Nous voici rassemblés tous trois, comme nous en sommes convenus, toi, Mégille et moi, pour examiner de quelle manière nous traiterons de cette partie de la prudence qui, selon nous, préparerait parfaitement l’homme qui l’aurait comprise à acquérir toute la sagesse dont la nature humaine est capable. Car pour tout [973b] ce qui se rapporte d’ailleurs à la législation, nous en avons traité suffisamment, à ce qu’il nous semble. Mais cette question, la plus importante qu’on puisse agiter et résoudre, je veux dire quelles sciences peuvent faire un sage d’un homme mortel, nous ne l’avons ni agitée ni résolue. Abordons-la aujourd’hui ; autrement nous laisserions imparfait un ouvrage que nous avons tous entrepris avec la résolution de nous expliquer avec clarté depuis le commencement jusqu’à la fin.
L’ATHÉNIEN.
C’est bien dit, mon cher Clinias ; cependant tu vas entendre un discours qui te paraîtra étrange, quoiqu’à certains égards il ne le soit pas. [973c] La plupart de ceux qui ont l’expérience de la vie s’accordent à dire que le genre humain ne saurait parvenir au vrai bonheur. Écoute-moi, et vois si sur ce point je ne pense pas aussi bien qu’eux. Je conviens qu’il est impossible aux hommes d’être véritablement heureux, à l’exception d’un très petit nombre ; mais la vérité de cette proposition me semble bornée à la vie présente, et je soutiens que tout homme a une espérance légitime de jouir après sa mort des biens en vue desquels il s’est efforcé de mener sur la terre une vie vertueuse, et de faire une fin [973d] pareille à sa vie. Je n’avance rien de bien profond et dont nous n’ayons quelque connaissance, Grecs et Barbares, lorsque je dis que pour tout être animé la vie est un état de souffrance, et cela dès le commencement. Car, soit qu’on considère cet être lorsqu’il est encore dans le sein de sa mère, puis à sa naissance, ou dans ses premiers accroissements, et dans son éducation, nous convenons tous que tout cela est accompagné de peines infinies. [974a] Vient ensuite un temps très court, non seulement en comparaison de la durée de nos maux, mais à le prendre en lui-même, où l’homme semble respirer pour quelques moments ; c’est le milieu de la vie. Mais la vieillesse qui s’avance à grands pas fait souhaiter à quiconque n’est pas rempli de préjugés puérils de ne pas recommencer une nouvelle carrière, lorsqu’il jette les yeux sur celle qu’il vient de parcourir. L’objet même dont la recherche nous occupe est une preuve de la vérité de ce que je dis. [974b] Nous cherchons les moyens de parvenir à la sagesse, comme s’il était en notre pouvoir d’y arriver. Mais la sagesse s’éloigne de nous à mesure que nous nous approchons de ce qu’on appelle arts, connaissances et de toutes les autres sciences semblables, que nous prenons faussement pour des sciences ; car aucune des connaissances qui ont pour objet les choses humaines ne mérite de porter ce nom. D’un autre côté l’âme pleine de confiance en elle-même se flatte, sur de vaines conjectures, que la possession de la sagesse lui est [974c] en quelque sorte naturelle ; tandis qu’elle ne peut dire ni en quoi elle consiste ni quand et comment elle l’a acquise. Ne reconnaissons-nous point la peinture de cet état dans la recherche que nous faisons de la sagesse, et dans le désespoir de la rencontrer, désespoir qui surpasse l’espérance d’y atteindre, dans ceux d’entre nous qui sont capables d’examiner d’une manière réfléchie et suivie, par toutes sortes de discours et en tout temps, ce qui se passe en eux-mêmes et dans les autres ? Accorderons-nous ou non que la chose est ainsi?
CLINIAS.
Nous l’accorderons, Étranger, [974d] mais en conservant l’espérance de parvenir peut-être un jour avec ton secours à connaître la vérité sur l’objet dont il s’agit.
L’ATHÉNIEN.
Il nous faut donc parcourir d’abord toutes les sciences appelées vulgairement de ce nom, quoiqu’elles ne communiquent point la sagesse à celui qui les étudie ou qui les possède, afin qu’après les avoir mises à l’écart, nous essayions d’exposer celles qui servent à notre dessein, et d’en faire notre étude. Et pour commencer par les arts relatifs aux premiers besoins du genre humain, considérons [974e] que ce sont les plus nécessaires et à dire vrai les premiers de tous les arts ; que celui qui les possède a bien pu dans les commencements passer pour sage ; mais qu’aujourd’hui, loin d’être un titre de sagesse, cette prétendue science [975a] lui serait plutôt un sujet de reproches injurieux.
Nous allons faire le dénombrement de ces arts, et montrer que quiconque aspire à obtenir le prix de la vertu évite de s’y appliquer, pour se consacrer à la recherche de la prudence et de l’instruction. Le premier art est celui qui, si on en croit la tradition, détourna les premiers hommes de se nourrir de la chair les uns des autres, et leur apprit à faire de la chair des animaux un usage légitime. J’en demande pardon aux hommes de ces siècles reculés ; mais ceux [975b] dont nous venons de parler ne sont point les sages que nous cherchons. Le procédé pour réduire en farine le blé ou l’orge et en faire un aliment, quoique beau et utile en lui-même, ne fera jamais de son inventeur un sage accompli ; le mot même de procédé n’exprime autre chose que la difficulté de ce qui s’est fait. Il en faut dire à peu près autant de toute espèce d’agriculture.
Car ce n’est point par art, mais naturellement et par inspiration divine qu’il semble que les hommes se soient portés à cultiver la terre. La construction des maisons et toute l’architecture, l’art de travailler toutes sortes de [975c] meubles, en airain, en bois, en argile, par forme de tissu, et encore de fabriquer des outils de toute espèce ; ces divers procédés sont sans douté utiles à la société, mais ne se rapportent pas à la vertu. Pareillement l’art de la chasse, qui embrasse tant d’objets et suppose tant d’industrie, ne donne ni la grandeur d’âme ni la sagesse, non plus que l’art des devins et des interprètes ; ils conçoivent uniquement le sens de leurs paroles, mais ils en ignorent la vérité. Nous avons vu jusqu’ici l’art opérer l’acquisition de [975d] ce qui est nécessaire à la vie, sans que dans aucun cas il rende sage celui qui l’exerce : il nous reste à considérer les arts de pur agrément, dont la plupart sont imitatifs, et n’ont rien de sérieux. Ils imitent au moyen d’une foule d’instruments, ils donnent au corps différentes attitudes qui ne sont pas tout à fait décentes. Ceux-ci emploient la prose ou toute espèce de vers ; ceux-là sont enfants du dessin et expriment une infinité de figures différentes avec des matières sèches ou molles. Aucun de ces arts d’imitation n’a fait naître la sagesse dans l’âme de ceux qui les ont cultivés avec le plus de soin.
[975e] Après tous ces arts, nous en avons encore d’autres, dont l’objet est d’être utile à l’homme en une infinité de rencontres. Le plus important et le plus étendu est l’art de la guerre. L’exercice en est très honorable ; il demande beaucoup de bonheur ; mais le succès y est naturellement attaché au courage plutôt qu’à [976a] la sagesse. Sans doute l’art qui porte le nom de médecine est d’un assez grand secours contre les ravages que font parmi les êtres animés les saisons par des froidures ou des chaleurs à contretemps et d’autres accidents semblables ; mais ni l’un ni l’autre ne contribue à la vraie sagesse ; car sans règle fixe, ils ne s’appuient guère que sur des conjectures incertaines. Nous avouerons aussi que les pilotes et les matelots sont de quelque secours aux hommes ; mais que personne ne cherche à nous abuser en nous annonçant un sage parmi tous ces hommes, puisque pas un d’eux ne connaît la cause qui irrite ou qui apaise [976b] les vents, connaissance essentielle à la navigation. Il en est de même de ceux qui se portent pour défendre le droit d’autrui devant les tribunaux par le talent de la parole. Tout leur fait consiste en mémoire et en une certaine routine, habiles à discerner ce qui passe pour juste dans l’opinion des hommes, mais bien éloignés de connaître la vérité touchant la justice en elle-même.Il y a encore une faculté de l’âme assez, singulière qui contribue à donner la réputation de sage ; mais il est plus ordinaire de l’appeler un don de la nature qu’un fruit de la sagesse. Elle consiste à apprendre avec facilité, à posséder une mémoire vaste et sûre, [976c] à se rappeler à propos ce qu’il convient de faire en chaque circonstance, et cela avec beaucoup de promptitude. Plusieurs donnent à cette faculté le nom de talent naturel, d’autres de sagesse, d’autres de pénétration d’esprit ; mais un homme vraiment prudent ne consentira jamais à appeler sagesse l’habileté de ces sortes de personnes.