Chambry: Gorgias 513c-522e — Única concepção válida da política

CALLICLÈS LXIX. — Je ne sais comment il se fait que tu me parais avoir raison, Socrate. Cependant, je suis comme la plupart de tes auditeurs, je ne te crois qu’à demi.

SOCRATE C’est que l’amour du peuple implanté dans ton âme, Calliclès, combat contre moi ; mais si nous revenons sur ces mêmes questions pour les approfondir, peut-être te rendras-tu. Quoi qu’il en soit, rappelle-toi que nous avons dit qu’il y a deux façons de cultiver chacune de ces deux choses, le corps et l’âme, l’une qui s’en occupe en vue du plaisir, et l’autre qui s’en occupe en vue du bien et qui, sans chercher à plaire, y applique tout son effort. N’est-ce pas la distinction que nous avons faite alors ?

CALLICLÈS 513d-514c Si fait.

SOCRATE Et nous avons dit que l’une, celle qui tend au plaisir, n’était autre chose qu’une vile flatterie, n’est-ce pas ?

CALLICLÈS Soit, puisque tu le veux.

SOCRATE L’autre, au contraire, tend à rendre aussi parfait que possible l’objet de ses soins, que ce soit le corps ou l’âme.

CALLICLÈS Oui.

SOCRATE Dès lors, ne devons-nous pas, dans les soins que nous donnons à la cité et aux citoyens, nous efforcer de rendre ces citoyens aussi parfaits que possible ? Sans cela, comme nous l’avons reconnu précédemment, tout autre service qu’on leur rendrait ne leur serait d’aucune utilité, si ceux qui doivent acquérir ou de grandes richesses, ou le pouvoir, ou tout autre genre de puissance n’avaient pas des sentiments honnêtes. Admettons-nous qu’il en est ainsi ?

CALLICLÈS Admettons, si cela te plaît.

SOCRATE Maintenant supposons, Calliclès, que, désireux de nous charger de quelque entreprise publique, nous nous exhortions mutuellement à nous tourner vers les constructions, vers les plus considérables, celles de remparts, d’arsenaux, de temples, ne devrions-nous pas nous examiner nous-mêmes et nous demander d’abord si nous connaissons, ou non, cet art, l’architecture, et de qui nous l’avons appris ? Le faudrait-il, oui ou non ?

CALLICLÈS Oui, certainement.

SOCRATE En second lieu, ne faudrait-il pas vérifier si jamais nous avons bâti quelque édifice privé pour quelqu’un de nos amis ou pour nous-mêmes, et si cet édifice est beau ou laid ? Et si, en faisant cet examen, nous trouvons que nous avons eu des maîtres habiles et réputés et que nous avons construit beaucoup de beaux édifices avec nos maîtres, et beaucoup aussi à nous seuls, après les avoir quittés, dans ces conditions, nous pourrions raisonnablement aborder les entreprises publiques. Si, au contraire, nous n’avions aucun maître à citer, aucune construction à faire voir, ou 514c-515b plusieurs constructions sans valeur, alors ce serait folie, n’est-ce pas, d’entreprendre des ouvrages publics et de nous y exhorter l’un l’autre ? Avouons-nous que cela soit bien dit, ou non ?

CALLICLÈS Oui.

SOCRATE LXX. — Il en est de même en tout. Si, par exemple, ayant dessein d’être médecins de l’État, nous nous y exhortions l’un l’autre comme étant qualifiés pour cela, nous nous serions, je présume, examinés au préalable réciproquement, toi et moi : « Voyons, au nom des dieux, comment Socrate se porte-t-il lui-même ? A-t-il déjà guéri quelqu’un, esclave ou homme libre ? » De mon côté, j’imagine que je ferais les mêmes questions à ton sujet ; et, si nous trouvions que nous n’avons amélioré la santé de personne, étranger ou Athénien, homme ou femme, au nom de Zeus, Calliclès, ne serait-ce pas une véritable dérision qu’un homme en vienne à cet excès d’extravagance, qu’avant d’avoir fait beaucoup d’expériences quelconques dans l’exercice privé de la médecine, d’avoir obtenu de nombreux succès et de s’être exercé convenablement dans cet art, il veuille, comme dit le proverbe, faire son apprentissage de potier sur une jarre 1 et se mette dans la tête d’être médecin public et d’y exhorter ses pareils ? Ne te semble-t-il pas qu’il y a de la folie à se conduire de la sorte ?

CALLICLÈS Si.

SOCRATE Maintenant donc, ô le meilleur des hommes, que toi-même tu viens de débuter dans la carrière politique, que tu m’y appelles et que tu me reproches de n’y pas prendre part, n’est-ce pas le moment de nous examiner l’un l’autre et de dire : « Voyons, Calliclès a-t-il déjà rendu meilleur quelque citoyen ? En est-il un qui, étant auparavant méchant, injuste, dissolu, insensé, soit devenu honnête homme grâce à Calliclès, étranger ou citoyen, esclave ou homme libre ? » Dis-moi, si on te questionnait là-dessus, que répondrais-tu ? Qui citerais-tu que ton commerce ait rendu meilleur ? Pourquoi hésites-tu à répondre, s’il est vrai qu’il y ait une œuvre de toi, que tu aies faite dans la vie privée, avant d’aborder les affaires publiques ?

CALLICLÈS Tu veux toujours avoir le dessus, Socrate.

SOCRATE LXXI. — Ce n’est pas pour avoir le dessus que je 515b-515e t’interroge, c’est parce que j’ai un véritable désir de savoir ton opinion sur la manière dont il faut traiter la politique chez nous. T’occuperas-tu, une fois arrivé aux affaires, d’autre chose que de faire de nous des citoyens aussi parfaits que possible ? N’avons-nous pas déjà reconnu mainte fois que tel était le devoir de l’homme d’État ? L’avons-nous reconnu, oui ou non ? Réponds. Oui, nous l’avons reconnu, puisqu’il faut que je réponde pour toi. Si donc tel est l’avantage que l’homme de bien doit ménager à sa patrie, rappelle-toi les hommes dont tu parlais tout à l’heure et dis-moi si tu crois toujours qu’ils ont été de bons citoyens, les Périclès, les Cimon, les Miltiade, les Thémistocle.

CALLICLÈS Oui, je le crois.

SOCRATE S’ils étaient bons, il est évident que chacun d’eux rendait ses concitoyens meilleurs qu’ils n’avaient été jusqu’alors. Le faisaient-ils, ou non ?

CALLICLÈS Oui.

SOCRATE Donc, lorsque Périclès commença à parler en public, les Athéniens étaient moins bons que lorsqu’il prononça ses derniers discours ?

CALLICLÈS Peut-être.

SOCRATE Ce n’est pas peut-être, excellent Calliclès, c’est nécessairement qu’il faut dire, d’après les principes que nous avons reconnus, s’il est vrai que cet homme d’État était un bon citoyen.

CALLICLÈS Et après ?

SOCRATE Rien. Mais réponds encore à cette question : les Athéniens passent-ils pour être devenus meilleurs grâce à Périclès, ou, au contraire, ont-ils été corrompus par lui ? J’entends dire en effet que Périclès a rendu les Athéniens paresseux, lâches, bavards, et avides d’argent, en établissant le premier un salaire pour les fonctions publiques 1.

CALLICLÈS C’est aux laconisants aux oreilles déchirées 2 que tu as entendu dire cela, Socrate.

SOCRATE Eh bien, voici une chose que je n’ai pas apprise par ouï-dire, mais que je sais positivement et toi aussi, c’est qu’au 515e-516c début, Périclès avait une bonne réputation et que les Athéniens ne votèrent contre lui aucune peine infamante, au temps où ils avaient moins de vertu, mais lorsqu’ils furent devenus d’honnêtes gens grâce à lui, vers la fin de sa vie, ils le condamnèrent pour vol ; ils faillirent même lui infliger la peine de mort, évidemment parce qu’ils le jugeaient méchant 3.

CALLICLÈS Eh bien, Périclès était-il méchant pour cela ?

SOCRATE En tout cas, un gardien d’ânes, de chevaux ou de bœufs serait jugé mauvais s’il était dans le cas de Périclès, si, ayant reçu à garder des animaux qui ne ruaient pas, qui ne frappaient pas de la corne, qui ne mordaient pas, il les avait rendus sauvages au point de faire tout cela. Ne tiens-tu pas pour mauvais tout gardien d’animaux, quels qu’ils soient, qui, les ayant reçus plus doux, les a rendus plus sauvages qu’il ne les a reçus ? Est-ce ton avis, ou non ?

CALLICLÈS Oui, pour te faire plaisir.

SOCRATE Fais-moi donc encore le plaisir de répondre à ceci l’homme fait-il, ou non, partie des animaux ?

CALLICLÈS Sans doute.

SOCRATE Or, c’était des hommes que Périclès avait à conduire ?

CALLICLÈS Oui.

SOCRATE Eh bien, n’auraient-ils pas dû, comme nous venons d’en convenir, devenir par ses soins plus justes qu’ils ne l’étaient avant, si Périclès avait pour les diriger les qualités d’un homme d’État ?

CALLICLÈS Certainement.

SOCRATE Or les justes sont doux, au dire d’Homère 1. Qu’en dis-tu ? N’est-ce pas ton avis ?

CALLICLÈS Si.

SOCRATE Cependant il les a rendus plus féroces qu’il ne les 516c-517a avait reçus, et cela contre lui-même, le dernier qu’il eût voulu voir attaquer.

CALLICLÈS Tu veux que je te l’accorde ?

SOCRATE Oui, s’il te paraît que je dis la vérité.

CALLICLÈS Soit donc.

SOCRATE Mais en les rendant plus féroces, il les a rendus plus injustes et plus mauvais ?

CALLICLÈS Soit.

SOCRATE A ce compte, Périclès n’était donc pas un bon politique ?

CALLICLÈS C’est toi qui le dis.

SOCRATE Et toi aussi, par Zeus, si je m’en rapporte à tes aveux. Mais maintenant parlons de Cimon. N’a-t-il pas été frappé d’ostracisme par ceux dont il prenait soin, pour que de dix ans ils n’eussent plus à entendre sa voix ? Et Thémistocle n’a-t-il pas été traité de même et de plus condamné à l’exil ? Quant à Miltiade, le vainqueur de Marathon, n’avaient-ils pas voté qu’il serait jeté dans le barathre 1 et, sans le prytane, n’y aurait-il pas été précipité ? Si cependant tous ces hommes avaient eu la vertu que tu leur attribues, ils n’auraient jamais été traités de la sorte. Il n’est pas naturel que les bons cochers restent fermes sur leur char au début de leur carrière et qu’ils en tombent juste au moment où ils ont dressé leurs chevaux et sont devenus eux-mêmes plus habiles. C’est ce qui n’arrive ni dans l’art de conduire un attelage, ni dans aucun autre. N’est-ce pas ton avis ?

CALLICLÈS Si.

SOCRATE Nous avions donc raison, à ce qu’il paraît, quand nous disions dans nos précédents discours qu’il n’y avait jamais eu, à notre connaissance, de bon politique dans notre ville. Tu avouais toi-même qu’il n’y en a point parmi nos contemporains, mais qu’il y en avait eu jadis et à ceux-là tu donnais une place à part. Mais nous avons reconnu qu’ils étaient exactement pareils à ceux de nos jours, en sorte que, s’ils ont été des orateurs, ils n’ont fait 517a-518a usage ni de la véritable rhétorique, autrement ils n’auraient pas été renversés, ni de la rhétorique flatteuse.

CALLICLÈS LXXIII. — Il s’en faut pourtant de beaucoup, Socrate, qu’aucun des politiques d’aujourd’hui ait jamais fait quelque chose de comparable aux œuvres de l’un quelconque de ceux-là.

SOCRATE Moi non plus, mon admirable ami, je ne les blâme pas, en tant que serviteurs de l’État. Je crois même qu’à ce titre ils ont été supérieurs à ceux d’aujourd’hui et plus habiles à procurer à la cité ce qu’elle désirait. Mais pour ce qui est de faire changer ses désirs et d’y résister, en l’amenant par la persuasion ou par la contrainte aux mesures propres à rendre les citoyens meilleurs, il n’y a, pour ainsi dire, pas de différence entre ceux-ci et ceux-là. Or c’est là l’unique tâche d’un bon citoyen. A l’égard des vaisseaux, des murailles, des arsenaux et de beaucoup d’autres choses du même genre, je conviens avec toi qu’ils ont été plus habiles à en procurer que ceux d’aujourd’hui. Cela étant, nous faisons, toi et moi, à discuter ainsi, une chose ridicule : depuis le temps que nous conversons, nous n’avons pas cessé de tourner dans le même cercle, sans nous entendre l’un l’autre.

En tout cas, je suis sûr que tu as plus d’une fois avoué et reconnu qu’il y a deux manières de traiter le corps et l’âme : l’une servile, par laquelle il est possible de procurer au corps, s’il a faim, des aliments ; s’il a soif, des boissons ; s’il a froid, des vêtements, des couvertures, des chaussures, bref, tout ce que le corps peut désirer. C’est à dessein que j’emploie les mêmes exemples, afin que tu me comprennes plus facilement. Quand on est en état de fournir ces objets, soit comme négociant ou marchand au détail, soit comme fabricant de quelqu’un de ces mêmes objets, boulanger, cuisinier, tisserand, cordonnier, tanneur, il n’est pas surprenant qu’en ce cas on se regarde soi-même et qu’on soit regardé par les autres comme chargé du soin du corps, si l’on ne sait pas qu’outre tous ces arts il y a un art de la gymnastique et de la médecine qui constitue la véritable culture du corps, et auquel il appartient de commander à tous ces arts et de se servir de leurs produits, parce qu’il sait ce qui, dans les aliments ou les boissons, est salutaire ou nuisible à la santé du corps, et que tous les autres l’ignorent. C’est pour cela qu’en ce qui regarde le soin du corps, ces arts sont réputés serviles, bas, indignes d’un homme libre, tandis que la gymnastique et la musique passent à bon droit pour être les maîtresses de ceux-là.

Qu’il en soit de même en ce qui concerne l’âme, tu sembles le comprendre au moment même où je te le dis et tu en conviens en homme qui a compris ma pensée ; 518b-519b mais, un moment après, tu viens me dire qu’il y a d’honnêtes citoyens dans notre ville, et, quand je te demande lesquels, tu mets en avant des hommes qui me paraissent exactement tels en matière de politique que, si, interrogé par moi, en matière de gymnastique, sur ceux qui ont été ou sont habiles à dresser les corps, tu me citais avec le plus grand sérieux Théarion, le boulanger, Mithaïcos, celui qui a écrit sur la cuisine sicilienne, et Sarambon, le marchand de vin, parce qu’ils s’entendent merveilleusement à prendre soin du corps, en apprêtant admirablement, l’un le pain, l’autre les ragoûts et le troisième le vin.

LXXIV. — Peut-être t’indignerais-tu si je te disais : Tu n’entends rien, l’ami, à la gymnastique. Tu me nommes des gens qui sont des serviteurs et des pourvoyeurs de nos besoins, mais qui n’entendent rien à ce qui est beau et bon en cette matière. Le hasard peut faire qu’ils remplissent et épaississent les corps de leurs clients et qu’ils soient loués par eux ; mais ils finiront par leur faire perdre même leur ancienne corpulence. Ceux-ci, de leur côté, sont trop ignorants pour accuser ceux qui les régalent d’être les auteurs de leurs maladies et de la perte de leur poids primitif ; mais, si par hasard il se trouve là des gens qui leur donnent quelque conseil, au moment où les excès qu’ils ont faits sans égard pour leur santé auront longtemps après amené la maladie, ce sont ceux-là qu’ils accuseront, qu’ils blâmeront, qu’ils maltraiteront, s’ils le peuvent, tandis que, pour les premiers, qui sont la cause de leurs maux, ils n’auront que des éloges.

Toi, Calliclès, tu agis exactement comme eux. Tu vantes des hommes qui ont régalé les Athéniens en leur servant tout ce qu’ils désiraient, et qui ont, dit-on, agrandi l’État. Mais on ne voit pas que l’agrandissement dû à ces anciens politiques n’est qu’une enflure où se dissimule un ulcère. Car ils n’avaient point en vue la tempérance et la justice, quand ils ont rempli la cité de ports, d’arsenaux, de remparts, de tributs et autres bagatelles semblables. Quand viendra l’accès de faiblesse, les Athéniens accuseront ceux qui se trouveront là et donneront des conseils, mais ils n’auront que des éloges pour Thémistocle, pour Cimon, pour Périclès, auteurs de leurs maux. Peut-être est-ce à toi qu’ils s’attaqueront, si tu n’y prends garde, ou à mon ami Alcibiade, quand avec leurs acquisitions ils perdront leurs anciennes possessions, quoique vous ne soyez pas les auteurs du mal, mais seulement peut-être des complices.

Au reste, il y a une chose déraisonnable que je vois faire aujourd’hui et que j’entends dire également des hommes d’autrefois. Je remarque que, lorsque la cité met en cause un de ses hommes d’État préjugé coupable, 519b-520b ils s’indignent et se plaignent de l’affreux traitement qu’ils subissent. Ils ont rendu mille services à l’État, s’écrient-ils, et l’État les perd injustement. Mais c’est un pur mensonge ; car jamais un chef d’État ne peut être opprimé injustement par la cité même à laquelle il préside. Il semble bien qu’il faut mettre ceux qui se donnent pour des hommes d’État sur la même ligne que les sophistes. Les sophistes, gens sages en tout le reste, se conduisent d’une manière absurde en ceci. Ils se donnent pour professeurs de vertu et souvent ils accusent leurs disciples d’être injustes envers eux, en les privant de leur salaire et ne leur témoignant pas toute la reconnaissance due à leurs bienfaits. Or y a-t-il rien de plus inconséquent qu’un tel discours ? Des hommes devenus bons et justes par les soins d’un maître qui leur a ôté l’injustice et les a mis en possession de la justice pourraient lui faire tort avec ce qu’ils n’ont plus ! Ne trouves-tu pas cela absurde, camarade ? Tu m’as réduit, Calliclès, à faire une véritable harangue en refusant de me répondre.

CALLICLÈS LXXV. — Mais toi-même, ne saurais-tu parler sans qu’on te réponde ?

SOCRATE Peut-être. En tout cas, je tiens à présent de longs discours, parce que tu refuses de me répondre. Mais, au nom du dieu de l’amitié, dis-moi, mon bon ami, ne trouves-tu pas absurde de prétendre qu’on a rendu bon un homme et, quand cet homme est devenu et qu’il est bon grâce à nous, de lui reprocher d’être méchant ?

CALLICLÈS C’est mon avis.

SOCRATE N’entends-tu pas tenir le même langage à ceux qui font profession de former les hommes à la vertu ?

CALLICLÈS Si, mais pourquoi parles-tu de gens qui ne méritent aucune considération ?

SOCRATE Et toi, que diras-tu de ces hommes qui font profession de gouverner la cité et de travailler à la rendre la meilleure possible et qui l’accusent ensuite, à l’occasion, d’être extrêmement corrompue ? Vois-tu quelque différence entre ceux-ci et ceux-là ? Sophistique et rhétorique, mon bienheureux ami, c’est tout un, ou du moins voisin et ressemblant, ainsi que je le disais à Polos. Mais toi, dans ton ignorance, tu crois que l’une, la rhétorique, est une chose parfaitement belle et tu méprises l’autre. Mais en 520b-520e réalité la sophistique l’emporte en beauté sur la rhétorique autant que la législation sur la jurisprudence et la gymnastique sur la médecine 1. Pour moi, je croyais que les orateurs politiques et les sophistes étaient les seuls qui n’eussent pas le droit de reprocher à celui qu’ils éduquent eux-mêmes d’être mauvais à leur égard, qu’autrement ils s’accusent eux-mêmes du même coup de n’avoir fait aucun bien à ceux qu’ils prétendent améliorer. N’est-ce pas vrai ?

CALLICLÈS Certainement.

SOCRATE Ce sont aussi, je crois, les seuls qui pourraient vraisemblablement donner leurs services sans exiger de salaire, si ce qu’ils disent est vrai. Pour toute autre espèce de service, par exemple, pour avoir appris d’un pédotribe à courir vite, il se pourrait que le bénéficiaire voulût frustrer son maître de la reconnaissance qu’il lui doit, si celui-ci lui avait donné ses leçons de confiance et sans stipuler qu’il toucherait son salaire au moment même, autant que possible, où il lui communiquerait l’agilité. Car ce n’est pas la lenteur, je pense, qui fait qu’on est injuste, c’est l’injustice. Est-ce vrai ?

CALLICLÈS Oui.

SOCRATE Donc, si c’est précisément l’injustice que le maître lui retire, le maître n’a pas à craindre l’injustice de son disciple, et, seul, il peut en toute sûreté placer ce service sans condition, s’il est réellement capable de faire des hommes vertueux. N’est-ce pas vrai ?

CALLICLÈS J’en conviens.

SOCRATE LXXVI. — C’est pour cette raison, semble-t-il, que pour toute autre espèce de conseil, par exemple à propos d’architecture et des autres arts, il n’y a aucune honte à recevoir de l’argent.

CALLICLÈS Il le semble.

SOCRATE Mais s’il s’agit de la méthode à suivre pour devenir aussi bon que possible et pour administrer parfaitement sa maison ou la cité, c’est une opinion établie qu’il est honteux de n’accorder ses conseils que contre argent. Est-ce vrai ?

CALLICLÈS

Oui.

SOCRATE 520e-521c La raison en est évidemment que parmi les bienfaits, c’est le seul qui inspire à celui qui l’a reçu le désir de le rendre, de sorte qu’on regarde comme un bon signe si l’auteur de ce genre de bienfaits est payé de retour, et comme mauvais, s’il ne l’est pas. Les choses sont-elles comme je dis ?

CALLICLÈS Oui.

SOCRATE Quelle méthode veux-tu donc que je choisisse pour prendre soin de l’État : dois-je combattre les Athéniens afin de les rendre les meilleurs possible, comme fait un médecin, ou les servir et chercher à leur complaire ? Dis-moi la vérité, Calliclès ; car il est juste que, comme tu as commencé par être franc avec moi, tu continues à dire ce que tu penses. Parle donc nettement et bravement.

CALLICLÈS Eh bien, je te conseille de les servir.

SOCRATE A ce compte, c’est au métier de flatteur, mon noble ami, que tu m’appelles.

CALLICLÈS De Mysien, si tu préfères ce nom 1 ; car si tu ne fais pas ce que je dis…

SOCRATE Ne me répète pas ce que tu m’as déjà dit mainte fois, que je serais mis à mort par qui voudra, si tu ne veux pas qu’à mon tour je te répète que ce sera un méchant qui fera mettre à mort un honnête homme, ni que je serai dépouillé de mes biens, si tu ne veux pas que je te répète aussi que mon spoliateur ne saura pas en faire usage, mais que, comme il les aura enlevés injustement, il en usera injustement, quand il en sera le maître, et s’il en use injustement, il en usera honteusement et, mal, parce que honteusement.

CALLICLÈS LXXVII. — Tu me parais bien confiant, Socrate, de croire qu’il ne t’arrivera rien de semblable, parce que tu vis à l’écart, et que tu ne seras pas traîné devant un tribunal par un homme peut-être foncièrement méchant et méprisable.

SOCRATE Je serais effectivement bien sot, Calliclès, si je ne croyais pas que, dans cette ville, n’importe qui peut avoir à souffrir un jour ou l’autre un pareil accident. Mais il y a une 521c-522b chose dont je suis sûr, c’est que, si je parais devant un tribunal et que j’y coure un des risques dont tu parles, celui qui m’y citera sera un méchant homme ; car jamais homme de bien n’accusera un innocent. Et il n’y aurait rien d’étonnant que je fusse condamné à mort. Veux-tu que je te dise pourquoi je m’y attends ?

CALLICLÈS Oui, certes.

SOCRATE Je crois que je suis un des rares Athéniens, pour ne pas dire le seul, qui s’attache au véritable art politique, et qu’il n’y a que moi qui le pratique aujourd’hui. Comme chaque fois que je m’entretiens avec quelqu’un, ce n’est pont pour plaire que je parle, mais que je vise au plus utile et non au plus agréable, et que je ne puis me résoudre à faire ces jolies choses que tu me conseilles, je n’aurai rien à dire devant mes juges. Le cas dont je parlais à Polos est aussi le mien. Je serai jugé comme le serait un médecin accusé devant des enfants par un cuisinier. Vois en effet ce qu’un pareil accusé pris au milieu de tels juges pourrait alléguer pour sa défense, si on l’accusait en ces termes : « Enfants, l’homme que voici vous a souvent fait du mal à vous-mêmes et il déforme les plus jeunes d’entre vous en les incisant et les brûlant, il les réduit au désespoir en les faisant maigrir et en les étouffant, il leur donne des breuvages très amers, les force à souffrir la faim et la soif, au lieu de vous régaler, comme moi, de mille choses exquises et variées. » Que crois-tu que pourrait dire le médecin pris dans ce guêpier ? S’il disait, ce qui est vrai : « Je n’ai fait tout cela, enfants, que pour votre santé », quelle clameur crois-tu que pousseraient de tels juges ? Ne serait-elle pas violente ?

CALLICLÈS Sans doute ; il faut le croire.

SOCRATE Ne crois-tu pas qu’il sera fort embarrassé de savoir quoi dire ?

CALLICLÈS Assurément.

SOCRATE LXXVIII. — Je sais bien que la même chose m’arriverait, si je comparaissais devant des juges ; car je ne pourrais pas alléguer que je leur ai procuré ces plaisirs qu’ils regardent comme des bienfaits et des services, tandis que moi, je n’envie ni ceux qui les procurent, ni ceux qui les reçoivent. Si on m’accuse ou de corrompre les jeunes gens, en les réduisant à douter, ou d’insulter les gens plus âgés, en tenant sur eux des propos amers, 522b-523b soit en particulier, soit en public, je ne pourrai ni leur répondre conformément à la vérité : « C’est la justice qui me fait parler ainsi et en cela je sers votre intérêt, juges, ni dire aucune autre chose ; de sorte que je dois m’attendre à ce qu’il plaira au sort d’ordonner.

CALLICLÈS Alors tu crois, Socrate, qu’il est beau pour un homme d’être dans une pareille position et dans l’impuissance de se défendre lui-même ?

SOCRATE Oui, Calliclès, à condition qu’il ait une chose que tu lui as plusieurs fois accordée, je veux dire qu’il se soit ménagé le secours qui consiste à n’avoir rien dit ni rien fait d’injuste ni envers les hommes, ni envers les dieux. Car cette manière de se secourir soi-même, ainsi que nous l’avons reconnu plus d’une fois, est la meilleure de toutes. Si donc on me prouvait que je suis incapable de m’assurer cette sorte de secours à moi-même et à un autre, je rougirais d’être convaincu devant peu comme devant beaucoup de personnes et même en tête à tête avec moi seul, et si cette impuissance devait causer ma mort, j’en serais bien fâché ; mais si je perdais la vie faute de connaître la rhétorique flatteuse, je suis sûr que tu me verrais supporter facilement la mort. La mort en soi n’a rien d’effrayant, à moins que l’on ne soit tout à fait insensé et lâche ; ce qui est effrayant, c’est l’injustice ; car le plus grand des malheurs est d’arriver chez Hadès avec une âme chargée de crimes. Si tu le veux, je suis prêt à te faire un récit qui te le prouvera.

CALLICLÈS Eh bien, puisque tu as achevé ton exposition, achève aussi de traiter ce point.