— Qu’est-ce donc que cela pourrait bien être, de faire ses propres affaires ? Pourrais-tu le dire ?
— Moi, dit-il. Je n’en sais rien, par Zeus, mais il est bien possible que même celui qui l’a dit n’ait pas su ce qu’il voulait dire. »
Et tout en disant cela, il riait malicieusement et lançait un regard à Critias.
X. — Il était visible que Critias s’agitait depuis un moment et brûlait de se distinguer devant Charmide et la compagnie. Il avait eu jusqu’alors de la peine à se contenir ; à partir de ce moment il n’en fut plus le maître. Je crois que le soupçon que j’avais eu était parfaitement fondé, que c’était de Critias que Charmide tenait cette définition de la sagesse. Alors Charmide, qui n’avait pas envie d’en donner lui-même l’explication et voulait s’en décharger sur son cousin, cherchait à l’exciter et se donnait l’air d’un homme battu. Critias n’y tint plus, et je le vis s’emporter contre lui comme un poète contre un acteur qui a mal joué sa pièce. Il darda un regard sur lui et dit :
« Ainsi, tu crois, Charmide, parce que tu ne comprends pas la pensée de celui qui a dit que la sagesse consistait à faire ses propres affaires, qu’il ne la comprend pas non plus, lui ?
— Eh ! excellent Critias, dis-je, il n’y a rien d’étonnant à ce que ce garçon, à l’âge qu’il a, ne la comprenne pas ; mais toi, il est à présumer que tu la comprends, étant donné ton âge et tes études. Si donc tu admets que la sagesse est ce qu’il dit et si tu veux bien prendre sa place dans la discussion, il me sera beaucoup plus agréable de rechercher avec toi si la définition donnée est juste ou non.
— Oui, dit Critias, j’admets la définition et je prends la place de Charmide.
— Tant mieux, dis-je. Maintenant dis-moi, admets-tu aussi ce que je demandais tout à l’heure, que tous les artisans font quelque chose ?
— Oui.
— Crois-tu qu’ils se bornent à faire leurs propres affaires ou qu’ils fassent aussi celles des autres ?
— Celles des autres aussi.
— Et sont-ils sages, alors qu’ils ne se bornent pas à leurs propres affaires ?
— Quel empêchement y vois-tu ? demanda-t-il.
— Moi ? aucun, dis-je ; mais vois s’il n’y en a pas pour celui qui, ayant admis qu’être sage, c’est faire ses propres affaires, prétend ensuite que rien n’empêche ceux qui font les affaires d’autrui d’être sages.
— Mais qui sont ceux que j’ai reconnus pour sages, ceux qui font les affaires d’autrui ou ceux qui fabriquent pour autrui ?
— Mais, dis-moi, répliquai-je, tu ne juges pas que c’est la même chose, fabriquer et faire ?
— Non certes, répondit-il, non plus que travailler et fabriquer. J’ai appris cela d’Hésiode, qui dit que le travail n’est jamais une honte. Crois-tu que, s’il eût appliqué les termes de travailler et faire à des ouvrages comme ceux dont tu parlais tout à l’heure, il aurait dit qu’il n’y a pas de honte pour personne à fabriquer des chaussures ou à vendre des salaisons ou à se prostituer ? Ne crois pas cela, Socrate. Hésiode, selon moi, pensait que la fabrication est distincte de l’action et du travail et que la fabrication peut entraîner parfois la honte, lorsqu’elle est sans beauté, tandis que le travail ne comporte jamais de honte. Fabriquer des choses belles et utiles, voilà ce qu’il appelait travailler et c’est les fabrications de cette sorte qui étaient pour lui des travaux et des actions. Il faut affirmer que les affaires propres à chacun, c’étaient pour lui celles-là seulement, et que tout ce qui est nuisible lui paraissait étranger. Aussi faut-il penser qu’Hésiode, comme tous les hommes sensés, appelait sage celui qui fait ses propres affaires.
XI. — Ah ! Critias, dis-je, dès tes premiers mots je crois avoir saisi ta pensée et que tu appelais bonnes les choses qui nous sont propres et qui nous regardent et que par action tu entendais la création des choses bonnes ; car j’ai entendu Prodicos faire mille distinctions entre les mots. Quant à moi, je te laisse libre de prendre les mots au sens que tu voudras ; montre-moi seulement à quoi tu appliques ceux que tu emploies. Maintenant reviens en arrière et donne-moi une définition plus nette ; est-ce de faire les choses bonnes ou de les fabriquer, ou quel que soit le terme qui te plaira, est-ce cela que tu appelles la sagesse ?
— Oui, dit-il.
— Donc celui qui fait le mal n’est pas sage, mais celui qui fait le bien.
— Et toi, mon excellent ami, dit Critias, n’es-tu pas de cet avis ?
— Ne t’inquiète pas de cela, dis-je ; nous n’avons pas à examiner ce que je pense, mais ce que tu dis, toi, à présent.
— Eh bien, moi, dit-il, je soutiens que celui qui ne fait pas le bien, mais le mal, n’est pas sage et que celui qui fait le bien, et non le mal, est sage, et pour définir nettement la sagesse, je dis qu’elle consiste à faire le bien.
— Il est bien possible que tu aies raison ; mais il y a, dis-je, une chose qui m’étonne, c’est que tu crois que des gens sages puissent ne pas savoir qu’ils sont sages.
— Mais je ne le crois pas du tout, dit-il.
— Tout à l’heure, repris-je, ne disais-tu pas que rien n’empêchait les artisans d’être sages, même en faisant les affaires des autres ?
— Je l’ai dit en effet ; mais quelle conclusion en tires-tu ?
— Aucune. Mais dis-moi : crois-tu qu’un médecin qui rend la santé à quelqu’un fasse une chose utile à lui-même et à celui qu’il soigne ?
— Oui.
— Et celui qui fait cela ne fait-il pas son devoir ?
— Si.
— Et celui qui fait son devoir n’est-il pas sage ?
— Il l’est au contraire.
— Or le médecin est-il forcé de savoir quand ses remèdes sont utiles et quand ils ne le sont pas ? et de même chaque artisan, s’il tirera ou non profit du travail qu’il exécute ?
— Il est possible que non.
— Il arrive donc, repris-je, que le médecin qui a opéré une cure, soit utile, soit nuisible, ne sache pas ce qu’il a fait. Cependant, selon toi, s’il agit utilement, il agit avec sagesse. N’est-ce pas ce que tu disais ?
— Si.
— Il arrive donc, comme tu vois, qu’agissant utilement, il agisse avec sagesse et qu’il soit sage, mais qu’il ne sache pas qu’il est sage.
XII. — Cela, Socrate, me dit-il, c’est impossible. Mais si tu crois que mes déclarations précédentes conduisent nécessairement à cette conclusion, je préférerais en rétracter une partie, sans rougir d’avouer que je me suis mal exprimé, plutôt que d’accorder qu’on puisse être sage, si l’on ne se connaît pas. J’irais même jusqu’à dire que c’est précisément à se connaître soi-même que consiste la sagesse, d’accord en cela avec l’auteur de l’inscription de Delphes. Je m’imagine que cette inscription a été placée au fronton comme un salut du dieu aux arrivants, au lieu du salut ordinaire « réjouis-toi », comme si cette dernière formule n’était pas bonne et qu’on dût s’exhorter les uns les autres, non pas à se réjouir, mais à être sages. C’est ainsi que le dieu s’adresse à ceux qui entrent dans son temple, en des termes différents de ceux des hommes, et c’est ce que pensait, je crois, l’auteur de l’inscription à tout homme qui entre il dit en réalité : « Sois sage. » Mais il le dit, comme un devin, d’une façon un peu énigmatique ; car « Connais-toi toi-même » et « Sois sage », c’est la même chose, au dire de l’inscription et au mien. Mais on peut s’y tromper : c’est le cas, je crois de ceux, qui ont fait graver les inscriptions postérieures : « Rien de trop » et « Cautionner, c’est se ruiner. » Ils ont pris le « Connais-toi toi-même » pour un conseil et non pour le salut du dieu aux arrivants, puis, voulant offrir eux-mêmes des conseils non moins salutaires, ils les ont consacrés dans ces inscriptions. Pour quelle raison je te dis tout cela, Socrate, le voici tout ce qui a été dit précédemment, je te l’abandonne.
— Peut-être était-ce toi qui as vu le plus juste, peut-être était-ce moi ; en tout cas nous n’avons rien dit de bien clair. Mais à présent, je suis prêt à m’expliquer avec toi, si tu n’admets pas qu’être sage, c’est se connaître soi-même.
XIII. — Eh mais ! Critias, tu me parles comme si je prétendais connaître les choses sur lesquelles je pose des questions et comme s’il ne tenait qu’à moi d’être de ton avis. Il n’en est rien : j’examine avec toi les problèmes au fur et à mesure qu’ils se présentent, parce que je n’en connais pas la solution. Quand je les aurai examinés, je te dirai volontiers si je suis d’accord avec toi ou non, mais attends que j’aie terminé mon enquête.
— Commence-la donc, dit-il.
— Je commence, dis-je. Si la sagesse consiste à connaître quelque chose, nul doute qu’elle ne soit une science, la science de quelque chose, n’est-ce pas ?
— C’est, dit-il, la science de soi-même.
— Et la médecine, repris-je, est la science de la santé ?
— Oui.
— Et maintenant, dis-je, si tu demandais : la médecine, qui est la science de la santé, à quoi sert-elle et que produit-elle ? je te répondrais qu’elle n’est pas de mince utilité, puisqu’elle produit la santé, ce qui est un beau résultat. M’accordes-tu cela ?
— Je te l’accorde.
— Et si à propos de l’architecture, qui est la science de bâtir, tu me demandais quelle oeuvre je prétends qu’elle produit, je te répondrais : des maisons, et de même pour les autres arts. A ton tour maintenant de t’expliquer sur la sagesse. Puisque tu affirmes qu’elle est la science de soi-même, tu dois pouvoir répondre à cette question, Critias : qu’est-ce que la sagesse, science de soi-même, produit pour nous de beau et de digne de son nom ? Allons, parle.
— Tu conduis mal ton enquête, Socrate. Cette science est par nature bien différente des autres, qui elles-mêmes ne se ressemblent pas entre elles, et tu raisonnes comme si elles se ressemblaient. Dis-moi, par exemple, poursuivit-il, si le calcul et la géométrie produisent quelque oeuvre du même genre que les maisons bâties par l’architecture ou les habits produits par le tissage ou beaucoup d’autres produits de beaucoup d’arts qu’on pourrait citer. Peux-tu, toi, montrer de tels produits de ces deux sciences ? Mais non, tu ne le peux pas.
Je lui répondis : « Tu as raison ; mais il y a une chose que je puis te montrer : c’est l’objet particulier de chacune de ces sciences, lequel est distinct de la science elle-même. Ainsi le calcul a pour objet le pair et l’impair, la qualité numérique qui leur est propre et les rapports qu’ils ont entre eux. N’est-ce pas vrai ?
— Très vrai, dit-il.
— Et tu accordes que le pair et l’impair sont différents de la science même du calcul ?
— Sans doute.
— Et de même la statique est la science du plus lourd et du plus léger, et le lourd et le léger sont différents de la statique même. L’accordes-tu ?
— Oui.
— Dis-moi donc aussi quel est l’objet dont la sagesse est la science et qui diffère de la sagesse elle-même.
XIV. — T’y voilà, Socrate ; tu es tombé dans ta recherche sur le point capital, sur la différence de la sagesse par rapport aux autres sciences, tandis que tu t’obstines à chercher une ressemblance de la sagesse aux autres sciences. Cette ressemblance n’existe pas : toutes les autres sciences sont des sciences de quelque autre chose qu’elles-mêmes, au lieu que la sagesse est la science des autres sciences et d’elle-même en même temps. Tu ne l’ignores pas, tant s’en faut ; mais en réalité tu fais, je crois, ce dont tu te défendais tout à l’heure : tu ne cherches qu’à me réfuter, sans te préoccuper de l’objet de la discussion.
— Quelle idée te fais-tu là ? m’écriai-je. Tu t’imagines que, si je mets tant d’application à te réfuter, c’est en vue d’un autre but que de m’examiner moi-même pour me rendre compte de ce que je dis, de peur de croire aveuglément que je sais une chose que je ne sais pas. Et c’est ce qu’en ce moment même je fais encore, tu peux m’en croire : si je fais cette enquête, c’est avant tout dans mon propre intérêt, et peut-être aussi dans l’intérêt de mes amis. N’est-ce pas en effet un bien qu’on peut dire commun à tout le monde de connaître clairement la nature de chaque chose ?
— J’en suis persuadé, Socrate, dit-il.
— Rassure-toi donc, bienheureux Critias, repris-je, et réponds à mes questions selon ce qui te paraît être la vérité, sans t’inquiéter si c’est Critias ou Socrate qui a le dessus. Applique ton attention à la question même et ne considère que le résultat auquel aboutira notre examen.
— C’est ce que je vais faire, dit-il, car ce que tu dis me paraît juste.
— Dis-moi donc, repris-je, ce que tu penses de la sagesse.
XV. — Eh bien, je pense, reprit-il, que seule de toutes les sciences, la sagesse est la science d’elle-même et des autres sciences.
— Donc, repris-je, elle serait aussi la science de l’ignorance, si elle l’est de la science.
— Assurément, dit-il.
— En ce cas, le sage seul se connaîtra lui-même et sera seul capable de juger et ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas, et il sera de même capable d’examiner les autres et de voir ce qu’ils savent et croient savoir, le sachant réellement, et ce qu’ils croient savoir, alors qu’ils ne le savent pas, tandis qu’aucun autre n’en sera capable. En réalité, donc, être sage, la sagesse et la connaissance de soi-même, c’est savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas. Est-ce bien là ta pensée ?
— Oui, dit-il.
— Revenons maintenant en arrière, dis-je, et, faisant notre troisième libation à Zeus Sauveur, examinons, comme si nous commencions, s’il est possible, oui ou non, de savoir qu’on a ou qu’on n’a pas la connaissance de ce qu’on sait et de ce qu’on ne sait pas, et, ensuite, à supposer qu’à la rigueur cela soit possible, à quoi il nous servirait de le savoir.
— Eh bien, examinons, dit-il.
— Allons, Critias, dis-je, vois si tu as en ces matières des clartés que je n’ai pas. je suis en effet embarrassé. Veux-tu en savoir la cause ?
— Oui, dit-il.
— Si tout ce que tu viens de dire est exact, est-ce que cela ne revient pas à dire qu’il existe une science qui n’a d’autre objet qu’elle-même et les autres sciences et qui est en même temps la science de l’ignorance ?
— Si, dit-il.
— Vois donc, camarade, quelle étrange théorie nous nous chargeons de soutenir. Essaye de l’appliquer à d’autres objets et tu verras, je pense, qu’elle est insoutenable.
— Comment cela, et à quels objets ?
— Voici. Demande-toi si tu peux concevoir une vue qui ne soit pas la vue des choses qu’aperçoivent les autres vues, mais qui serait la vue d’elle-même et des autres vues et aussi de ce qui n’est pas vue, qui ne verrait aucune couleur, bien qu’elle soit une vue, mais qui se percevrait elle-même et les autres vues. Crois-tu qu’une pareille vue puisse exister ?
— Non, par Zeus.
— Conçois-tu aussi une ouïe qui n’entendrait aucune voix, mais s’entendrait elle-même et les autres ouïes et ce qui n’est pas ouïe ?
— Pas davantage.
— En un mot, prends toutes les sensations et cherche si tu en trouves une qui soit la sensation d’elle-même et des autres sensations et qui ne perçoive rien de ce que les autres perçoivent.
— Je ne crois pas qu’il y en ait.
— Et parmi les désirs, en vois-tu un qui ne soit le désir d’aucun plaisir, mais de lui-même et des autres désirs ?
— Non, certes.
— Pas plus, je crois, qu’une volonté qui ne voudrait aucun bien, mais se voudrait elle-même et les autres volontés ?
— Non, en effet.
— Et pourrais-tu citer un amour qui ne serait l’amour d’aucune beauté, mais de lui-même et des autres amours ?
— Non, dit-il.
— As-tu déjà vu une crainte qui se craigne elle-même et les autres craintes, mais ne craint aucun danger ?
— Non, je n’en ai pas vu, dit-il.
— Ou une opinion qui soit l’opinion des opinions et d’elle-même et qui n’ait aucune opinion des objets dont opinent les autres ?
— Pas du tout.
— Mais à propos de science, nous affirmons, à ce qu’il paraît, qu’il en est une qui n’est la science d’aucune connaissance, mais la science d’elle-même et des autres sciences.
— Nous l’affirmons, en effet.
— N’est-ce pas une chose étrange, si réellement elle existe ? car il ne faut pas encore affirmer qu’elle n’existe pas, mais rechercher si elle existe.
— Tu as raison.
XVI. — Voyons donc : cette science est science de quelque chose et elle a la propriété de se rapporter à quelque chose, n’est-ce pas ?
— Assurément.
— Et en effet, nous disons que ce qui est plus grand a la propriété d’être plus grand que quelque chose ?
— Il l’a, en effet.
— Que quelque chose de plus petit, s’il est vrai qu’il soit plus grand ?
— Nécessairement.
— Si donc nous trouvions une grandeur plus grande, qui fût plus grande que les autres grandeurs et qu’elle-même, mais pas plus grande qu’aucune des grandeurs en comparaison desquelles les autres sont plus grandes, elle aurait à coup sûr cette particularité, étant plus grande qu’elle-même, d’être en même temps plus petite qu’elle-même, n’est-ce pas ?
— De toute nécessité, Socrate.
— Et si une chose était le double des autres doubles et d’elle-même, elle serait, n’est-ce pas ? le double de la moitié qui la constitue et des autres doubles ; car il ne saurait y avoir de double que d’une moitié.
— C’est juste.
— Mais étant plus grande qu’elle-même, elle serait moindre en même temps, le plus lourd que soi-même serait plus léger ; le plus vieux serait plus jeune et de même pour le reste. Tout ce qui aurait la propriété de se rapporter à soi-même n’aurait-il pas aussi l’essence à laquelle sa propriété se rapporte ? Je m’explique par un exemple : nous avons dit que l’ouïe ne pouvait être l’ouïe d’autre chose que de la voix, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Si donc elle doit s’entendre elle-même, il faudra qu’elle ait une voix pour cela ; autrement elle ne s’entendra pas.
— C’est de toute nécessité.
— Et la vue, excellent Critias, si elle doit se voir elle-même, aura nécessairement une couleur, car la vue ne saurait rien voir d’incolore.
— Non, en effet.
— Tu vois donc, Critias, que, parmi les choses que nous avons énumérées, il nous apparaît, pour les unes, qu’il est impossible, pour les autres, fort douteux qu’elles exercent leur vertu propre sur elles-mêmes. En effet, pour les grandeurs, les nombres et les choses du même genre, c’est absolument impossible, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Quant à la vue, à l’ouïe et aussi au mouvement qui se mouvrait lui-même, à la chaleur qui se brûlerait et à toutes les hypothèses de ce genre, elles semblent généralement insoutenables ; mais peut-être y a-t-il des gens qui croient le contraire. Il faudrait un homme de génie, mon ami, pour distinguer nettement, dans tous les cas, si la nature a voulu qu’aucun être n’exerçât sur lui-même sa vertu propre, mais sur un autre, ou si les uns en sont capables et les autres non, et, au cas où il y en aurait qui l’exerçassent sur eux-mêmes, s’il faut y ranger la science que nous déclarons être la sagesse. Pour moi, je ne me crois pas capable de faire ces distinctions. Aussi, je ne puis ni affirmer s’il est possible qu’il existe une science de la science, ni, en supposant qu’elle existe bien réellement, admettre que ce soit la sagesse, avant d’avoir examiné si, ainsi comprise, elle nous est, ou non, de quelque utilité. Car je présume que la sagesse est une chose utile et bonne. C’est donc à toi, fils de Callaischros, puisque tu admets que la sagesse est la science de la science et aussi de l’ignorance, c’est à toi de démontrer d’abord que ce que tu disais tout à l’heure est possible, ensuite qu’à la possibilité se joint l’utilité. Il se peut alors que je me déclare satisfait et reconnaisse que tu définis exactement la nature de la sagesse. »
XVII. — Critias, ayant entendu ces paroles et me voyant embarrassé, fit comme ceux qui, voyant bâiller des gens en face d’eux, se mettent à bâiller aussi : il me parut en proie au même embarras que moi. Mais, en homme toujours applaudi, il craignait de se déconsidérer devant l’assistance et ne voulait pas avouer qu’il était incapable de trancher les questions que je lui proposais. Aussi il parla, pour dissimuler son embarras, mais sans rien dire de clair. Alors, pour faire avancer la discussion, je lui dis :
« Eh bien, Critias, admettons pour le moment, si tu veux, qu’il puisse y avoir une science de la science ; nous examinerons une autre fois s’il en est ainsi ou non. Supposé donc que cela soit parfaitement possible, dis-moi en quoi il devient plus facile de savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas. Car c’est bien en cela que nous avons fait consister la connaissance de soi-même et la sagesse, n’est-ce pas ?
— Sans doute, dit-il, et c’est une conséquence naturelle, Socrate. Car si un homme possède la science qui se connaît elle-même, il sera lui-même tel que ce qu’il possède. A-t-il par exemple de la vitesse, il est rapide ; de la beauté, il est beau ; de la science, il est savant. Et s’il a la science qui se connaît elle-même, alors il doit se connaître lui-même.
— Je ne conteste pas, répliquai-je, que celui qui possède ce qui se connaît soi-même ne se connaisse aussi lui-même, mais si, quand on possède cette science, on connaît nécessairement ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas.
— Oui, Socrate, parce que les deux sciences n’en font qu’une.
— C’est possible, dis-je ; mais moi, j’ai bien peur d’être toujours le même ; car je ne comprends pas non plus comment se connaître soi-même est la même chose que savoir ce qu’on sait et savoir ce qu’on ne sait pas.
— Que veux-tu dire ? demanda-t-il.
— Voici, répondis-je : s’il y a une science de la science, est-elle capable d’aller plus loin que cette distinction de ces deux choses, celle-ci est science, celle-là ignorance ?
— Non, elle ne peut aller au-delà.
— Maintenant, la science et l’ignorance de la santé, et la science et l’ignorance du juste, est-ce la même chose ?
— Nullement.
— La première est, je pense, la médecine ; la seconde la politique ; l’autre est tout simplement la science.
— Sans doute.
— Donc, si un homme ne connaît que la science et qu’il n’y joigne pas la connaissance de ce qui est sain et de ce qui est juste, parce qu’il n’a la science que d’une chose, à savoir qu’il sait quelque chose et qu’il possède une science particulière, il est naturel qu’il ait cette connaissance sur soi et sur les autres, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Mais ce qu’il sait, comment cette science le lui apprendrait-elle ? Il connaît en effet ce qui est sain par la médecine, et non par la sagesse, l’harmonie par la musique, et non par la sagesse, l’art de bâtir par l’architecture, et non par la sagesse, et tout le reste de même ; n’est-ce pas vrai ?
— Evidemment si.
— Mais par la sagesse, si elle n’est que la science des sciences, comment saura-t-il qu’il connaît ce qui est sain et ce qui concerne la bâtisse ?
— Il ne le saura pas du tout.
— Celui qui ignore ces sciences ne connaît donc pas ce qu’il sait, mais seulement qu’il sait ?
— Il y a apparence.
XVIII. — Par conséquent la sagesse et être sage ne serait pas de savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas, mais seulement, à ce qu’il paraît, qu’on sait et qu’on ne sait pas.
— C’est vraisemblable.
— Et si un autre prétend savoir quelque chose, le sage sera tout aussi impuissant à reconnaître si cet homme sait ce qu’il prétend savoir ou s’il ne le sait pas. Tout ce qu’il saura, semble-t-il, c’est que cet homme possède une science, mais de quoi, la sagesse ne saurait le lui apprendre.
— Il ne semble pas.
— Ainsi donc, si un homme se donne pour médecin, sans l’être, le sage ne sera pas capable de le distinguer de celui qui l’est effectivement, ni en général les savants des ignorants. Examinons ce point de la manière que voici. Si le sage ou tout autre homme veut distinguer le vrai médecin du faux, ne s’y prendra-t-il pas ainsi ? A coup sûr, il ne lui parlera pas sur la science médicale ; car le médecin, nous l’avons dit, ne connaît rien en dehors de ce qui est sain ou malade, n’est-il pas vrai ?
— Si, c’est vrai.
— Mais il n’entend rien à la science, car nous l’avons attribuée uniquement à la sagesse ?
— Oui.
— Donc la médecine non plus n’est pas connue du médecin, puisque la médecine est une science.
— C’est vrai.
— Que le médecin ait une science, le sage le reconnaîtra bien ; mais, s’il faut essayer de connaître quelle est cette science, ne devra-t-il pas chercher de quoi elle est la science ? N’est-il pas vrai que l’on définit chaque science, en disant non seulement qu’elle est une science, mais une science particulière avec un objet particulier ?
— C’est exact.
— Ainsi la définition que nous avons donnée de la médecine, distinguée des autres sciences, c’est qu’elle est la science du sain et du malade.
— Oui.
— Donc, si l’on veut examiner la valeur de la médecine, il faut le faire sur les objets qui lui sont propres, et non pas, n’est-ce pas, sur ceux qui lui sont étrangers et ne la concernent pas ?
— Certainement.
— C’est donc sur le sain et le malade qu’on interrogera le médecin, en tant que médecin, si l’on veut l’examiner comme il convient.
— Il me le semble.
— C’est donc ce qu’il dit ou fait à ce titre qu’il faut examiner, pour voir si ses paroles sont vraies et ses actes convenables ?
— Nécessairement.
— Mais peut-on, si l’on ne connaît pas la médecine, observer les unes ou les autres ?
— Non, certes.
— Ni personne autre qu’un médecin, semble-t-il, ni le sage lui-même, à moins qu’il ne soit médecin, en même temps que sage.
— C’est exact.
— Il est donc absolument certain que si la sagesse est uniquement la science de la science et de l’ignorance, le sage sera également incapable de distinguer le médecin qui connaît son art de celui qui l’ignore et qui en impose aux autres ou à lui-même, comme il sera incapable de reconnaître tout autre homme qui sait quelque chose, à moins qu’il ne soit lui-même du métier, comme les autres artisans.
— C’est évident, dit-il.
XIX. — Dès lors, Critias, dis-je, quel fruit pouvons-nous encore attendre de la sagesse, si telle est sa nature ? Si, comme nous le supposions en commençant, le sage savait ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas, qu’il sait telle chose, qu’il ignore telle autre, et s’il était capable de reconnaître la même science en d’autres hommes, alors, je le déclare, nous aurions un immense avantage à être sages ; car nous passerions notre vie sans faire de fautes, nous, les sages, et tous ceux qui seraient sous notre autorité. Nous nous garderions nous-mêmes d’entreprendre ce que nous ne saurions pas faire ; nous nous mettrions en quête de ceux qui le sauraient et nous leur en laisserions le soin, et nous ne laisserions faire à nos subordonnés que ce qu’ils seraient à même de bien faire, c’est-à-dire ce dont ils auraient la science. Ainsi, sous le régime de la sagesse, on pourrait s’attendre qu’une maison fût bien administrée, un État bien gouverné, et il en serait de même de toute entreprise où la sagesse présiderait ; car, l’erreur étant supprimée, les hommes suivraient la droite raison et, dans ces conditions, réussiraient nécessairement toutes leurs entreprises, et la réussite leur assurerait le bonheur. N’est-ce pas là, Critias, dis-je, ce que nous disions de la sagesse pour montrer quel avantage il y avait à savoir ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas ?
— C’est bien cela en effet, dit-il.
— Mais à présent, repris-je, tu vois que nous n’avons trouvé nulle part aucune science de cette nature.
— Je le vois, dit-il.
— Mais alors, repris-je, voici peut-être un avantage que nous offrirait la sagesse telle que nous la concevons à présent, c’est-à-dire comme la connaissance de la science et de l’ignorance : c’est que celui qui la posséderait, quoi qu’il étudiât, l’apprendrait plus facilement et que tout lui paraîtrait plus clair parce qu’il l’étudierait toujours à la lumière de la science, et qu’il jugerait mieux les autres sur les choses qu’il aurait apprises lui-même, tandis que ceux qui en jugeraient sans la sagesse en porteraient des jugements moins fermes et moins fondés. Est-ce là, mon ami, le genre d’avantages que la sagesse nous procurera ? ou avons-nous d’elle une vue trop haute et lui cherchons-nous une valeur qu’elle n’a pas réellement ?
— Il se pourrait, dit-il.