Bréhier: Tratado 24 (V, 6) – Ce qui est au-delà de l’être ne pense pas.

ENNÉADE V, 6 [24] – Ce qui est au-delà de l’être ne pense pas. Quel est l’être pensant de premier rang ? Quel est celui de second rang ?

1. On peut penser autre chose ; on peut aussi se penser soi-même, ce qui fait échapper davantage à la dualité. Dans le premier cas, on voudrait, aussi se penser soi-même ; mais l’on n’en est pas capable ; on a bien en soi l’objet de sa vision, mais c’est un objet différent de soi. L’être qui se voit lui-même n’est pas séparé de son essence, et, parce qu’il est uni à lui-même, il se voit lui-même ; lui et son objet font un seul être. Il pense au sens fort, parce qu’il possède ce qu’il pense ; il pense, au sens primitif du terme, parce que l’être qui pense doit être à la fois un et deux. S’il n’était pas un, l’être pensant serait différent de l’être pensé ; il ne serait pas l’être pensant de premier rang, puisqu’il tiendrait sa pensée d’un autre être, et puisque l’être qu’il pense ne lui appartiendrait pas et ne serait pas lui-même ; s’il lui appartenait et si c’était lui-même, les deux ne feraient qu’un ; il faut donc bien que être pensant et être pensé ne fassent qu’un. D’autre part, s’il était un et non pas deux, il n’aurait rien à penser et ne serait pas un être pensant. Il faut donc à la fois qu’il soit simple et qu’il ne soit pas simple.

Mais il vaut mieux, pour bien saisir ce caractère de l’être qui pense, partir de l’âme et remonter. Supposons donc une double lumière, en bas l’âme, et dans une région plus pure, l’objet intelligible de l’âme. Supposons ensuite que la lumière qui voit est égale à celle qui est vue. Nous ne pouvons plus alors les séparer ni les distinguer, et nous affirmerons que les deux lumières n’en font qu’une. Il y a acte de pensée, parce qu’il y a deux lumières ; mais l’on ne voit qu’une lumière.

Nous saisirons ainsi l’être pensant et l’être pensé ; les deux ne font qu’un, tel est le résultat de notre raisonnement ; Mais inversement de l’un sortent deux êtres, parce qu’il ne pense qu’en se dédoublant. Ou plutôt : il est deux, parce qu’il pense ; il est un parce qu’il se pense lui-même.

2. Il y a donc deux sortes d’êtres pensants : l’être pensant au sens primitif du terme, et l’être pensant en un autre sens. Mais ce qui est au delà de l’être pensant pris au premier sens, ce n’est plus un être qui pense ; car pour penser, il faut d’abord une intelligence qui pense, il faut ensuite que cette intelligence ait un objet intelligible, et enfin, s’il s’agit de l’être pensant au premier sens, qu’elle ait cet objet en elle-même. En revanche, si une chose est tout entière intelligible, il n’est pas nécessaire qu’elle ait en elle-même une intelligence qui pense et qu’elle soit elle-même un être qui pense; sinon, elle ne se bornerait pas à être une chose intelligible, elle serait aussi un être qui pense ; de plus, elle ne serait pas première, puisqu’elle serait double. Or l’intelligence qui possède un objet intelligible ne pourrait exister, si l’on n’admettait l’existence d’une chose purement intelligible ; je veux dire intelligible, en tant qu’elle est l’objet de l’intelligence, bien que, en elle-même, elle ne soit pas plus, primitivement, un être intelligible qu’un être qui pense. Elle n’est objet intelligible que pour autre chose qu’elle, à savoir pour l’intelligence, qui appliquerait sa pensée à vide, si elle n’avait à comprendre et à saisir une chose intelligible. L’intelligence ne pourrait pas penser sans cette chose intelligible ; et sa pensée se parfait, lorsqu’elle la possède. Mais il faut bien que, avant qu’on ne la pense, cette chose soit parfaite de par sa propre essence. Si la perfection lui appartient, elle est parfaite avant qu’il existe une pensée ; elle n’a nullement besoin que la pensée existe ; avant toute pensée, elle se suffit à elle-même. Donc elle ne pense pas. Il y a donc une chose qui ne pense pas, un être pensant primitif, et un être pensant postérieur.

En outre, si le Premier pensait, il aurait un attribut ; il ne serait donc pas le Premier, mais le second ; il ne serait pas un, mais multiple. Il serait tout ce qu’il pense ; ne pensât-il que lui-même, il serait multiple.

3. – Dira-t-on que rien n’empêche qu’une seule et même chose ait des attributs multiples ? – Le sujet de ces attributs, à tout le moins, est un ; pas de multiplicité, s’il n’y a une unité dont elle dérive et en laquelle elle est, s’il n’y a au moins une de ces choses multiples qui est comptée la première, et que l’on peut isoler et saisir en elle-même. – Dira-t-on que ce premier terme est simultané aux autres ? – Alors il faut le réunir avec les autres, et bien qu’il soit différent d’eux tous, l’abandonner puisqu’il ne se sépare pas des autres. Il faut, en revanche, postuler un sujet, sujet qui n’est plus un terme parmi les autres, mais qui existe en lui-même. – Ce sujet, dira-t-on, est au sein même des autres termes. – Oui, un sujet qui lui ressemble, mais non ce sujet lui-même ; car, pour qu’il apparaisse dans le multiple, il faut que, en lui-même, il soit isolé. – Dira-t-on qu’il n’a d’existence que dans son union aux autres termes ? – Donc il n’existera pas à l’état simple. Mais alors il n’y aura pas non plus de composé ; car s’il ne peut être à l’état simple, il n’aura aucune existence substantielle ; et si le simple n’existe pas, le composé n’existera pas non plus. Car chacun de ces termes ne peut être un terme simple, puisqu’il n’y a pas de terme simple doué d’une existence substantielle ; et aucun d’eux ne pouvant avoir en lui-même d’existence substantielle ne peut se lier à un autre, puisqu’aucun d’eux absolument n’existe. Comment alors un composé pourrait-il exister ? Comment naîtrait-il de choses qui n’ont pas l’être, je ne dis pas de choses qui n’ont pas tout l’être, mais de choses qui n’ont pas d’être du tout ? S’il y a une multiplicité, il faut, avant cette multiplicité, une unité. Si donc l’être pensant est une multiplicité, il ne faut pas que la pensée soit en ce qui n’est pas une multiplicité. Or tel est le Premier. La pensée et l’intelligence sont donc en des êtres postérieurs à lui.

4. En outre, si le Bien est simple et sans besoin, il n’a pas besoin de la pensée. Et ce dont il n’a pas besoin ne lui appartient pas. D’ailleurs rien absolument ne lui appartient ; la pensée ne lui appartient donc pas.

De plus, il ne pense rien, parce qu’il n’y a pas autre chose à penser.

En outre, l’intelligence est autre chose que le Bien ; elle est image du Bien, parce qu’elle pense le Bien.

Dans le nombre deux, il y a une unité, plus une autre ; mais il n’est pas possible que un soit cette unité qui est liée avec une autre dans le nombre deux ; un doit exister en lui-même, avant cette unité qu’on lie à une autre. De même ici, il faut que l’Un ne soit pas compté avec les autres choses ; il est simple ; il existe en soi, il n’a rien en lui de ce qu’il y a dans les unités qui sont comptées avec d’autres. Car d’où vient qu’une chose est dans une autre, s’il n’y a d’abord un terme séparé, dont cette autre dérive ? Car le simple ne dépend d’aucune autre chose ; ce qui est deux ou plusieurs doit au contraire dépendre d’autre chose.

On peut comparer le Premier à la lumière, l’être qui vient après lui au soleil, et le troisième à la lune qui reçoit sa lumière du soleil. L’âme a une intelligence d’emprunt qui l’éclaire à la surface, lorsqu’elle est intelligente. L’intelligence a en elle-même une lumière propre, bien qu’elle ne soit pas de la lumière pure, mais un être illuminé jusqu’au fond de sa substance. L’Un lui fournit la lumière ; il est lumière ; il est une lumière simple qui donne à l’intelligence le pouvoir d’être ce qu’elle est. Pourquoi donc aurait-il besoin de quoi que ce soit ! Car il n’est pas en lui-même une chose qui est en autre chose ; être en autre chose, c’est très différent d’exister par soi-même.

5. De plus, le multiple se recherche lui-même ; il aspire à se concentrer, à avoir de lui-même une perception d’ensemble. Or, comment ce qui est absolument un tendrait-il vers lui-même ? Comment aurait-il besoin d’une perception d’ensemble ? Mais ce qui est supérieur à cette perception d’ensemble, est également supérieur à la pensée. L’acte de penser n’est pas primitif ni dans l’ordre de l’existence, ni en dignité ; il a le second rang ; il se produit parce que le Bien le fait exister et, une fois qu’il est né, le meut vers lui-même ; et, dans ce mouvement, la pensée voit. Penser, c’est se mouvoir vers le Bien et le désirer. Le désir engendre la pensée et la fait exister avec lui ; le désir de voir engendre la vision. Donc le Bien lui-même n’a rien qui puisse être l’objet de sa pensée ; il n’y a pas autre chose qui soit son bien. Et, quant à la pensée de soi-même, elle n’existe qu’en un être différent du Bien ; cet être pense, parce qu’il est semblable au Bien, parce qu’il a une image du Bien, parce que le Bien est devenu l’objet de son désir, et parce qu’il se représente le Bien ; pensée qui ne cesse pas, si ces conditions sont toujours présentes. C’est en pensant le Bien, qu’il se pense lui-même par accident ; c’est en visant le Bien, qu’il se pense lui-même ; c’est dans son acte (tout acte est dirigé vers le Bien), qu’il se pense lui-même.

6. Si j’ai raison, il n’y a pas de place pour la pensée dans le Bien ; pour qui pense, il faut autre chose qui soit son bien. – Le Bien n’agit donc pas ? – Et comment le Bien, s’il est acte, aurait-il à agir ? D’une manière générale, aucun acte ne possède à son tour un acte. Et si l’on peut donner des attributs aux autres actes, parce qu’ils se rapportent à autre chose qu’à eux-mêmes, le premier de tous les actes du moins, celui dont tous les autres dépendent, doit être ce qu’il est, sans rien de plus. L’acte premier n’est donc pas la pensée ; il n’a rien à penser, puisqu’il est premier. De plus, serait-il la pensée, il ne penserait pas ; ce qui pensé, c’est ce qui a la pensée, et il faut par conséquent deux choses dans un sujet pensant ; or la pensée, toute seule, n’est pas ces deux choses. On le verra mieux, si l’on saisit plus clairement en quel sens le sujet pensant a une nature double. Si nous disons que les êtres en tant qu’êtres, les êtres en soi, les êtres véritables sont dans la région intelligible, ce n’est pas seulement parce qu’ils ont une essence permanente et identique, tandis que les choses sensibles s’écoulent et ne sont pas permanentes ; car il y a peut-être, même dans les choses sensibles, des êtres permanents ; c’est parce qu’ils possèdent d’eux-mêmes la perfection de leur être. L’essence, au sens primitif du terme, n’est pas l’ombre de l’être mais elle possède l’être accompli. Or l’Être est accompli, lorsqu’il prend la forme de la pensée et de la vie. Donc en ce qui est, il y a à la fois pensée, vie et être. S’il est être, il est intelligence, et, s’il est intelligence, il est être ; la pensée est inséparable de l’être. Donc penser, c’est être multiple et non pas un. Qui n’est point multiple ne doit point posséder la pensée. Parcourez les êtres un à un : l’homme et la pensée de l’homme, le cheval et la pensée du cheval, le juste et la notion du juste, tous sont doubles ; un fait deux, mais deux qui reviennent à un. Ce qui n’est point parmi ces êtres, n’est pas non plus chacune de ces unités, n’est pas fait de toutes ces dualités, et n’est pas du tout une dualité (Comment la dualité vient de l’unité, c’est ce que nous verrons ailleurs). D’ailleurs ce qui est au delà de l’essence est aussi au delà de la pensée. Il n’est donc pas absurde qu’il ne se connaisse pas lui-même ; il n’a rien à apprendre en lui, puisqu’il est un. Mais il ne doit pas non plus connaître les autres choses ; il leur donne quelque chose de meilleur et de plus important que la connaissance qu’il pourrait en prendre ; il est le bien des autres choses ; que dis-je ? autres ; elles ont l’identité avec lui dans la mesure où elles peuvent entrer en contact avec lui.