Chambry: Gorgias 481b-522e — Parte III – Autoridade e Retórica

CALLICLÈS XXXVII. — Dis-moi, Khairéphon, Socrate, est-il sérieux, quand il tient ce langage, ou badine-t-il ?

KHAIRÉPHON Il me semble à moi, Calliclès, qu’il est souverainement sérieux ; mais il n’y a rien de tel que de l’interroger lui-même.

CALLICLÈS Par les dieux, j’en ai bien envie. Dis-moi, Socrate, faut-il croire que tu parles sérieusement en ce moment, ou que tu badines ? Car, si tu parles sérieusement et si ce que tu dis est vrai, c’est de quoi renverser notre vie sociale, et nous faisons, ce me semble, tout le contraire de ce qu’il faudrait.

SOCRATE Si les hommes, Calliclès, n’étaient pas sujets aux mêmes passions, ceux-ci d’une façon, ceux-là d’une autre, et que chacun de nous eût sa passion propre, sans rapport avec celles des autres, il ne serait pas facile de faire connaître à autrui ce qu’on éprouve soi-même. Si je dis cela, c’est que j’ai observé que nous sommes actuellement, toi et moi, dans le même cas, et que nous sommes tous deux épris de deux objets, moi d’Alcibiade, fils de Clinias, et de la philosophie, toi, du Démos athénien et de Démos, fils de Pyrilampe.

Or, je m’aperçois en toute occasion qu’en dépit de ton éloquence, quoi que dise l’objet de ton amour et de quelque manière qu’il voie les choses, tu n’as pas la force de le contredire et que tu te laisses ballotter d’une idée à l’autre. Si dans l’assemblée tu émets une opinion et que le Démos athénien se déclare contre elle, tu l’abandonnes et tu conformes ton langage à ses désirs, et tu en fais autant pour ce beau garçon, le fils de Pyrilampe. C’est que tu es hors d’état de résister aux volontés et aux discours de l’objet aimé ; et si quelqu’un, chaque fois que tu parles, s’étonnait des choses que tu dis pour leur complaire et les trouvait absurdes, tu pourrais lui répondre, si tu voulais dire la vérité, que, si l’on n’empêche pas tes amours de parler comme ils font, tu ne pourras jamais t’empêcher toi-même de parler comme tu fais.

Dis-toi donc que, de ma part aussi, tu dois t’attendre à la même réponse et ne t’étonne pas des discours que 482a-483a je tiens, mais oblige l’objet de mon amour, la philosophie, à cesser de parler comme elle fait. C’est elle en effet, cher ami, qui dit sans cesse ce que tu m’entends dire en ce moment, et elle est beaucoup moins changeante que mes autres amours ; car le fils de Clinias parle tantôt d’une façon, tantôt d’une autre mais la philosophie tient toujours le même discours. C’est elle qui dit les choses dont tu t’étonnes et tu as assisté toi-même à ses discours. C’est donc elle que tu as à réfuter, je le répète ; prouve-lui que commettre l’injustice et vivre dans l’impunité, après l’avoir commise, n’est pas le dernier des maux. Autrement, si tu laisses cette assertion sans la réfuter, par le chien, dieu des Égyptiens, je te jure, Calliclès, que Calliclès ne s’accordera pas avec lui-même et qu’il vivra dans une perpétuelle dissonance. Or, je pense, moi, excellent ami, que mieux vaudrait pour moi avoir une lyre mal accordée et dissonante, diriger un chœur discordant et me trouver en opposition et en contradiction avec la plupart des hommes que d’être seul en désaccord avec moi-même et de me contredire.

CALLICLÈS XXXVIII. — Tu m’as l’air, Socrate, d’être aussi présomptueux dans tes discours qu’un véritable orateur populaire, et tu déclames ainsi, parce que Polos a eu la même défaillance qu’il accusait Gorgias d’avoir eue avec toi. Polos a dit en effet que Gorgias, lorsque tu lui as demandé, au cas où quelqu’un, désireux d’apprendre la rhétorique, viendrait à son école sans connaître la justice, s’il la lui enseignerait, avait répondu qu’il l’enseignerait, par fausse honte et pour ne pas heurter les préjugés des gens, qui s’indigneraient qu’on répondît autrement ; que cet aveu avait réduit Gorgias à se contredire, et que c’est justement cela que tu cherches. Là-dessus Polos s’est moqué de toi et à juste titre, à mon avis.

Et voilà que Polos s’est mis lui-même dans le même cas que Gorgias, et, pour ma part, je ne saurais l’approuver de t’avoir accordé qu’il est plus laid de commettre l’injustice que de la subir. C’est à la suite de cette concession que tu as pu l’empêtrer dans tes raisonnements et lui fermer la bouche ; parce qu’il n’a pas osé parler suivant sa pensée. Car au fond, Socrate, c’est toi qui, tout en protestant que tu cherches la vérité, te comportes comme un vulgaire déclamateur et diriges la conversation sur ce qui est beau, non selon la nature, mais selon la loi.

Or, le plus souvent, la nature et la loi s’opposent l’une à l’autre. Si donc, par pudeur, on n’ose pas dire ce qu’on pense, on est forcé de se contredire. C’est un secret que tu as découvert, toi aussi, et tu t’en sers pour dresser des pièges dans la dispute. Si l’on parle en se référant à la loi, tu interroges en te référant à la nature, et si l’on 483a-484b parle de ce qui est dans l’ordre de la nature, tu interroges sur ce qui est dans l’ordre de la loi. C’est ainsi, par exemple, qu’à propos de l’injustice commise et subie, tandis que Polos parlait de ce qu’il y a de plus laid selon la loi, tu poursuivais la discussion en te référant à la nature. Car, selon la nature, tout ce qui est plus mauvais est aussi plus laid, comme de souffrir l’injustice, tandis que, selon la loi, c’est la commettre. Ce n’est même pas le fait d’un homme, de subir l’injustice, c’est le fait d’un esclave, pour qui la mort est plus avantageuse que la vie, et qui, lésé et bafoué, n’est pas en état de se défendre, ni de défendre ceux auxquels il s’intéresse. Mais, selon moi, les lois sont faites pour les faibles et par le grand nombre. C’est pour eux et dans leur intérêt qu’ils les font et qu’ils distribuent les éloges ou les blâmes ; et, pour effrayer les plus forts, ceux qui sont capables d’avoir l’avantage sur eux, pour les empêcher de l’obtenir, ils disent qu’il est honteux et injuste d’ambitionner plus que sa part et que c’est en cela que consiste l’injustice, à vouloir posséder plus que les autres ; quant à eux, j’imagine qu’ils se contentent d’être sur le pied de l’égalité avec ceux qui valent mieux qu’eux.

XXXIX. — Voilà pourquoi, dans l’ordre de la loi, on déclare injuste et laide l’ambition d’avoir plus que le commun des hommes, et c’est ce qu’on appelle injustice. Mais je vois que la nature elle-même proclame qu’il est juste que le meilleur ait plus que le pire et le plus puissant que le plus faible. Elle nous montre par mille exemples qu’il en est ainsi et que non seulement dans le monde animal, mais encore dans le genre humain, dans les cités et les races entières, on a jugé que la justice voulait que le plus fort commandât au moins fort et fût mieux partagé que lui. De quel droit, en effet, Xerxès porta-t-il la guerre en Grèce et son père en Scythie, sans parler d’une infinité d’autres exemples du même genre qu’on pourrait citer ? Mais ces gens-là, je pense, agissent selon la nature du droit et, par Zeus, selon la loi de la nature, mais non peut-être selon la loi établie par les hommes. Nous formons les meilleurs et les plus forts d’entre nous, que nous prenons en bas âge, comme des lionceaux, pour les asservir par des enchantements et des prestiges, en leur disant qu’il faut respecter l’égalité et que c’est en cela que consistent le beau et le juste. Mais qu’il paraisse un homme d’une nature assez forte pour secouer et briser ces entraves et s’en échapper, je suis sûr que, foulant aux pieds nos écrits, nos prestiges, nos incantations et toutes les lois contraires à la nature, il se révoltera, et que nous verrons apparaître notre maître dans cet homme qui était notre esclave ; et alors le droit de la nature brillera dans tout son éclat.

Il me semble que Pindare met en lumière ce que j’avance dans l’ode où il dit :

484b-485c La loi, reine du monde, des mortels et des immortels 1.

Cette loi, ajoute-t-il, justifiant les actes les plus violents, mène tout de sa main toute-puissante. J’en juge par les actions d’Héraclès, puisque, sans les avoir achetés…

Voici à peu près son idée, car je ne sais pas l’ode par cœur ; mais le sens est que, sans avoir acheté ni reçu en présent les bœufs de Géryon, Héraclès les emmena, estimant que le droit naturel était pour lui et que les bœufs et tous les biens des faibles et des petits appartiennent au meilleur et au plus fort.

XL. — Voilà la vérité, tu le reconnaîtras, si, laissant de côté la philosophie, tu passes à des occupations plus importantes. La philosophie, Socrate, est certainement pleine de charme, lorsqu’on s’y adonne modérément dans la jeunesse ; mais si l’on s’y attarde plus qu’il ne faut, c’est la ruine qui vous attend. Car, si bien doué qu’on soit, quand on continue à philosopher jusqu’à un âge avancé, on reste nécessairement neuf dans tout ce qu’il faut savoir, si l’on veut être un honnête homme et se faire une réputation. Et en effet on n’entend rien aux lois de l’État et au langage qu’il faut tenir pour traiter avec les hommes dans les rapports privés et publics ; on n’a aucune expérience des plaisirs et des passions, en un mot, des caractères des hommes. Aussi lorsqu’on se mêle de quelque affaire privée ou publique, on prête à rire, de même que les hommes politiques, j’imagine, lorsqu’ils se mêlent à vos entretiens et à vos disputes, se couvrent eux aussi de ridicule.

Il arrive alors, comme dit Euripide que :

« Chacun brille et se porte à l’art où il se surpasse lui-même et il y consacre la meilleure partie du jour 2 »

Mais celui où l’on est médiocre, on l’évite et on le critique, tandis qu’on vante l’autre, par amour-propre, croyant par là se louer soi-même. Mais, à mon avis, le mieux est de prendre connaissance des deux. Il est beau d’étudier la philosophie dans la mesure où elle sert à l’instruction et il n’y a pas de honte pour un jeune garçon à philosopher ; mais, lorsqu’on continue à philosopher dans un âge avancé, la chose devient ridicule, Socrate, et, pour ma part, j’éprouve à l’égard de ceux qui cultivent la philosophie un sentiment très voisin de celui que m’inspirent les gens qui balbutient et font les enfants. Quand je vois un petit enfant, à qui cela convient encore, balbutier et jouer, cela m’amuse et me paraît charmant, digne d’un homme libre et séant à cet âge, tandis que, si j’entends un bambin causer avec netteté, cela me paraît choquant, me blesse l’oreille et j’y vois quelque chose de servile. Mais si c’est un homme fait qu’on entend ainsi balbutier et qu’on voit jouer, cela semble ridicule, indigne d’un homme, et mérite le fouet.

485c-486c C’est juste le même sentiment que j’éprouve à l’égard de ceux qui s’adonnent à la philosophie. J’aime la philosophie chez un adolescent, cela me paraît séant et dénote à mes yeux un homme libre. Celui qui la néglige me paraît au contraire avoir une âme basse, qui ne se croira jamais capable d’une action belle et généreuse. Mais quand je vois un homme déjà vieux qui philosophe encore et ne renonce pas à cette étude, je tiens, Socrate, qu’il mérite le fouet. Comme je le disais tout à l’heure, un tel homme, si parfaitement doué qu’il soit, se condamne à n’être plus un homme, en fuyant le cœur de la cité et les assemblées où, comme dit le poète 1, les hommes se distinguent, et passant toute sa vie dans la retraite à chuchoter dans un coin avec trois ou quatre jeunes garçons, sans que jamais il sorte de sa bouche aucun discours libre, grand et généreux.

XLI. — Pour moi, Socrate, je suis fort bien disposé pour toi, et il me semble que ta présence éveille en moi les mêmes sentiments que Zéthos éprouvait à l’égard d’Amphion, chez Euripide, que je viens justement de citer. J’ai envie de te donner des conseils pareils à ceux que Zéthos adressait à son frère et de te dire que tu négliges, Socrate, ce qui devrait t’occuper, « que tu déformes ton naturel si généreux par un déguisement puéril, que, dans les délibérations relatives à la justice, tu ne saurais apporter une juste parole, ni saisir le vraisemblable et le persuasif, ni donner un conseil généreux ». Et cependant, mon cher Socrate, — ne te fâche pas contre moi : c’est l’amitié que j’ai pour toi qui me fait parler —, ne te paraît-il pas honteux d’être dans l’état où je te vois, toi et tous ceux qui poussent toujours plus loin leur étude de la philosophie ? En ce moment même, si l’on t’arrêtait, toi ou tout autre de tes pareils, et si l’on te traînait en prison, en t’accusant d’un crime que tu n’aurais pas commis, tu sais bien que tu serais fort embarrassé de ta personne, que tu perdrais la tête et resterais bouche bée sans savoir que dire, et que, lorsque tu serais monté au tribunal, quelque vil et méprisable que fût ton accusateur, tu serais mis à mort, s’il lui plaisait de réclamer cette peine. Or qu’y a-t-il de sage, Socrate, dans un art qui « prenant un homme bien doué le rend pire », impuissant à se défendre et à sauver des plus grands dangers, soit lui-même, soit tout autre, qui l’expose à être dépouillé de tous ses biens par ses ennemis et à vivre absolument sans honneur dans sa patrie ? Un tel homme, si l’on peut user de cette expression un peu rude, on a le droit de le souffleter impunément.

Crois-moi donc, mon bon ami, renonce à tes arguties, cultive la belle science des affaires, exerce-toi à ce qui te donnera la réputation d’un habile homme ; « laisse à 486c-487c d’autres ces gentillesses », de quelque nom, radotages ou niaiseries, qu’il faille les appeler, « qui te réduiront à habiter une maison vide. Prends pour modèle non pas des gens qui ergotent sur ces bagatelles, mais ceux qui ont du bien, de la réputation et mille autres avantages. »