Bouillet – Préface “Les Ennéades”

PRÉFACE.

Il nous reste trois grands monuments de la philosophie grecque : les Dialogues de Platon, l’œuvre encyclopédique d’Aristote, et les écrits du chef de l’École néoplatonicienne, les Ennéades de Plotin. On trouve dans les premiers, bien que sous des formes encore indécises et sous des voiles qui ne sont qu’à demi transparents, les théories les plus élevées de l’Idéalisme; les seconds contiennent, sous une forme arrêtée, un vaste système de connaissances positives, où les questions sont le plus souvent résolues par une méthode savante, à l’aide de l’observation et du raisonnement; les Ennéades offrent l’expression la plus pure, la plus haute et la plus complète de cet Éclectisme néoplatonicien qui tenta à la fois de concilier Aristote et Platon et d’allier aux doctrines rationalistes de la Grèce les idées mystiques de l’Orient.

Quoique de mérites fort divers, ces trois monuments ont pour la philosophie et surtout pour l’histoire de cette science une importance presque égale. On ne saurait en effet, si on ne les a explorés tous les trois, se faire une idée juste et complète de la philosophie ancienne, de ses progrès ou du moins de ses transformations, ni connaître toutes les solutions qui ont été données aux grands problèmes que l’humanité a de tout temps agités.

Mais il n’y a, de nos jours surtout, qu’un bien petit nombre de savants privilégiés qui puissent étudier dans les textes originaux des philosophes chez lesquels l’obscurité de l’expression vient trop souvent augmenter la difficulté inhérente au sujet. Il n’existait qu’un moyen de rendre les écrits de ces auteurs accessibles au plus grand nombre des lecteurs : c’était de les faire passer dans la langue vulgaire.

Déjà deux hommes éminents à la fois dans la philosophie et dans l’érudition, M. Victor Cousin et M. Barthélemy Saint-Hilaire, se sont dévoués de nos jours à cette tache, non moins pénible qu’utile et méritoire. Grâce au premier, les Dialogues de Platon, traduits avec autant de fidélité que d’élégance, élucidés par d’éloquents Arguments qui dévoilent la pensée intime de l’auteur, sont devenus aussi familiers au lecteur français qu’ils pouvaient l’être pour le lecteur athénien, et les amis de la gloire de Platon n’auraient plus aucun souhait à former si une introduction générale, depuis longtemps promise, venait couronner une œuvre déjà si digne par elle-même d’admiration et de reconnaissance. Grâce au second, le public français a dès à présent entre les mains presque tous ceux des écrits d’Aristote qui appartiennent à la philosophie telle que nous l’entendons aujourd’hui : la Logique, le Traité de l’Âme, la Morale, la Politique, avec tous les secours qui peuvent aider à l’intelligence de ces écrits; et bientôt, nous l’espérons, cette œuvre aussi glorieuse que difficile pourra être conduite à bonne fin (01).

Seul, Plotin n’avait pas jusqu’ici trouvé d’interprète, soit que l’importance de son rôle dans l’histoire de la philosophie n’eût pas été aussi bien comprise, soit que les plus dévoués eussent été rebutés par l’obscurité proverbiale d’un auteur qu’on a trop souvent présenté comme le Lycophron de la philosophie, soit enfin que les éditeurs dussent manquer à une publication qui ne pouvait s’adresser qu’au très petit nombre.

C’était là cependant une lacune des plus regrettables. En effet, de quelque manière que l’on juge l’École d’Alexandrie, elle méritait d’être étudiée et remise en lumière.

« On ne peut, dit M. Vacherot (02), méconnaître en elle tous les caractères d’une grande philosophie. École remarquable par ses origines, par le génie de ses penseurs, par la richesse et la profondeur de ses doctrines, par sa longue durée, par son rôle historique, par son influence sur les écoles du moyen âge et de la renaissance, elle mérite une place à part dans l’histoire de la philosophie, à côté du Platonisme et du Péripatétisme; et la critique moderne, qui depuis quelque temps s’est exclusivement occupée de Platon et d’Aristote, ne pouvait oublier la doctrine qui fut le dernier mot de la philosophie grecque. » Or le père de cette grande doctrine, ou du moins celui qui l’a exposée de la manière la plus complète et la plus savante, c’est Plotin.

Et ce n’est pas seulement pour remplir un vide dans les annales de la science ou pour satisfaire une pure curiosité qu’il était nécessaire de connaître ce philosophe : c’est aussi pour éclairer l’étude et compléter l’intelligence des philosophes antérieurs, de Platon surtout. Plotin n’est guère en effet que le continuateur de Platon : « Platon s’arrête et se tait, dit M. de Gérando (03), lorsqu’il est arrivé au terme vers lequel il devait nous conduire (au seuil des théories) ; il laisse alors à son disciple le soin d’achever sa pensée. Plotin est ce disciple que Platon avait invoqué et qui achève en effet sa pensée, qui se charge d’expliquer ce que Platon lui-même n’avait pas osé dire. Il commence précisément là où son maître a fini. Ce qui était dans Platon la plus haute des conséquences devient pour Plotin le premier principe. Nous avons comparé la doctrine de Platon, ajoute M. de Gérando, à une pyramide dont la base repose sur la terre et qui va toucher aux cieux. Nous pourrions comparer celle de Plotin à un faisceau lumineux qui descend de l’empyrée en s’épanouissant sur la terre. Platon est un guide qui conduit le faible mortel à une patrie supérieure; Plotin semble être un prophète qui du sein de l’empyrée révèle aux hommes les mystères de cette patrie qui déjà est son séjour. En un mot, réunissez ces deux hommes, et vous avez Platon complet (04). »

Nous déplorions depuis longtemps, pour notre part, qu’un philosophe qui joue un rôle si important dans l’histoire de la philosophie restât inconnu ou du moins inaccessible au plus grand nombre, et nous désirions ardemment voir combler cette lacune. Car nous sommes de ceux qui avaient pris au sérieux l’Éclectisme et qui considéraient l’étude comparée des systèmes de philosophie comme l’indispensable flambeau de la science. Nous pensions, avec un maître illustre, que, pour arriver à constituer une philosophie solide et complète, il fallait d’abord s’enquérir de tout ce qui avait été fait antérieurement et rassembler toutes les pièces du procès qui s’instruit depuis que sont nés les systèmes divers; nous pensions que c’était seulement après ce travail préliminaire qu’il deviendrait possible, à l’aide d’une critique impartiale et éclairée, de faire dans chaque système la part de la vérité et celle de l’erreur, et de porter enfin sur tous un jugement assuré (05).

Nous avions espéré que l’éloquent auteur de l’Histoire critique de l’École d’Alexandrie (06), M. Vacherot, voudrait compléter son œuvre en nous donnant une traduction des principaux philosophes de cette école qu’il avait si bien fait connaître ; nous eussions aimé à le voir élever ainsi un vaste monument, dont l’Histoire critique eût été comme le frontispice. Personne assurément n’eût été mieux préparé à un pareil travail et n’eût été plus capable de l’accomplir avec succès. Mais nous avons vainement tenté de le déterminer à l’entreprendre (07) : il avait sans doute quelque droit de penser qu’après l’exposé si fidèle, si lucide, si séduisant même, qu’il a donné de la doctrine contenue dans les Ennéades, il n’y avait rien de plus à faire, et qu’une traduction littérale était désormais inutile, peut-être même nuisible : car elle pouvait rompre le charme.

Déçu dans cet espoir, et convaincu cependant qu’auprès des esprits exacts et rigoureux, la meilleure analyse ne peut remplacer une traduction textuelle, nous avons tenté de faire par nous-mêmes ce qui eût été sans doute beaucoup mieux exécuté par d’autres. Longtemps distrait de ce projet par les devoirs de l’enseignement ou par ceux de l’administration, ainsi que par la rédaction d’ouvrages classiques que réclamaient impérieusement les besoins de la jeunesse confiée à nos soins (08), nous avons enfin pu mettre à exécution l’entreprise que nous avions formée il y a une vingtaine d’années (09). La philosophie et l’histoire de la philosophie, à l’enseignement desquelles nous nous étions voué, étaient alors des sciences en honneur; nous ne nous dissimulons pas combien les circonstances ont changé depuis ; mais nous n’en regardons que comme plus sacré le devoir d’accomplir un vœu fait à la science dans de meilleurs jours.

Dans l’exécution, une première question se présentait. Devions-nous donner une traduction complète d’un auteur qui offre tant de parties arides, obscures et sans intérêt actuel, ou ne pouvions-nous pas, comme on l’a fait avec succès pour plusieurs auteurs anciens, notamment pour Platon (10), nous borner à donner un choix des morceaux les plus intéressants, les plus propres à faire connaître la doctrine du philosophe, le style et la manière de l’écrivain?

Assurément, si nous n’avions voulu que faire un livre agréable ou curieux, nous eussions sans hésitation préféré la seconde de ces méthodes. Mais, en nous plaçant, comme nous avons dû le faire, au point de vue de l’intérêt de la science, le parti à prendre ne pouvait être douteux. Un choix, quelque bien fait qu’on le suppose, sera toujours suspect d’arbitraire, d’insuffisance et de partialité : on pourra toujours craindre que les passages les plus propres à faire connaître la vraie doctrine de l’auteur ou à l’interpréter le mieux n’aient été omis ou tronqués, que les difficultés n’aient été éludées, les défauts .dissimulés, et cette seule crainte suffira pour ôter au livre toute valeur et toute autorité. Il fallait donc une traduction complète.

Cela était surtout nécessaire pour un auteur qui est fort peu connu, qui est difficile à comprendre, et dont les doctrines sont devenues un objet de controverse car, en même temps que ces doctrines étaient exaltées par les uns et regardées comme le dernier mot de la science, elles étaient dépréciées par les autres et présentées comme le produit d’une imagination enthousiaste, comme un tissu de folles rêveries. Il n’y avait qu’un moyen de lever les doutes et de terminer les contestations, c’était, à l’aide d’une version fidèle, de mettre les pièces elles-mêmes sous les yeux de tous, et par là de faire chacun juge de la question.

Mais, ainsi conçu, notre travail n’en offrait que plus de difficultés. Il se rencontre en effet, dans la traduction d’un auteur tel que Plotin, des obstacles de plus d’un genre, et dont quelques-uns lui sont tout particuliers.

D’abord, les matières quo traite l’auteur ne sont pas toujours d’un facile accès ; ce sont le plus souvent les questions les plus élevées ou les plus abstruses et les plus subtiles de l’ontologie, de la cosmogonie, de la psychologie, telles que celles qu’on voit agiter dans le Parménide et le Timée de Platon, dans la Métaphysique et le Traité de l’Âme d’Aristote, ouvrages que les travaux de vingt siècles n’ont pas encore entièrement éclaircis; ce sont aussi les dogmes d’une philosophie nouvelle, puisée chez les Chaldéens, les Perses et les Juifs (11), dogmes qui sont encore incomplètement connus de nos jours. En outre, Plotin, embrassant, pour les fondre dans un vaste éclectisme, les doctrines de toutes les écoles antérieures, il faut, pour le comprendre, avoir présents à l’esprit les enseignements de toutes ces écoles et s’être familiarisé avec la langue propre à chacune d’elles. Platon avait inscrit, dit-on, sur le frontispice de son école : « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre. » Plotin aurait pu inscrire sur la sienne : « Que nul n’entre ici s’il ne possède la philosophie antique (12). »

D’un autre côté, la manière de composer de l’auteur n’était guère propre à diminuer les difficultés. Son œuvre n’est pas en effet, comme nos traités méthodiques, formée de livres qui se suivent en s’enchaînant et dont les premiers préparent et éclairent les suivants : sa pensée est disséminée dans des morceaux détachés, indépendants les uns des autres, et dont cependant chacun suppose presque la connaissance de toute la doctrine. Enfin, son style vient encore ajouter à tant de causes d’obscurité. De l’aveu de Porphyre, son disciple et son premier éditeur, l’expression de Plotin est souvent peu correcte ; sa phrase, d’une extrême concision, et enfermant plus de pensées que de mots, est à peine achevée (13). Aussi, Longin, amateur de beau langage, adressait-il à Porphyre les plaintes les plus vives à ce sujet, et attribuait-il à des fautes de copistes la peine qu’il avait à comprendre les écrits de Plotin (14).

Sans doute Porphyre, que Plotin avait chargé de revoir ses écrits et d’y mettre la dernière main, a dû prendre à cœur de faire disparaître une grande partie des imperfections qui les déparaient (15) ; mais, en admettant qu’il y ait pleinement réussi, les copistes, par les mains desquels son travail a dû passer pendant douze siècles avant que les Ennéades pussent être livrées à l’impression, n’ont pas plus épargné cet ouvrage que les autres œuvres qui nous restent de l’antiquité ; ils ont même dû défigurer d’autant plus le texte original de notre auteur qu’il était plus difficile à comprendre. On peut en effet juger de leur embarras et de leurs erreurs par le nombre et l’importance des variantes que présentent les divers manuscrits.

Telles sont les difficultés contre lesquelles avait à lutter le traducteur de Plotin, difficultés qui jusqu’ici ont paru si grandes qu’elles avaient fait à notre auteur la réputation d’être inintelligible (16), et qu’elles avaient rebuté ceux qui auraient pu être tentés de le traduire en français.

Cependant, il s’offrait dans cette entreprise plusieurs genres de secours, les uns pouvant servir à établir le texte, les autres à l’interpréter.

Le texte grec, publié pour la première fois à Bâle en 1580, près de cent ans après la publication de la traduction latine de Marsile Ficin, n’avait été établi que sur un très petit nombre de manuscrits ; aussi laissait-il beaucoup à désirer. De nos jours, l’illustre Fréd. Creuzer, qui déjà, dès 1814, avait donné une édition spéciale d’un des livres les plus intéressants de Plotin, du livre Du Beau, entreprit, de concert avec le savant G.-H. Moser, d’améliorer ce texte, le seul que l’on possédât depuis plus de deux cent cinquante ans. A cet effet, il collationna ou fit collationner les principaux manuscrits de Plotin qui existaient dans les grandes bibliothèques publiques. Le fruit de de travail à été la magnifique édition des Ennéades qui a paru à Oxford en 1835, en 3 volumes in-4°. On y trouve, indépendamment de la traduction latine de Ficin et de plusieurs autres genres de secours, une ample moisson de variantes, tirées de nombreux manuscrits, et discutées savamment. Cependant, nous devons le dire, malgré la beauté de l’exécution typographique, tette édition était encore loin de la perfection. Peu de corrections ont été faites dans le texte, et, lorsqu’il en a été fait, on n’a pas toujours pris lu soin de mettre la traduction en harmonie avec le nouveau texte; de plus, il a été introduit, par l’inhabileté ou par l’incurie des typographes anglais, un assez grand nombre de fautes nouvelles ; la ponctuation surtout est très vicieuse, ce qui augmente encore la difficulté de comprendre un auteur déjà obscur par lui-même. La principale raison de cette imperfection, que M. Fréd. Creuzer a reconnue et dont il est le premier à gémir (17), c’est que l’impression a été faite loin de ses yeux et qu’il n’a pu en suivre tous les détails.

Plus récemment, en 1855, M. A.-F. Didot a donné, dans sa Bibliothèque des auteurs grecs, une nouvelle édition des Ennéades, à laquelle MM. Fréd. Creuzer et G.-H Moser ont bien voulu prêter leur concours, et dont l’impression a été suivie avec le plus grand soin à Paris par le savant et consciencieux M. Fr. Dübner. Cette édition, qui par son format est beaucoup plus commode et que son prix rend accessible au plus grand nombre des lecteurs, est incontestablement améliorée en plusieurs points; cependant, elle n’a pas encore fait disparaître toutes les imperfections de la précédente; la ponctuation n’a pas été partout rectifiée; enfin, on n’a pas introduit dans le texte toutes les corrections qui eussent été indispensables ; ce qui est d’autant plus fâcheux que, comme il n’entrait pas dans le plan des éditeurs de donner les variantes, le lecteur ne peut choisir entre les diverses leçons des manuscrits celle qui s’accommoderait le mieux au sens et à la pensée de l’auteur.

Presque en même temps que l’édition de Paris, paraissait à Leipsick, en 1856, dans la collection Teubner, une édition des Ennéades que nous appellerions volontiers une édition populaire, si jamais Plotin pouvait devenir un auteur populaire. Le nouvel éditeur, M. A. Kirchhoff’, qui avait préludé dès 1847 à cette publication en donnant comme spécimen les livres Des Vertus et Contre les Gnostiques, se montre fort sévère, pour ne pas dire tout à fait injuste envers son illustre devancier (18), et il s’annonce presque lui-même comme un hardi réformateur; cependant, sauf quelques suppressions et quelques corrections, dont nous ne contesterons pas la convenance, mais qu’il admet dans le texte sans prendre le soin de les justifier, sa réforme nous a paru se borner à changer l’ordre des livres de Plotin et à substituer l’ordre chronologique, qui n’est pas toujours certain et qui d’ailleurs est peu utile ici, à la disposition plus

rationnelle que Porphyre avait établie en groupant les livres d’après l’analogie des matières; substitution qui trouble sans profit les habitudes des lecteurs et qui ne peut que rendre plus difficiles à l’avenir les recherches et les renvois.

Pour l’interprétation du texte, nous avons trouvé l’aide la plus puissante dans la traduction de Marsile Ficin, qui est une œuvre excellente. Personne en effet ne pouvait être mieux préparé à comprendre Plotin que le savant Florentin qui avait été élevé dans le culte du Platonisme, et qui avait déjà donné une traduction de Platon à laquelle un intervalle de quatre siècles n’a rien fait perdre de sa valeur. Profondément versé dans la doctrine platonicienne, dont il avait pénétré tous les mystères et qu’il avait tenté lui-même de régénérer, il ne s’est pas astreint à traduire littéralement le mot par le mot : le plus souvent sa traduction est une intelligente paraphrase plutôt qu’un calque servile. En effet, dans les passages difficiles, il ajoute les mots qui sont nécessaires pour rendre intelligible la pensée de l’auteur et atténuer autant que possible les défauts d’un texte dont la concision est souvent énigmatique. Nous avons pris son admirable travail pour base du nôtre. Mais, par suite des défauts inhérents en général à la langue latine, et surtout du peu d’aptitude de cette langue à exprimer avec rigueur les idées philosophiques, la version de Ficin nous laissait encore une tache fort pénible à remplir : à des expressions vagues, à des phrases amphibologiques, il nous a fallu substituer des termes dont la précision satisfît aux exigences de la science moderne, et des tours conformes au génie d’une langue dont la première loi est la clarté.

Un savant anglais, l’infatigable Th. Taylor, qui avait déjà traduit dans leur intégrité les œuvres de Platon et celles d’Aristote, s’est aussi essayé sur Plotin ; mais ici son courage paraît avoir été vaincu, et, au lieu d’une traduction complète, il s’est borné à donner quelques morceaux choisis (19). Une telle traduction ne pouvait être que d’un bien faible secours après celle de Ficin ; cependant, nous l’avons consultée avec soin, soit pour nous aider à éclaircir certains passages qui étaient restés obscurs, soit pour discuter, lorsque nous ne pouvions l’adopter, l’interprétation proposée par le traducteur anglais. En outre, quelques livres des Ennéades ou quelques morceaux détachés ont été traduits soit en français, soit en allemand ; nous avons consulté ces traductions partielles quand nous avons pu nous les procurer; dans tous les cas, nous avons eu soin d’en indiquer l’existence.

Nous avons enfin cherché de nouvelles lumières auprès des commentateurs; mais ce genre d’auxiliaires, qui se présentent en foule à ceux qui étudient les grands écrivains de l’antiquité, surtout Platon et Aristote, nous faisait ici presque entièrement défaut. Nous étions réduit aux Commentaires ou Arguments que Marsile Ficin a placés en tête de plusieurs livres, et aux Notes que M. Fréd. Creuzer a jointes à l’édition d’Oxford et qui en remplissent le troisième volume. On devait espérer qu’un philosophe tel que Ficin, qui avait pénétré si avant dans les profondeurs de la philosophie platonicienne, dissiperait facilement toutes les ténèbres; mais ici notre attente a été trompée : l’auteur des commentaires, quand il ne se borne pas à paraphraser le texte, se montre plus préoccupé de discuter les opinions de Plotin et de faire prévaloir les siennes que de porter la lumière sur les points obscurs des Ennéades. Les notes de M. Fréd. Creuzer nous ont été d’un plus grand secours. Dans ces notes, le savant éditeur, après avoir donné sur chaque livre des renseignements généraux, a essayé de lever les difficultés de détail et a fait de nombreux rapprochements propres à éclaircir les passages obscurs ou du moins à donner satisfaction à la curiosité des amis de l’érudition. Toutefois, ces notes, qui sont plutôt philologiques et critiques qu’exégétiques et philosophiques, laissaient encore au traducteur bien des problèmes à résoudre et bien des obstacles à vaincre. Un annotateur peut en effet choisir son terrain, insister sur les points qui l’intéressent, traiter au long les sujets sur lesquels les matériaux abondent, et passer légèrement sur les difficultés qu’il n’a pas les moyens de surmonter; il peut même les omettre entièrement. Il n’en est pas ainsi du traducteur, qui se voit obligé de lutter corps à corps avec son auteur, d’aborder, sans pouvoir les éluder, les passages les plus difficiles, de proposer une interprétation et de la justifier.

Si nous avons insisté sur les difficultés de notre tâche et sur l’insuffisance des secours qui s’offraient à nous, ce n’est qu’afin d’expliquer et de faire excuser à l’avance les imperfections qu’on pourra rencontrer dans cette traduction et de mieux disposer le lecteur à l’accueillir avec toute l’indulgence dont elle a besoin. 0n ne s’étonnera pas si, traçant la route à travers des régions âpres et inexplorées, nous n’avons pas réussi du premier coup à en faire disparaître toutes les aspérités et à enlever toutes les pierres du chemin.

Il nous reste maintenant à rendre compte de notre propre travail. Et d’abord, parlons du système de traduction que nous avons dû adopter.

Il y a une différence capitale entre la traduction d’une œuvre littéraire et celle d’une œuvre philosophique, surtout d’une œuvre telle que les Ennéades. Dans une œuvre littéraire, on cherche avant tout à conserver l’élégance de l’expression, la grâce des figures, la vivacité des mouvements, en un mot tout ce qui fait la beauté ou l’agrément du style ; dans un ouvrage de science, ce qu’il y a de plus important, c’est de faire connaître toute la pensée de l’auteur et l’on doit par conséquent chercher par-dessus tout une rigoureuse exactitude. C’est la règle que nous nous sommes prescrite, au risque de sacrifier l’agrément. Il nous eût été facile sans doute, au moyen de modifications légères en apparence, de suppressions et d’additions qui eussent pu passer inaperçues, de mieux accommoder notre auteur au goût français et d’en rendre la lecture plus facile; mais, en prétendant corriger Plotin, nous aurions altéré sa pensée et nous ne l’aurions plus fait connaître tel qu’il est (20). Ce n’est pas que nous ne nous soyons vu souvent dans la nécessité d’ajouter quelques mots pour compléter une phrase que l’auteur avait laissée inachevée, pour prévenir une équivoque ou éclaircir un passage obscur; mais dans tous ces cas, nous avons eu soin de signaler les additions (21). De même, quand nous avions à rendre quelque terme technique dont le sens ne nous paraissait pas suffisamment fixé ou dont la traduction était contestable, nous avons placé auprès de la version proposée le terme grec lui-même, afin de laisser au lecteur toute liberté de l’interpréter autrement.

Mais, pour un auteur tel que Plotin, il ne pouvait suffire de traduire la lettre : il fallait encore en pénétrer l’esprit et faciliter l’intelligence de la doctrine elle-même.

Rien n’eût semblé plus propre à atteindre ce but qu’une introduction générale dans laquelle, après avoir fait connaître les antécédents de l’École néoplatonicienne, nous aurions exposé dans son ensemble la doctrine de cette école et discuté la valeur de ses dogmes fondamentaux. Une telle introduction eût assurément pu jeter un grand jour sur les écrits de Plotin. Mais, en la rédigeant, nous n’aurions eu qu’à recommencer, en réussissant moins bien sans doute, ce qui a déjà été fait par les historiens de la philosophie, surtout par les auteurs spéciaux qui ont écrit tout récemment, et avec tant de succès, sur l’histoire de la philosophie alexandrine (22). Nous avons donc pensé que, pour ce genre de secours, il suffirait de nous référer aux travaux existants, et nous nous sommes assigné une tâche plus modeste, mais qui sera peut-être plus utile, parce qu’elle atteindra plus directement le même but.

Indépendamment des notes placées au bas des pages, dans lesquelles nous nous efforçons de lever toutes les difficultés de détail en discutant les diverses leçons, en expliquant les termes obscurs ou en indiquant d’utiles rapprochements, nous avons donné, à la fin du volume, sous le titre de Notes et Eclaircissements, un commentaire étendu sur les divers livres des Ennéades, commentaire à la fois historique et philosophique, qui remplit pour chaque livre l’office d’une introduction spéciale. Dans ces commentaires, nous nous sommes efforcé de réunir tout ce qui était propre à éclairer la matière traitée dans chaque livre, soit en exposant la partie de la doctrine générale dont ce livre exigeait la connaissance, soit en expliquant notre auteur par lui-même, soit en recherchant les sources où il avait pu puiser, soit enfin en indiquant les écrivains postérieurs qui se sont inspirés de lui et les divers travaux dont il avait été l’objet. C’est ainsi, pour ne citer que quelques exemples, qu’afin de faire comprendre le 1er livre de la 1ère Ennéade (Qu’est-ce que l’animal? Qu’est-ce que l’homme ?) , qui est l’un des plus obscurs de tout l’ouvrage, parce que, composé le dernier, il suppose la connaissance de tout le système, nous avons fait un exposé rapide, mais complet, des dogmes fondamentaux du Néoplatonisme, et que nous avons ensuite montré tout ce que Plotin avait emprunté sur chaque point aux œuvres de Platon, d’Aristote et aux doctrines stoïciennes ; – qu’à l’occasion du livre De la Nature et de l’Origine des Maux (Ennéade I, livre VIII), nous avons fait voir l’analogie que la doctrine de Plotin offrait, d’une part avec celle de Platon, et de l’autre avec les opinions professées sur le même point par S. Augustin, Bossuet et Leibnitz; – que, pour faciliter l’intelligence du traité De l’influence des astres (Ennéade II, livre III), nous avons cru utile d’exposer les principes de l’astrologie judiciaire admis chez les anciens; – que, pour expliquer le livre Contre les Gnostiques (Enn. II, liv. IX), livre si important et si peu compris jusqu’ici, nous avons dû faire d’abord une exposition abrégée de la doctrine de ces sectaires, en recourant pour cela aux sources les plus authentiques, puis rechercher, dans les allusions obscures auxquelles se borne Plotin, les points sur lesquels porte sa critique.

Dans les nombreuses citations que nous avons eu à faire, nous n’avons pas cru pouvoir nous borner, comme c’est l’habitude d’un trop grand nombre d’auteurs, à des indications vagues ou à des citations douteuses et faites de seconde main : nous avons presque toujours pris le soin de reproduire in extenso les passages qu’il nous paraissait utile de citer. Agir autrement, se borner à renvoyer le lecteur à des ouvrages que le plus souvent il n’a pas sous la main, c’eût été le mettre dans l’impossibilité de vérifier les textes, de juger de la justesse de nos rapprochements et par conséquent de la valeur des conclusions que nous en tirions; c’eût été en un mot l’obliger à croire sur parole ou l’exposer à rester dans le doute. Nous nous sommes surtout attaché, pour l’interprétation des passages obscurs, à puiser nos explications dans notre auteur lui-même : nous avons, dans ce but, multiplié les citations des Ennéades et les rapprochements entre les divers passages de cet ouvrage : Plotin est ainsi devenu le meilleur commentateur de ses propres écrits.

Pour ce travail d’interprétation qui, nous osons le croire, ajoutera quelque prix à la traduction, nous avons trouvé de grandes ressources, non seulement dans l’étude approfondie de notre auteur lui-même et dans les histoires de l’École d’Alexandrie que nous avons déjà citées avec éloge, mais aussi dans quelques ouvrages qui semblaient avoir un rapport moins direct avec notre objet. Nous citerons en première ligne l’Essai sur la Métaphysique d’Aristote de M. Ravaisson (23) : en exposant les doctrines du Péripatétisme avec une lucidité et une hauteur de vues que personne n’a surpassées, en les suivant à travers les âges et montrant ce qu’en ont fait les écoles qui se sont succédé, M. Ravaisson nous a fourni les moyens de reconnaître combien notre philosophe, que l’on était tenté de prendre pour un Platonicien pur, doit au père du Péripatétisme, et de retrouver dans ses écrits le texte même des nombreux passages qu’il lui a empruntés (24).

Nous avons également tiré un grand profit, pour les rapports qui unissent Plotin à Platon, des Études si profondes de M. H. Martin sur le Timée; pour la filiation qui existe entre certaines idées de Plotin et les doctrines mystiques de l’Orient, du savant ouvrage de M. Franck sur la Kabbale, auquel nous avons fait de nombreux emprunts et qui nous a fourni les plus curieux rapprochements (25). La consciencieuse thèse de M. Chauvet sur les Théories de l’Entendement humain dans l’antiquité nous a été utile pour l’étude comparée de la psychologie néoplatonicienne et des psychologies antérieures, et l’Histoire des théories et des idées morales dans l’antiquité, de M. J. Denis, ouvrage récemment couronné par l’Institut, pour l’intelligence et l’appréciation des doctrines morales de Plotin.

La suite des idées et même le but précis de l’auteur n’étant pas toujours facile à saisir dans les Ennéades, nous avons encore essayé d’en faciliter l’intelligence en mettant en tête de l’ouvrage des Sommaires, qui présentent en raccourci le contenu de chaque livre : en même temps qu’ils serviront de fil conducteur, ces sommaires permettront aux

personnes qui ne pourraient lire l’ouvrage dans son entier d’avoir du moins un aperçu des idées de notre auteur.

Nous avons ajouté à tous ces secours deux documents qui nous ont paru précieux pour l’histoire comme pour l’intelligence du Néoplatonisme, et qui tous deux sont dus au plus fidèle des disciples de Plotin, à Porphyre : la Vie du maître et les Principes de la théorie des intelligibles.

En même temps qu’elle satisfait à cette curiosité naturelle et légitime qui nous porte à nous enquérir de tout ce qui touche à l’auteur dont nous lisons les écrits, la Vie de Plotin, à côté de détails fabuleux qui étaient dans le goût de l’époque et dans l’intérêt du paganisme expirant, mais qui ne peuvent aujourd’hui tromper personne, cette Vie, disons-nous, fournit sur son éducation philosophique, sur la direction de son esprit, sur l’ordre et la succession de ses écrits, ainsi que sur l’occasion qui a donné naissance à plusieurs d’entre eux, des détails importants qui peuvent répandre quelque lumière sur ces écrits et aider à en déterminer la valeur relative.

Les Principes de la théorie des intelligibles, faible, mais précieux débris des travaux que Porphyre avait consacrés à l’élucidation de l’œuvre de son maître, ne pouvaient être séparés des Ennéades, qu’ils paraissent avoir eu pour but de résumer et d’éclaircir à la fois. Complétés, comme ils le sont ici, par divers morceaux de Porphyre lui-même et par des fragments d’Ammonius Saccas et de Numénius, ils pourront jusqu’à un certain point tenir lieu de cette introduction que quelques-uns seraient tentés de regretter.

Enfin, pour qu’aucun genre de secours ne manquât à ceux qui voudraient faire par eux-mêmes une étude approfondie de la philosophie de Plotin, nous avons donné une notice aussi complète qu’il nous a été possible de le faire de tous les travaux dont notre auteur a été l’objet, éditions, traductions, commentaires, dissertations (26).

Dans le choix et la disposition de ces divers matériaux, nous avons suivi le même plan que dans notre édition des Œuvres philosophiques de Bacon, qui obtint, lorsqu’elle parut, l’approbation des juges les plus compétents (27). Il nous a semblé que, dans ce nouveau travail plus encore que dans le précédent, nous ne pouvions entourer de trop de secours et éclairer de trop de lumières un auteur dont l’étude et l’intelligence offraient de graves difficultés.

Nous l’avons dit précédemment : nous ne nous proposons pas ici d’examiner et d’apprécier la philosophie alexandrine. Outre que nous craindrions de n’avoir pas une autorité suffisante pour porter un tel jugement, et que d’ailleurs, dans cette appréciation, nous ne pourrions que redire ce qui a déjà été bien dit par d’autres, nous sortirions du modeste rôle que nous avons voulu prendre : car, à la différence de la plupart des traducteurs, qui se font les apologistes enthousiastes de leur auteur, nous nous bornons ici aux simples fonctions de rapporteur impartial ; nous mettons sous les yeux des amis de la philosophie Plotin tout entier, Plotin tel qu’il est, fournissant à chacun les moyens de l’étudier à loisir, mais laissant à tous la liberté de puiser dans cette étude des motifs pour le juger, des arguments pour le défendre ou même des armes pour le combattre. Toutefois, il nous sera permis de signaler quelques-uns des résultats auxquels nous avons été naturellement conduit, et que nous nous sommes efforcé de faire ressortir dans le cours de ce travail.

I. On est depuis longtemps d’accord pour reconnaître dans l’École d’Alexandrie une école éclectique et pour dire qu’elle s’est attachée à concilier les doctrines des écoles antérieures. Cette vérité historique se trouve confirmée, en ce qui regarde Plotin, par le témoignage formel de Porphyre : « Les doctrines des Stoïciens et des Péripatéticiens, dit-il, sont secrètement mêlées dans ses écrits; la Métaphysique d’Aristote y est condensée tout entière… On lisait dans ses conférences les Commentaires de Sévérus, de Cronius, de Numénius, de Gaïus, d’Atticus [sur les écrits de Platon]; on y lisait aussi les ouvrages des Péripatéticiens, d’Aspasius, d’Alexandre, d’Adraste, etc. Cependant aucun d’eux ne fixait exclusivement son choix(28). »

Nous avons voulu aller plus loin : au lieu de nous borner à répéter cette assertion, qu’on avait jusqu’ici admise sur parole, nous avons voulu en donner la démonstration par les faits. C’est ce que nous croyons avoir réussi à accomplir en retrouvant et reproduisant le texte même des passages que Plotin avait pu citer ou rappeler, soit pour les discuter, soit pour se les approprier. C’est dans ce but que nous avons donné à nos citations une étendue qui autrement pourrait paraître démesurée. Et nous ne nous sommes pas borné à indiquer les emprunts faits aux philosophes grecs, à Platon, à Aristote, aux Stoïciens; nous croyons avoir aussi retrouvé la trace des doctrines théologiques tirées de l’Orient, et nous avons montré par de nombreuses citations l’analogie frappante qu’offrent certains passages de Plotin avec les ouvrages du Juif Philon et les livres de la Kabbale.

Il. Après avoir beaucoup exalté la philosophie alexandrine, on s’est pris à la déprécier outre mesure, et, faute de la comprendre ou même de l’étudier, on l’a déclarée inintelligible et indigne de toute étude. Nous pensons que la lecture des Ennéades mêmes et des documents qui les accompagnent ici suffira pour dissiper bien des préventions.

Quelque opinion que l’on doive professer sur le fond de la doctrine, on reconnaîtra facilement que la philosophie de Plotin a une originalité, une élévation qui lui assurent un intérêt propre et qui en font un objet digne des études les plus sérieuses. Pour peu que l’on soit familiarisé avec la philosophie grecque, on reconnaîtra également que, sauf les difficultés qui tiennent à la négligence de la rédaction (29), les écrits de Plotin n’offrent rien de plus obscur pour la doctrine que ceux de ses devanciers, d’Aristote surtout; que souvent même ils peuvent servir à les éclaircir, comme nous l’avons montré pour plusieurs passages de la Métaphysique ou du Timée. Et pour le style même, on reconnaîtra encore que ce style tant accusé n’est réellement pas sans mérite.

Souvent en effet il brille d’éclairs inattendus. En outre, variant selon les sujets traités, il se modèle pour ainsi dire sur celui des auteurs avec lesquels notre philosophe est successivement en contact. Si, comme cela a lieu le plus souvent, Plotin essaie d’expliquer quelqu’un des points obscurs du Timée, ou s’il discute les principes abstraits de la Métaphysique (30), il a une diction serrée, sévère, didactique, comme celle d’Aristote, et il semble alors n’avoir pour but que de résumer, avec la plus grande brièveté possible, les arguments qu’il avait développés dans ses leçons. S’il commente quelqu’une des théories exposées d’une façon si brillante par Platon dans le Phèdre, le Phédon ou le Banquet (31), il en reproduit les expressions vives et élégantes et se relâche un peu de sa concision habituelle. Si enfin, s’inspirant des grandes idées de la sagesse orientale sur la divinité, et s’élevant au-dessus de toutes les choses terrestres, il décrit, avec l’enthousiasme d’un prophète absorbé par la méditation ou éclairé d’en haut, la genèse des êtres sensibles et des êtres intelligibles, alors il compose un de ces magnifiques morceaux dont saint Basile ornait ses homélies (32) et dont Synésius transportait les conceptions dans ses hymnes aussi bien que dans ses traités philosophiques (33).

On reconnaîtra enfin, à l’aide des documents réunis dans cet ouvrage, que cette philosophie aujourd’hui si dédaignée a joué en son temps le rôle le plus important, qu’elle a excité l’enthousiasme des contemporains et des siècles voisins. Longin, le plus grand critique de l’époque assurément et peut-être de l’antiquité tout entière, recherche avec empressement les livres de Plotin, se déclare ouvertement son admirateur, et, tout en faisant de prudentes réserves au sujet de quelques-unes de ses opinions, il loue son style serré et plein de force, ainsi que la disposition vraiment philosophique de ses dissertations, et il met ses écrits à la tête de ceux que doivent lire les amis de la vérité. « Plotin, ajoute-t-il, a expliqué les doctrines de Pythagore et de Platon plus clairement que ceux qui l’ont précédé : ni Numénius, ni Cronius, ni Modératus, ni Thrasyllus n’approchent de lui quand ils traitent les mêmes matières (34). » Les écrivains postérieurs ne parlent également de lui qu’avec l’expression de l’admiration : ils l’appellent le grand Plotin (35), comme ils appelaient Platon le divin Platon; ils voient même en lui une incarnation de Platon, un Platon ressuscité. Porphyre, sur la foi d’un prétendu oracle qu’il cite et commente, le met au rang des génies, êtres supérieurs à l’humanité, et le place dans le séjour des bienheureux, à côté de Minos, de Rhadamanthe et d’Éaque, de Pythagore et de Platon (36). Bientôt on en fait un Dieu, on lui dresse des autels : Eunape, qui écrivait deux siècles après Plotin, dit, au début de la notice qu’il lui consacre, que ses autels étaient encore fumants (37).

III. Cette espèce d’apothéose décernée à Plotin, et le souvenir de la lutte si vive que plusieurs des Alexandrins soutinrent contre le christianisme naissant, pourraient faire croire que notre philosophe doit être rangé parmi les ennemis de la religion nouvelle. Ce serait là encore une erreur, que l’étude des Ennéades, aussi bien que celle de l’histoire de cette époque, viendrait facilement détruire.

Il est vrai qu’après Plotin, l’École d’Alexandrie, Porphyre à sa tête, se signala par son acharnement contre le christianisme ; mais il serait injuste d’envelopper notre philosophe dans l’accusation justement portée contre ses successeurs. Ce n’est que longtemps après la mort de son maître que Porphyre engagea cette polémique qui a rendu son nom si fameux. Quant à Plotin, on ne trouve pas dans ses écrits une seule ligne qui soit dirigée contre les Chrétiens (car nous avons prouvé que le livre Contre les Gnostiques ne les concerne en rien (38)), pas plus qu’on ne trouve dans sa vie, écrite par Porphyre lui-même, un seul acte qui leur soit hostile. Bien plus, ce philosophe n’est cité par les Pères qu’avec une estime presque égale à celle que professaient pour lui les écrivains païens. Saint Augustin qui, de même que ces derniers, lui décerne le nom de grand (39), croit trouver en lui un autre Platon : « Cette voix de Platon, dit-il, la plus pure et la plus éclatante qu’il y ait dans la philosophie, s’est retrouvée dans la bouche de Plotin, tellement semblable à lui que l’un semble ressuscité dans l’autre (40). » En plusieurs endroits, notamment dans la démonstration de la Providence, le même Père s’appuie de l’autorité de Plotin (41). D’autres Pères de l’Église, qui n’ont pas une autorité moindre, le citent également avec honneur ou même lui font des emprunts importants (42). Du reste, cette affinité du Platonisme avec le Christianisme était reconnue universellement dans les premiers siècles, et les propagateurs les plus zélés de la religion s’accordaient pour voir dans les Platoniciens des auxiliaires utiles et presque des frères, bien plutôt que des adversaires. Saint Augustin ne trouve que peu de chose à changer dans leurs dogmes et dans leurs expressions pour en faire des Chrétiens (43). Et, en effet, plusieurs des premiers Pères et des plus zélés Confesseurs de la foi, saint Justin, Athénagore, Clément d’Alexandrie étaient, on le sait, des Platoniciens convertis. Cette affinité était encore au XVe siècle hors de toute contestation, si bien que le premier éditeur du texte grec de Plotin, Pierre Perna, la présente dans la Préface de son édition comme le principal motif qui doive lui concilier la faveur du public : en éditant Plotin, il croit servir les intérêts de la religion (44).

IV. Nous avons déjà dit quelle lumière les écrits de Plotin peuvent jeter sur l’étude des philosophes qui l’avaient précédé, notamment de Platon et d’Aristote (45); nous pouvons ajouter maintenant que, par suite de cette importance si grande que tous, chrétiens comme païens, accordaient à ses doctrines, la connaissance en est devenue plus nécessaire encore pour la parfaite intelligence des écrivains postérieurs. Et cela est vrai, non seulement pour les philosophes qui ont continué son école ou commenté ses écrits, tels que Porphyre et Proclus, mais aussi pour des auteurs qui ne sont pas des philosophes de profession. Nous citerons en exemple le littérateur Macrobe. Dans ses Saturnales, et surtout dans son Commentaire sur le Songe de Scipion, cet écrivain cite en plusieurs endroits Plotin (46), mais plus souvent encore il lui fait des emprunts dont il n’indique pas la source, ou bien il applique les doctrines du maître en les incorporant intimement à son œuvre. Cette œuvre reste nécessairement obscure, inintelligible même, pour qui n’en a pas la clé, c’est-à-dire pour qui n’a pas présentes les théories néoplatoniciennes : aussi Macrobe a-t-il fait jusqu’ici le désespoir des commentateurs et des traducteurs. Nous nous sommes, par ce motif, attaché à signaler tous les points de contact que nous avons pu saisir entre les écrits de cet auteur et ceux de Plotin : nous croyons avoir ainsi préparé la voie à une interprétation plus intelligente et plus profonde de ces écrits.

La connaissance des Ennéades ne sera pas moins utile pour l’intelligence des écrivains chrétiens. Par suite de cette affinité que nous signalions tout à l’heure entre le Platonisme et le Christianisme, plusieurs des Pères de l’Église ont fait à Plotin de nombreux emprunts: ces emprunts sont si fréquents dans saint Basile, dans saint Grégoire de Nysse, etc., qu’on a pu en faire de curieux recueils (47). Eusèbe (48), saint Cyrille (49) ont également mis plus d’une fois notre philosophe à contribution. Au moyen âge, les plus graves docteurs de la Scolastique, Albert le Grand et S. Thomas d’Aquin, en étudiant et en discutant les écrits péripatéticiens des philosophes arabes et juifs, étudient et discutent bien souvent les doctrines de Plotin lui-même, alliées à celles d’Aristote par plusieurs de ces philosophes, notamment par le célèbre Ibn-Gebirol, vulgairement connu sous le nom d’Avicebron (50). C’est ce qui explique encore les traces d’idées néoplatoniciennes qu’on retrouve dans les écrits de Dante (51). Enfin, sans parler de Marsile Ficin, qui tenta de faire revivre le Néoplatonisme au XVe siècle, l’influence de cette philosophie s’est étendue si loin qu’elle s’est fait sentir jusque dans les ouvrages des écrivains les plus éminents des temps modernes, dans ceux de Bossuet, de Fénelon, de Malebranche, de Leibnitz (52). Ce n’est pas que tous ces auteurs aient eu sous les yeux les écrits mêmes de Plotin ou de ses disciples; mais, nourris comme ils l’étaient de la lecture des Pères de l’Église, dont plusieurs étaient platoniciens, et dont quelques-uns, comme on l’a vu, avaient fait à Plotin des emprunts directs, familiarisés d’ailleurs avec la théologie scolastique dans laquelle avait passé et s’était pour ainsi dire incorporée une grande partie des doctrines néoplatoniciennes, ils reproduisaient, même à leur insu, ces doctrines, dont le plus souvent ils ne soupçonnaient pas la source.

En résumé, détermination plus précise du véritable caractère de l’École néoplatonicienne et indication des sources où elle a puisé, reconnaissance de la valeur propre attribuée à Plotin par les anciens et de son importance historique, appréciation plus exacte de ses rapports avec le Christianisme, utilité de la connaissance de ses doctrines et de ses écrits pour l’intelligence des philosophes antérieurs et des écrivains postérieurs, soit païens, soit chrétiens, tels sont quelques-uns des résultats auxquels conduit l’étude des Ennéades et des documents que nous avons recueillis. Ce sont là, on l’avouera, des motifs qui par eux seuls, et indépendamment même de ceux que nous avons exposés dès le début, suffiraient à prouver combien il était nécessaire de remettre en lumière un ouvrage trop longtemps oublié ou dédaigné.

Nous serions ingrat si nous terminions cette préface sans dire tout ce que nous devons à un jeune professeur aussi savant que modeste, à M. Eugène Lévêque. Associé dès l’origine à notre pensée, il nous a secondé dans l’exécution avec un zèle, une constance, qui ne se sont jamais démentis. Nous ne craignons pas de le dire : si cette œuvre, depuis si longtemps entreprise et si souvent ajournée, a pu voir enfin le jour, c’est surtout à son assistance que nous le devons. Combien de doutes ne nous a-t-il pas aidé à lever! Combien de recherches ne nous a-t-il pas épargnées! Nous sommes heureux de pouvoir lui donner ici un témoignage public de notre haute estime pour ses talents et son instruction solide, ainsi que de notre affection et de notre gratitude (53).

En revenant, après une longue interruption, aux études philosophiques, qui ont toujours été nos études de prédilection, et en publiant un ouvrage d’un genre aussi sévère que celui-ci, nous n’espérons pas qu’une telle publication puisse recevoir le même accueil que les ouvrages usuels que nous avons précédemment composés pour l’instruction de la jeunesse et qui, nous croyons pouvoir le dire, ont acquis à notre nom quelque popularité. Bien que nous nous soyons efforcé d’apporter dans ce nouveau travail les qualités qu’on a bien voulu reconnaître dans les précédents et qui ont sans doute contribué à leur succès, la patience dans les recherches et un respect religieux de l’exactitude, nous comprenons que cette œuvre, qui s’adresse à un tout autre public, ne doive trouver qu’un bien petit nombre de lecteurs. Mais, n’ayant eu d’autre but ici que de servir la science et de contribuer pour notre faible part à son avancement en comblant une regrettable lacune, nous nous estimerons suffisamment récompensé si justice est rendue à nos efforts par les juges compétents, et si notre traduction des Ennéades peut obtenir leur suffrage, comme l’a précédemment obtenu notre travail sur les Œuvres philosophiques de Bacon.

Paris, le 15 août 1857.