Chambry: Gorgias 486d-491d — Noção de superioridade

SOCRATE XLII. — Si mon âme était d’or, Calliclès, ne crois-tu pas que je serais bien aise de trouver une de ces pierres avec lesquelles on éprouve l’or, la meilleure, pour en approcher mon âme, de façon que, si elle me confirmait que mon âme a été bien soignée, je fusse assuré que je suis en bon état et que je n’ai plus besoin d’aucune épreuve ?

CALLICLÈS Où tend ta question, Socrate ?

SOCRATE Je vais te le dire : c’est que je pense avoir fait, en te rencontrant, cette heureuse trouvaille.

CALLICLÈS Comment cela ?

SOCRATE J’ai la certitude que, si tu tombes d’accord avec moi sur les opinions de mon âme, elles seront de ce fait absolument vraies. Je remarque en effet que, pour examiner comme il faut si une âme vit bien ou mal, il faut avoir trois qualités, que tu réunis toutes les trois : la science, la bienveillance et la franchise. Je rencontre souvent des gens qui ne sont pas capables de m’éprouver, parce qu’ils ne sont pas savants comme toi ; d’autres sont savants, mais ne veulent pas me dire la vérité, parce qu’ils ne s’intéressent pas à moi, comme tu le fais. Quant à ces deux étrangers, Gorgias et Polos, ils sont savants et bien disposés pour moi tous les deux, mais leur franchise n’est pas assez hardie et ils sont par trop timides. Comment en douter, quand ils portent la timidité au point qu’ils se résignent à se contredire l’un l’autre par fausse honte en présence de nombreux assistants, et cela sur les objets les plus importants ?

Toi, au contraire, tu as toutes ces qualités qui manquent aux autres : tu as reçu une solide instruction, comme beaucoup d’Athéniens pourraient l’attester, et tu as de la bienveillance pour moi. Qu’est-ce qui me le prouve ? Je vais te le dire. Je sais, Calliclès, que vous vous êtes associés à quatre pour cultiver la philosophie, toi, Tisandre d’Aphidna, Andron 1, fils d Androtion, et Nausicyde de Colarge, et je vous ai entendus un jour délibérer sur le point jusqu’où il faut pousser cette étude. Je sais que l’opinion qui prévalut parmi vous fut qu’il ne fallait 487c-488c pas s’y adonner jusqu’à en épuiser la matière, et que vous vous êtes conseillé les uns aux autres de prendre garde à ne pas vous gâter à votre insu, en devenant plus savants qu’il ne convient. Aussi, quand je t’entends me donner les mêmes conseils qu’à tes plus intimes camarades, je tiens cela pour une preuve décisive que tu es vraiment bien disposé pour moi. Que tu sois avec cela capable de parler franchement et sans fausse honte, tu l’affirmes toi-même, et le discours que tu as tenu tout à l’heure confirme ton affirmation.

Voilà donc un point visiblement éclairci à présent : ce que tu m’accorderas dans la discussion sera dès lors considéré comme suffisamment éprouvé de part et d’autre et il ne sera plus nécessaire de le soumettre à un nouvel examen ; car, si tu me l’accordes, ce ne sera pas assurément par défaut de science ou par excès de timidité et tu ne me feras pas non plus de concession pour me tromper. Car tu es mon ami, c’est toi-même qui l’affirmes. Ainsi donc toute entente entre toi et moi sera par le fait la preuve que nous aurons atteint l’exacte vérité.

Or de tous les sujets de discussion, Calliclès, le plus beau est celui que tu m’as reproché, qui est de savoir ce que l’homme doit être, à quoi il doit s’appliquer, et jusqu’à quel point, soit dans la vieillesse, soit dans la jeunesse. Pour moi, si je fais quelque faute de conduite, sois sûr que ce n’est pas volontairement, mais par ignorance. Ne cesse donc pas de me donner des avis, comme tu as si bien commencé ; indique-moi nettement quelle est cette profession que je dois embrasser et de quelle manière je peux y réussir et, si tu trouves qu’après t’avoir donné mon acquiescement aujourd’hui, je ne fais pas dans la suite ce que je t’aurai concédé, tiens-moi pour un lâche et refuse-moi alors tout conseil, comme à un homme qui n’est bon à rien.

Mais reprenons les choses au commencement : qu’entendez-vous, Pindare et toi, par la justice selon la nature ? Est-ce le droit qu’aurait le plus puissant de prendre par force les biens du plus faible, ou le meilleur de commander au moins bon, ou celui qui vaut plus d’avoir plus que celui qui vaut moins ? Te fais-tu de la justice une autre idée, ou ma mémoire est-elle fidèle ?

CALLICLÈS XLIII. — Oui, c’est cela que j’ai dit alors et que je dis encore.

SOCRATE Mais est-ce le même homme que tu appelles meilleur et plus puissant ? Je n’ai pas su comprendre alors ce que tu voulais dire. Est-ce les plus forts que tu appelles meilleurs et faut-il que les plus faibles obéissent au plus fort, 488c-489a comme tu l’as laissé entendre, je crois, en disant que les grands États attaquent les petits en vertu du droit naturel, parce qu’ils sont plus puissants et plus forts, ce qui suppose que plus puissant, plus fort et meilleur, c’est la même chose, ou bien se peut-il qu’on soit meilleur, tout en étant plus petit et plus faible, et qu’on soit plus puissant, tout en étant plus mauvais ? Ou bien la définition du meilleur et du plus puissant est-elle la même ? C’est cela même que je te prie de définir en termes précis : y a-t-il identité ou différence entre plus puissant, meilleur et plus fort ?

CALLICLÈS Eh bien, je te déclare nettement que c’est la même chose.

SOCRATE Dans l’ordre de la nature, le grand nombre n’est-il pas plus puissant que l’homme isolé, puisqu’il fait les lois contre l’individu, comme tu le disais tout à l’heure ?

CALLICLÈS On n’en saurait douter.

SOCRATE Alors les ordonnances du grand nombre sont celles des plus puissants ?

CALLICLÈS Assurément.

SOCRATE Donc aussi des meilleurs, puisque les plus puissants sont les meilleurs d’après ton aveu ?

CALLICLÈS Oui.

SOCRATE Donc leurs ordonnances sont belles selon la nature, étant celles des plus puissants ?

CALLICLÈS Oui.

SOCRATE Or le grand nombre ne pense-t-il pas, comme tu le disais aussi tout à l’heure, que la justice consiste dans l’égalité et qu’il est plus laid de commettre l’injustice que de la subir ? Est-ce vrai, oui ou non ? Et prends garde d’être pris ici, toi aussi, en flagrant délit de mauvaise honte. Le grand nombre pense-t-il, oui ou non, qu’il est juste d’avoir autant, mais pas plus que les autres, et qu’il est plus laid de commettre l’injustice que de la subir ? Ne refuse pas de me répondre là-dessus, Calliclès, afin que, si tu es de mon avis, je m’affermisse dès lors dans 489a-489e mon sentiment par l’aveu de quelqu’un qui sait discerner le vrai du faux.

CALLICLÈS Eh bien oui, c’est là ce que pense le grand nombre.

SOCRATE Ce n’est donc pas seulement en vertu de la loi qu’il est plus laid de commettre l’injustice que de la subir et que la justice est dans l’égalité ; c’est aussi selon la nature, de sorte qu’il se pourrait que tu n’aies pas dit la vérité précédemment et que tu m’aies accusé à tort, quand tu as dit que la loi et la nature sont en contradiction et que, sachant cela, j’étais de mauvaise foi dans les discussions, renvoyant à la loi ceux qui parlaient suivant la nature, et à la nature ceux qui parlaient suivant la loi.

CALLICLÈS XLIV. — Cet homme-là ne cessera jamais de baguenauder. Dis-moi, Socrate, n’as-tu pas honte, à ton âge, de faire la chasse aux mots, et si l’on fait un lapsus de langage, de considérer cela comme une aubaine ? T’imagines-tu que par les plus puissants j’entende autre chose que les meilleurs ? Ne t’ai-je pas déjà dit que pour moi plus puissant et meilleur, c’est la même chose ? Supposes-tu, parce qu’un ramassis d’esclaves et de gens de toute provenance, sans autre mérite peut-être que leur force physique, se seront assemblés et auront prononcé telle ou telle parole, que je prenne ces paroles pour des lois ?

SOCRATE Soit, très savant Calliclès. C’est ainsi que tu l’entends ?

CALLICLÈS Exactement.

SOCRATE Eh bien, mon excellent ami, je me doutais bien moi-même depuis longtemps que tu prenais le mot plus puissant dans ce sens-là, et, si je répète ma question, c’est que je suis impatient de savoir nettement ce que tu penses. Car tu ne crois pas apparemment que deux hommes soient meilleurs qu’un seul, ni tes esclaves meilleurs que toi, parce qu’ils sont plus forts que toi. Dis-moi donc, en reprenant au commencement, ce que tu entends par les meilleurs, puisque ce ne sont pas les plus forts. Seulement, merveilleux Calliclès, fais-moi la leçon plus doucement, pour que je ne m’enfuie pas de ton école.

CALLICLÈS Tu te moques, Socrate.

SOCRATE 489e-490c Non, Calliclès, j’en jure par Zéthos, dont tu t’es servi amplement tout à l’heure pour me railler. Allons, dis-moi quels sont ceux que tu appelles les meilleurs.

CALLICLÈS Ceux qui valent mieux.

SOCRATE Ne vois-tu donc pas que, toi aussi, tu te bornes à des mots et que tu n’expliques rien ? Veux-tu me dire si par les meilleurs et les plus puissants tu entends les plus sages ou d’autres ?

CALLICLÈS Oui, par Zeus, ce sont ceux-là que j’entends, sans aucun doute.

SOCRATE Il arrive donc souvent, d’après toi, qu’un seul homme sage soit plus puissant que des milliers d’hommes déraisonnables. C’est à lui qu’il appartient de commander, aux autres d’obéir et celui qui commande doit avoir plus que ceux qui sont commandés. Voilà, ce me semble, ce que tu veux dire — et je ne fais pas la chasse à tel ou tel mot — s’il est vrai qu’un seul soit plus puissant que des milliers.

CALLICLÈS Oui, c’est cela que je veux dire. Pour moi, le droit selon la nature, c’est que le meilleur et le plus sage commande aux médiocres et qu’il ait une plus grosse part.

SOCRATE XLV. — Arrête un peu. Que peux-tu bien dire encore à ceci ? Suppose que nous soyons, comme à présent, beaucoup d’hommes assemblés au même endroit et que nous disposions en commun d’une abondante provision de nourriture et de boisson, que notre assemblée soit composée de toute sorte de gens, les uns forts, les autres faibles, et que l’un d’entre nous, en qualité de médecin, s’entende mieux que les autres en ces matières, tout en étant, comme il est vraisemblable, plus fort que les uns, plus faible que les autres, n’est-il pas vrai que ce médecin, étant plus savant que nous, sera meilleur et plus puissant dans cette circonstance ?

CALLICLÈS Assurément.

SOCRATE Cela étant, devra-t-il, parce qu’il est meilleur, prendre de ces vivres une plus large part que nous, ou bien, par le fait qu’il commande, n’est-ce pas à lui de faire la 490c-490e répartition de toute la provision ? Et pour ce qui est de la consommation et de l’usage de ces vivres pour l’entretien de sa propre personne, ne doit-il pas s’abstenir de prendre plus que les autres, sous peine d’être incommodé, tandis que certains auront une plus large part, les autres une moindre que lui ? Et s’il est par hasard le plus faible de tous, ne doit-il pas avoir, bien qu’il soit le meilleur, la plus petite part de toutes ? N’en est-il pas ainsi, mon bon ami ?

CALLICLÈS Tu me parles de vivres, de boissons, de médecins et autres sottises. Ce n’est pas de cela que je te parle, moi.

SOCRATE Quoi qu’il en soit, n’est-ce pas le plus sage que tu appelles le meilleur, oui ou non ?

CALLICLÈS Oui.

SOCRATE Et ne dis-tu pas que le meilleur doit avoir plus ?

CALLICLÈS Oui, mais pas en fait de vivres et de boissons.

SOCRATE J’entends, mais en fait de vêtements peut-être. Le plus habile à tisser doit-il avoir le plus ample manteau et promener par la ville les plus nombreux et les plus beaux costumes ?

CALLICLÈS Que viens-tu nous chanter avec tes costumes ?

SOCRATE Et pour les chaussures, il est clair que la plus grosse part doit revenir à celui qui est le plus entendu et le meilleur en cette matière. Peut-être le cordonnier doit-il circuler avec de plus grandes et de plus nombreuses chaussures que les autres.

CALLICLÈS Qu’ai-je à faire de ces chaussures ? tu radotes à dire d’experts.

SOCRATE Eh bien, si ce n’est pas cela que tu as en vue, c’est peut-être le cas d’un laboureur bien doué, qui s’entend en perfection au travail de la terre : peut-être doit-il avoir plus de semences que les autres et en employer autant qu’il est possible pour ensemencer ses terres.

CALLICLÈS 490e-491d Comme tu rebats toujours les mêmes choses, Socrate !

SOCRATE Non seulement les mêmes choses, Calliclès, mais encore sur les mêmes sujets.

CALLICLÈS Par les dieux, tu ne cesses vraiment jamais de parler de cordonniers, de foulons, de cuisiniers, de médecins, comme s’il était question entre nous de ces gens-là.

SOCRATE Ne veux-tu pas me dire enfin en quel ordre de choses le plus puissant et le plus sage aura droit à une plus forte part que les autres ? Refuses-tu à la fois de souffrir mes suggestions et de parler toi-même ?

CALLICLÈS Mais je parle, et depuis longtemps. Tout d’abord, par les plus puissants, je n’entends pas les cordonniers, ni les cuisiniers, mais les hommes qui s’entendent à diriger comme il faut les affaires de l’État, et qui sont non seulement intelligents, mais encore courageux, parce qu’ils sont capables d’exécuter ce qu’ils ont conçu et ne se découragent pas par faiblesse d’âme.

SOCRATE XLVI. — Te rends-tu compte, excellent Calliclès, combien sont différents les reproches que tu me fais et ceux que j’ai à t’adresser ? Tu prétends, toi, que je dis toujours les mêmes choses et tu m’en fais un crime ; moi je te reproche, au contraire, de ne jamais dire les mêmes choses sur les mêmes sujets, mais d’appeler meilleurs et plus puissants d’abord les plus forts, puis les plus sages, et d’en apporter à ce moment encore une autre définition, car ce sont des gens courageux que tu nous donnes pour les plus puissants et les meilleurs. Allons, mon bon, dis-moi une fois pour toutes quels peuvent bien être et relativement à quoi ceux que tu qualifies de meilleurs et de plus puissants.

CALLICLÈS Mais je l’ai déjà dit : ce sont ceux qui s’entendent aux affaires publiques et qui sont courageux ; c’est à ceux-là qu’il appartient de gouverner les États et la justice veut qu’ils aient plus que les autres, les gouvernants devant avoir plus que les gouvernés.