Bien (agathon /αγαθόν)
* Dans la tradition grecque, le bien (to agathon) est ce dont la possession procure le bonheur (eudaimonia), qui est la fin ultime poursuivie par tout être humain (Ban., 205a). Aussi, pour définir le bien, convient-il de rappeler que, pour Platon, un être humain est un vivant, qui se définit comme l’association provisoire d’une âme avec un corps. Dans cette perspective, autres seront les biens pour le corps, et autres les biens pour l’âme. Et, puisque l’âme et le corps n’ont pas les mêmes fonctions, un ordre de priorité est établi entre ces biens : le bien de l’âme doit prévaloir.
** Les biens relatifs au corps sont divers. Il s’agit bien évidemment de la santé, qui assure au corps l’existence biologique la plus achevée et la plus longue possible, et qui lui permet de transmettre son patrimoine génétique. Dans la mesure où les humains vivent en communauté, deux autres biens s’avèrent importants pour eux. Il s’agit de la richesse, qui leur donne le pouvoir de s’imposer dans le groupe auquel ils appartiennent, et des honneurs, qui sanctionnent la qualité de leur conduite et leur permettent de commander aux autres. Même si ces biens extérieurs ont été, par un grand nombre de platoniciens ultérieurs, exclus de l’éthique, il semble bien que, dans les Dialogues eux-mêmes, ils trouvent une place, secondaire par rapport aux biens relatifs à l’âme, mais importante (Ban., 200d ; Phè., 270b). En bref et pour le corps, le bien réside dans le fait d’être, d’avoir et de faire ce que l’on a désiré être (en bonne santé), avoir (des richesses) et faire (se gouverner soi-même et gouverner les autres).
La doctrine de Platon a connu une évolution quant à la question de savoir en quoi consiste le bien pour l’âme. Jusqu’à la République, on note une tendance à admettre une conception moniste de l’âme. Parce qu’une action vertueuse est censée se justifier elle-même par le bien qu’elle apporte à l’âme de l’agent, il n’est jamais meilleur ni avantageux pour l’agent de se comporter mal, car ce serait là agir de façon honteuse, d’une façon qui serait intrinsèquement laide et ferait un tort réel à la meilleure partie de l’homme, c’est-à-dire à son âme. Montrer qu’une vertu confère à l’âme un bien, qu’elle lui est avantageuse, est le meilleur critère de sa supériorité. Et comme nul ne veut s’infliger à soi-même un mal, nul ne peut vouloir commettre le mal (Apo., 37a ; Pro., 345e ; Phé., 80e ; Rép., IX, 589c). Par voie de conséquence, la divinité qui se situe à un niveau supérieur à l’homme, doit être bonne et ne peut être responsable que de biens. À rebours, le fait de subir un mal ne portera jamais atteinte à l’intégrité d’un homme bon : l’injustice subie ne saurait être un mal (Gor., 470a-479e). Mais à partir de la République, la situation devient plus complexe dans la mesure où l’âme présente désormais trois fonctions ou espèces (intellect, ardeur et désir), dans une disposition hiérarchique où l’intellect doit tenir la première place. Pour l’âme, le bien consiste alors dans le maintien d’une véritable harmonie entre ces trois espèces, et surtout dans la contemplation de l’intelligible par l’intellect. D’où une doctrine des vertus ou qualités de l’âme, qui trouvent leur répondant sur le plan politique, dans la tripartition des groupes fonctionnels de la cité (les dirigeants, les gardiens et les producteurs). La tempérance (sôphrosunê), la maîtrise de soi, des plaisirs et des comportements excessifs, est la vertu de l’âme tout entière et de la société dans son ensemble : elle permet l’accord et l’harmonie entre les espèces de l’âme et les groupes de la cité. Le courage (andreia) qui est la vertu des gardiens, vise à maintenir en l’âme et dans la cité une juste évaluation de ce qui est un vrai bien et un vrai mal, un danger ou non, un ennemi ou un ami. La sagesse {sophia) est la vertu de la partie rationnelle de l’âme capable d’appréhender les Formes et, par-dessus tout, le Bien. Enfin, la justice permet de maintenir en l’âme et dans la cité un ordre véritable, elle est l’harmonie des trois autres vertus.
La réflexion morale d’inspiration socratique, rapportée à la justification des actions et aux meilleures raisons d’agir, se prolonge chez Platon sous la forme d’une réflexion ontologique sur la nature de l’âme et de l’intelligible. Guidée par la philosophie, l’âme prend le divin pour but, afin de connaître ce qui lui apparenté. Il s’agit pour elle de s’assimiler à dieu dans la mesure du possible (Thé., 176b). Le divin doit être considéré comme l’un des intermédiaires qui, avec les démons et les formes intelligibles, permettent à l’âme de remonter vers le Bien, conçu comme une réalité intelligible indépendante de l’homme, vers laquelle l’âme de l’homme juste est attirée. En d’autres termes, même si, chez Platon, les biens ne peuvent être que multiples, cette multiplicité se rapporte à une seule forme, celle du Bien, dont il est dit dans la République « qu’elle est au-delà de l’être en dignité (presbeiai) et en puissance (dunames) » (Rép., VI, 509b). Ce membre de phrase que les Néo-platoniciens ont invoqué pour faire l’hypothèse d’une hypostase, l’« Un-Bien », qui se trouverait au-delà de l’être représenté par l’Intellect et par l’intelligible, doit ici être interprété dans une perspective minimaliste. Tout comme le bonheur qui est la fin ultime de l’homme dépend du bien, de même dans l’intelligible, l’existence de telle ou telle réalité se trouve justifiée par son rapport au Bien, qui constitue le foyer vers lequel convergent toutes les Formes,sans toutefois qu’elles soient engendrées par lui. L’idée que le bien est unique, si elle semble aller de soi aujourd’hui, dut choquer les contemporains de Platon, si l’on en croit la réaction de ceux qui assistèrent à la Conférence sur le Bien donnée par Platon, qu’Aristoxème de Tarente évoque dans ses Éléments d’harmonie sur la foi d’Aristote.
Dans le Philèbe, la vie bonne se trouve définie comme une vie mixte, faite d’un mélange de plaisir et de sagesse. Or, ce qui fait la valeur du mélange, c’est encore et toujours la mesure et la proportion, deux notions qui jouent un rôle considérable dans la constitution du caractère. Le caractère d’une personne résulte de traits relativement stables et s’exprime dans le domaine pratique par la délibération, l’action et la justification des actions. Il se présente comme un équilibre entre les vertus attribuées à l’âme dont l’unité est produite par l’effort personnel et par l’éducation. En ce monde il ne peut y avoir de bien en l’âme, si la société n’est pas bonne ; éthique et politique sont indissociables.
*** Le même terme de « bien » désigne un grand nombre de réalités, depuis les objets qui favorisent le bonheur humain jusqu’à la réalité intelligible la plus éminente, en passant par l’excellence de toutes les fonctions de l’âme. Toutefois, tous les biens relèvent d’une seule et même réalité qui leur donne être et signification, le Bien, appelé à jouer un rôle déterminant dans l’histoire du platonisme. (BP)