Bollack (1965:7-8) – Empédocles

L’Empédocle que je décris dans ces pages doit son caractère à deux approches différentes.

J’ai voulu retrouver les lois de la pensée, en partant des fragments tels qu’ils se présentaient dans les recueils et en analysant leur structure propre et leurs rapports mutuels. Nombreux, et souvent assez longs, il sont liés, plus que chez aucun autre des philosophes perdus, par un même mouvement. L’épisode exprime les lois du dynamisme de l’ensemble. Dans cette recherche, les sommaires que nous ont laissés les doxographes sont d’un grand secours. Théophraste suit de plus près le poème qu’il n’apparaît d’abord, curieux qu’il est du style et de l’expression que l’auteur a donnés à la pensée. L’originalité de la composition empédocléenne était si forte qu’elle se maintenait dans les résumés les plus dépouillés, la poésie survivant comme malgré tout. L’intérêt scientifique du contenu exigeait d’ailleurs la transmission la plus fidèle. Il suffit souvent de tenir bon et de ne pas se laisser arrêter par les incongruités apparentes trop vite écartées par les éditeurs, pour découvrir la précision d’un déchiffrement de l’univers qui s’était conservé jusqu’à eux. La cohérence de tous les témoignages, textes et analyses, finit alors par se dégager.

La langue est personnelle, difficile, initiatique. L’idiome que crée Empédocle, et dont les éléments sont empruntés à Homère, ne se laisse comprendre que si l’on a étudié la loi qui se les soumet. On arrive au sens des mots par l’analyse des principes, tandis que la pensée s’éclaire par l’étude philologique. En fait, ce double effort doit guider simultanément l’interprétation. Il ne peut aboutir que par la comparaison des textes et par la vue de l’ensemble qui se reflète dans le détail. Aussi ai-je dû mener conjointement le commentaire qu’on lit dans le volume II et la reconstitution que je présente ici.

On peut arriver alors à se représenter le poème qu’avait écrit Empédocle, ample épopée, savante et visionnaire, narrative et didactique. Le récit de la genèse, qui en occupait la plus grande partie, était comme une immense comparaison épique destinée à expliquer la nature et le devenir de l’Être. La technique des rhapsodes ouvrait l’accès de la science et en permettait la diffusion.

Convaincu par l’étude du texte de la maîtrise verbale d’Empédocle, de son goût pour les finesses de l’art, nous avons vu en lui cette figure que suggère la tradition biographique et qui semble si caractéristique du ve siècle dans sa solitude et dans son étrangeté volontaire. On devine le médecin instruit encore de la science des sorciers, mais on le voit impatient de communiquer, comme Anaxagore, son contemporain, l’explication cohérente et rigoureuse qu’il conçoit, si bien que la magie et l’attitude qu’il emprunte aux chamans deviennent une arme de la persuasion et la première ressource de son talent. Le personnage de Pausanias, l’initié, est une nécessité du genre, si le discours doit garder le caractère contraignant de la communication immédiate. L’art qu’Empédocle pratiquait, science de la vie et de la mort, restait le privilège de thaumaturges et s’entourait du mystère des mages, mais il écrit, comme Parménide, pour enseigner. Le savant est bien autre chose qu’un chaman, c’est autant un sophiste de la race de Protagoras et un démocrate de l’âge de Périclès.

Les oppositions que l’on découvre dans sa vie et dans son œuvre ne constituent pas tant les éléments disparates d’une synthèse qu’elles ne correspondent à la difficulté qu’il affrontait d’insérer le personnage de savant et de philosophe dans le mouvement révolutionnaire des nouvelles constitutions.

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