suis content, Socrate, de me reposer comme après un long voyage, maintenant que j’ai fini d’une manière satisfaisante la traversée de mon sujet ! A présent, je prie le dieu auquel nos discours viennent de donner la naissance, bien qu’il existe depuis longtemps , qu’il nous fasse la grâce de conserver parmi nos propos tous ceux qui sont vrais, et, si nous avons sans le vouloir émis quelque fausse note, de nous infliger la punition qui convient. Or la juste punition, c’est de remettre dans le ton celui qui en est sorti. Afin donc qu’à l’avenir nos discours sur la génération des dieux soient exacts, nous prions le dieu de nous accorder le plus parfait et le meilleur des correctifs, la science. Cette prière faite, je remets à Critias, comme il a été convenu, la suite du discours.

CRITIAS: Bien, Timée ; je l’accepte, mais j’en userai comme tu l’as fait toi-même en commençant : tu as demandé l’indulgence sous prétexte que tu allais traiter un grand sujet. Moi aussi, je sollicite l’indulgence, et je prétends même y avoir plus de droit que Timée, vu les questions que j’ai à traiter. J’ai bien conscience que je vais vous faire une demande fort présomptueuse et assez indiscrète ; il faut pourtant que je la fasse. Que ce que tu as dit n’ait pas été bien dit, quel homme de sens oserait le soutenir ? Mais que ce que j’ai à dire ait besoin d’une plus grande indulgence, en raison d’une plus grande difficulté, c’est ce qu’il faut essayer de montrer comme je pourrai. Et en effet, Timée, quand on parle des dieux à des hommes, il est plus facile de les satisfaire que quand on nous parle, à nous, des mortels. Car l’inexpérience et la complète ignorance des 107b-108b auditeurs sur des matières qui leur sont ainsi étrangères font la partie belle à qui veut en parler, et, au sujet des dieux, nous savons où nous en sommes. Mais, pour saisir plus clairement ma pensée, prenez garde à l’observation que voici. Ce que nous disons tous, tant que nous sommes, est forcément, n’est-ce pas, une imitation, une image. Considérons maintenant la fabrication des images que les peintres font des corps divins et humains, au point de vue de la facilité et de la difficulté qu’ils ont à les imiter de façon à contenter le spectateur, et nous nous rendrons compte que, si un peintre qui peint la terre, des montagnes, des rivières, des forêts et le ciel tout entier avec ce qu’il renferme et ce qui s’y meut, est capable d’en atteindre si peu que ce soit la ressemblance, nous sommes aussitôt satisfaits. En outre, comme nous n’avons des choses de ce genre aucune connaissance précise, nous n’en examinons pas, nous n’en discutons pas les représentations ; nous nous contentons d’esquisses vagues et trompeuses. Au contraire, quand un peintre entreprend de représenter nos corps, nous percevons vivement le défaut de son dessin, parce que nous avons l’habitude de nous voir tous les jours et nous devenons des juges sévères pour celui qui ne reproduit pas entièrement tous les traits de ressemblance. C’est ce qui arrive aussi nécessairement à l’égard des discours. Quand il s’agit des choses célestes et divines, il nous suffit qu’on en parle avec quelque vraisemblance ; mais pour les choses mortelles et humaines, nous les examinons avec rigueur. Si donc, dans ce que je vais dire à l’impromptu, je ne réussis pas à rendre parfaitement ce qui convient, vous devez me le pardonner ; car il faut songer que les choses mortelles ne sont pas aisées, mais difficiles à représenter selon l’attente des spectateurs. C’est justement pour vous rappeler cela et pour demander une indulgence, non pas inférieure, mais plus grande pour l’exposition que j’ai à faire, que j’ai dit tout cela, Socrate. Si donc il vous paraît que j’ai droit à cette faveur, accordez-la-moi de bonne grâce.

SOCRATE: Et pourquoi, Critias, hésiterions-nous à te l’accorder ? Accordons aussi la même grâce au troisième orateur, à Hermocrate. Car il est clair qu’un peu plus tard, quand il lui faudra prendre la parole, il fera la même demande que vous. Afin donc qu’il imagine un autre préambule et ne soit pas forcé d’employer le même, qu’il parle avec l’assurance que notre indulgence lui est acquise pour ce moment-là. Au reste, mon cher Critias, je t’avertis des dispositions de ton public. Le poète qui t’a précédé a obtenu auprès de lui un merveilleux succès . Aussi tu auras besoin d’une indulgence sans réserve pour pouvoir prendre sa succession.

108b-109b HERMOCRATE: Cet avertissement-là, Socrate, s’adresse à moi aussi bien qu’à Critias. Après tout, jamais des lâches n’ont élevé de trophée, Critias. Il te faut donc aborder bravement ton sujet, et, après avoir invoqué Apollon et les Muses, nous faire connaître et chanter la vertu de tes concitoyens d’autrefois.

CRITIAS: Mon cher Hermocrate, tu es au second rang, avec un autre devant toi : voilà pourquoi tu fais encore le brave, mais tu sauras bientôt si la tâche est facile. Quoi qu’il en soit, il faut obéir à tes exhortations et à tes encouragements, et, outre les dieux que tu viens de nommer, appeler aussi les autres à mon aide et particulièrement Mnémosyne. Car on peut dire que tout ce qu’il y a de plus important dans mon sujet dépend d’elle. Si, en effet, je puis me rappeler suffisamment et vous rapporter les discours tenus autrefois par les prêtres et apportés ici par Solon, je suis à peu près sûr que cette assemblée sera d’avis que j’ai bien rempli ma tâche. C’est ce que j’ai à faire à présent et sans plus tarder.

Avant tout, rappelons-nous qu’en somme il s’est écoulé neuf mille ans depuis la guerre qui, d’après les révélations des prêtres égyptiens, éclata entre les peuples qui habitaient au-dehors par-delà les colonnes d’Héraclès et tous ceux qui habitaient en deçà. C’est cette guerre qu’il me faut maintenant raconter en détail. En deçà, c’est notre ville, dit-on, qui eut le commandement et soutint toute la guerre ; au-delà, ce furent les rois de l’île Atlantide, île qui, nous l’avons dit, était autrefois plus grande que la Libye et l’Asie, mais qui, aujourd’hui, engloutie par des tremblements de terre, n’a laissé qu’un limon infranchissable, qui barre le passage à ceux qui cinglent d’ici vers la grande mer. Quant aux nombreux peuples barbares et à toutes les tribus grecques qui existaient alors, la suite de mon discours, en se déroulant, si je puis dire, les fera connaître au fur et à mesure qu’il les rencontrera ; mais il faut commencer par les Athéniens de ce temps-là et par les adversaires qu’ils eurent à combattre et décrire les forces et le gouvernement des uns et des autres. Et entre les deux, c’est à celui de notre pays qu’il faut donner la priorité.