On dit en effet qu’après la mort, le démon que le sort a attaché à chaque homme durant sa vie se met en devoir de le conduire dans un lieu où les morts sont rassemblés pour subir leur jugement, après quoi ils se rendent dans l’Hadès avec ce guide qui a mission d’emmener ceux d’ici-bas dans l’autre monde. Lorsqu’ils y ont eu le sort qu’ils méritaient et qu’ils y sont restés le temps prescrit, un autre guide les ramène ici, après de nombreuses et longues périodes de temps. Mais le voyage n’est pas ce que dit le Télèphe d’Eschyle. Il affirme, lui, que la route de l’Hadès est simple ; moi, je pense qu’elle n’est ni simple, ni unique ; autrement, on n’aurait pas besoin de guides, puisqu’on ne pourrait se fourvoyer dans aucun sens, s’il n’y avait qu’une route. Il me paraît, au contraire, qu’il y a beaucoup de bifurcations et de détours, ce que je conjecture d’après les cérémonies pieuses et les rites pratiqués sur la terre. Quoi qu’il en soit, l’âme réglée et sage suit son guide et n’ignore pas ce qui l’attend ; mais celle qui est passionnément attachée au corps, comme je l’ai dit précédemment, reste longtemps éprise de ce corps et du monde visible ; ce n’est qu’après une longue résistance et beaucoup de souffrances, qu’elle est entraînée par force et à grand-peine par le démon qui en est chargé. Arrivée à l’endroit où sont les autres, l’âme impure et qui a fait le mal, qui a commis des meurtres injustes ou d’autres crimes du même genre, frères de ceux-là et tels qu’en commettent les âmes de même famille qu’elle, voit tout le monde la fuir et se détourner d’elle ; personne ne veut ni l’accompagner ni la guider ; elle erre seule, en proie à un grand embarras, jusqu’à ce que certains temps soient écoulés, après lesquels la nécessité l’entraîne dans le séjour qui lui convient. Au contraire, celle qui a vécu toute sa vie dans la pureté et la tempérance et qui a eu le bonheur d’être accompagnée et guidée par les dieux a trouvé tout de suite la résidence qui lui est réservée.
La terre compte un grand nombre de régions merveilleuses et elle-même n’est pas telle ni si grande que se le figurent ceux qui ont coutume de discourir sur sa nature, d’après ce que j’ai entendu dire à quelqu’un qui m’a convaincu.
LVIII. — Alors Simmias prit la parole : « Que dis-tu là, Socrate ? Au sujet de la terre j’ai entendu dire, moi aussi, bien des choses, mais qui ne sont pas celles dont tu es convaincu ; aussi j’aurais plaisir à t’entendre.
— Pour exposer ce qui en est, Simmias, je ne crois pas qu’on ait besoin de l’art de Glaucos ; mais d’en prouver la vérité, la difficulté me paraît excéder l’art de Glaucos. Peut-être même n’en suis-je pas capable, et à supposer même que je le sois, le temps qui me reste à vivre ne suffirait sans doute pas à une si longue exposition. Néanmoins rien ne m’empêche de dire quelle idée on m’a donnée de la forme et des différents lieux de la terre.
— Eh bien, dit Simmias, je n’en demande pas davantage.
— Eh bien donc, reprit-il, je suis persuadé pour ma part que tout d’abord, si la terre est de forme sphérique et placée au milieu du ciel, elle n’a besoin, pour ne pas tomber, ni d’air ni d’aucune autre pression du même genre, mais que l’homogénéité parfaite du ciel seul et l’équilibre de la terre seule suffisent à la maintenir ; car une chose en équilibre, placée au milieu d’un élément homogène, ne pourra ni peu ni prou pencher d’aucun côté et dans cette situation elle restera fixe. Voilà, ajouta-t-il, le premier point dont je suis convaincu.
— Et avec raison, dit Simmias.
— En outre, dit-il, je suis persuadé que la terre est immense et que nous, qui l’habitons du Phase aux colonnes d’Héraclès, nous n’en occupons qu’une petite partie, répandus autour de la mer, comme des fourmis ou des grenouilles autour d’un étang, et que beaucoup d’autres peuples habitent ailleurs en beaucoup d’endroits semblables ; car il y a partout sur la terre beaucoup de creux de formes et de grandeurs variées, où l’eau, le brouillard et l’air se sont déversés ensemble. Mais la terre pure elle-même est située dans le ciel pur où sont les astres, que la plupart de ceux qui ont l’habitude de discourir sur ces matières appellent l’éther. C’est l’éther qui laisse déposer l’eau, le brouillard et l’air qui s’amassent toujours dans les creux de la terre. Quant à nous, nous ne nous doutons pas que nous habitons dans ces creux, nous croyons habiter en haut de la terre, comme si quelqu’un vivant au milieu du fond de l’Océan se croyait logé à la surface de la mer et, voyant le soleil et les astres à travers l’eau, prenait la mer pour le ciel, mais, retenu par sa pesanteur et sa faiblesse, ne serait jamais parvenu en haut de la mer et n’aurait jamais vu, en émergeant et levant la tête vers le lieu que nous habitons, combien il est plus pur et plus beau que le sien et ne l’aurait jamais appris de quelqu’un qui l’aurait vu. C’est justement l’état où nous sommes nous-mêmes. Confinés dans un creux de la terre, nous croyons en habiter le haut, nous prenons l’air pour le ciel et nous croyons que c’est le véritable ciel où les astres se meuvent. C’est bien là notre état : notre faiblesse et notre lenteur nous empêchent de nous élever à la limite de l’air ; car si quelqu’un pouvait arriver en haut de l’air, ou s’y envoler sur des ailes, il serait comme les poissons de chez nous qui, en levant la tête hors de la mer, voient notre monde ; il pourrait lui aussi, en levant la tête, se donner le spectacle du monde supérieur ; et si la nature lui avait donné la force de soutenir cette contemplation, il reconnaîtrait que c’est là le véritable ciel, la vraie lumière et la véritable terre. Car notre terre à nous, les pierres et le lieu tout entier que nous habitons sont corrompus et rongés, comme les objets qui sont dans la mer le sont par la salure, et il ne pousse dans la mer rien qui vaille la peine d’être mentionné, et l’on n’y trouve pour ainsi dire rien de parfait ; ce ne sont que cavernes, sable, boue infinie et bourbiers là où il y a aussi de la terre, bref rien qui mérite en quoi que ce soit d’être comparé aux beautés de notre monde. Mais le monde d’en haut paraît l’emporter bien davantage encore sur le nôtre. Si je puis recourir au mythe pour vous décrire ce qu’est la terre placée sous le ciel, écoutez-moi, cela en vaut la peine.
— Oui, Socrate, dit Simmias, nous écouterons ton mythe avec plaisir.
LIX. — Pour commencer, camarade, reprit Socrate, on dit que cette terre-là, vue d’en haut, offre l’aspect d’un ballon à douze bandes de cuir ; elle est divisée en pièces de couleurs variées, dont les couleurs connues chez nous, celles qu’emploient les peintres, sont comme des échantillons. Mais, là-haut, toute la terre est diaprée de ces couleurs et de couleurs encore bien plus éclatantes et plus pures que les nôtres : telle partie de cette terre est pourprée et admirable de beauté, telle autre dorée, telle autre, qui est blanche, est plus brillante que le gypse et la neige, et il en est de même des autres couleurs dont elle est parée, et qui sont plus nombreuses et plus belles que celles que nous avons pu voir. Et en effet ces creux mêmes de la terre, étant remplis d’eau et d’air, ont une couleur particulière qui resplendit dans la variété des autres, en sorte que la terre se montre sous un aspect continuellement varié. A la qualité de cette terre répond celle de ses productions, arbres, fleurs et fruits. La même proportion s’observe dans les montagnes, dont les roches sont plus polies, plus transparentes et plus belles de couleur. Les petites pierres d’ici, tant prisées, les cornalines, les jaspes, les émeraudes et toutes les autres de même nature n’en sont que des parcelles ; mais, là-bas, toutes les pierres sont précieuses et encore plus belles. Et la cause en est que les pierres de ces régions sont pures et ne sont pas rongées ni gâtées comme les nôtres par la putréfaction et la salure dues aux sédiments qui sont déversés ici, et qui apportent aux pierres, au sol et aux animaux et aux plantes la laideur et les maladies. Quant à la terre elle-même, outre tous ces joyaux, elle est encore ornée d’or, d’argent et des autres métaux précieux. Ils sont exposés à la vue, considérables en nombre et en dimension, et répandus partout, en sorte que cette terre offre un spectacle fait pour des spectateurs bienheureux.
Elle porte beaucoup d’animaux et des hommes, dont les uns habitent le milieu des terres, les autres au bord de l’air, comme nous au bord de la mer, d’autres dans des îles entourés par l’air, près du continent. En un mot, l’air est pour eux ce que l’eau et la mer sont ici pour notre usage, et ce que l’air est pour nous, c’est l’éther qui l’est pour eux. Leurs saisons sont si bien tempérées qu’ils ne connaissent pas les maladies et vivent beaucoup plus longtemps que ceux d’ici. Pour la vue, l’ouïe, la sagesse et tous les attributs de ce genre, ils nous dépassent d’autant que l’air l’emporte en pureté sur l’eau, et l’éther sur l’air. Ils ont aussi des bois sacrés et des temples que les dieux habitent réellement, et des voix, des prophéties, des visions de dieux, et c’est ainsi qu’ils communiquent avec eux. Ils voient aussi le soleil, la lune et les astres tels qu’ils sont, et le reste de leur bonheur est en proportion de tous ces avantages.
LX. — Telle est la nature de la terre en son ensemble et des objets qui s’y trouvent. Quant aux régions enfermées dans ses cavités, disposées en cercle dans tout son pourtour, elles sont nombreuses et tantôt plus profondes et plus ouvertes que la région que nous habitons, tantôt plus profondes, mais avec une ouverture plus étroite que chez nous, parfois aussi moins profondes et plus larges que notre pays. Mais toutes ces régions communiquent entre elles en beaucoup d’endroits par des percées souterraines, tantôt plus étroites, tantôt plus larges, et par des conduits à travers lesquels une grosse quantité d’eau coule de l’une à l’autre, comme dans des bassins. Il y a aussi sous terre des fleuves intarissables d’une grandeur incroyable qui roulent des eaux chaudes et froides, beaucoup de feu et de grandes rivières de feu ; il y en a beaucoup aussi qui charrient une boue liquide, tantôt plus pure, tantôt plus épaisse, comme en Sicile les torrents de boue qui précèdent la lave et comme la lave elle-même. Les diverses régions se remplissent de ces eaux, selon que l’écoulement se fait vers l’une ou l’autre, chaque fois qu’il se produit. Toutes ces eaux se meuvent vers le haut et vers le bas, comme un balancier placé dans l’intérieur de la terre. Voici par quelle disposition naturelle se produit cette oscillation. Parmi les gouffres de la terre il en est un particulièrement grand qui traverse toute la terre de part en part. C’est celui dont parle Homère, quand il dit :
« Bien loin, dans l’abîme le plus profond qui soit sous la terre, » et que lui-même, à d’autres endroits, et beaucoup d’autres poètes ont appelé le Tartare. C’est en effet dans ce gouffre que se jettent tous les fleuves, et c’est de lui qu’ils sortent de nouveau, et chacun d’eux tient de la nature de la terre à travers laquelle il coule. Ce qui fait que tous les fleuves sortent de ce gouffre et y reviennent, c’est que leurs eaux ne trouvent là ni fond ni appui ; alors elles oscillent et ondulent vers le haut et le bas. L’air et le vent qui les enveloppe font de même ; car ils les accompagnent, soit lorsqu’elles se précipitent vers l’autre côté de la terre, soit de ce côté-ci, et de même que, lorsqu’on respire, le souffle ne cesse pas de courir, tantôt expiré, tantôt aspiré, ainsi aussi là-bas le souffle qui oscille avec l’eau produit des vents terribles et irrésistibles en entrant et en sortant. Quand l’eau se retire dans le lieu que nous appelons le bas, elle afflue à travers la terre dans les courants qui sont de ce côté-là et les remplit, à la façon d’un irrigateur ; lorsque au contraire elle abandonne ces lieux et se lance vers les nôtres, elle remplit à nouveau les courants de ce côté-ci. Une fois remplis, ils coulent par les canaux à travers la terre et se rendent chacun respectivement aux endroits où ils trouvent leur chemin frayé, pour y former des mers, des lacs, des fleuves et des sources. De là, pénétrant de nouveau sous la terre, et parcourant, les uns des régions plus vastes et plus nombreuses, les autres des espaces moins nombreux et moins grands, ils se jettent de nouveau dans le Tartare ; les uns s’y écoulent beaucoup plus bas que le point où ils ont été puisés, les autres à peu de distance au-dessous, mais tous plus bas qu’ils ne sont partis. Certains y rentrent à l’opposite du point d’où ils sont sortis, certains du même côté ; il y en a aussi qui ont un cours tout à fait circulaire et qui, après s’être enroulés une ou plusieurs fois autour de la terre, comme des serpents, descendent aussi bas que possible pour se rejeter dans le Tartare. Ils peuvent descendre dans l’une ou l’autre direction jusqu’au centre, mais pas au-delà, car de chaque côté du centre une pente escarpée s’oppose aux courants de l’un et l’autre hémisphère.
LXI. — Ces courants sont nombreux et considérables et il y en a de toutes sortes ; mais dans le nombre, on en distingue quatre dont le plus grand et le plus éloigné du centre est l’Océan, dont le cours encercle le globe. A l’opposite et en sens contraire de l’Océan coule l’Achéron, qui traverse des déserts et qui, coulant aussi sous terre, parvient au marais Crois-tu, où se rendent les âmes de la plupart des morts. Après y être resté un temps marqué par le destin, les unes plus longtemps, les autres moins, elles sont renvoyées pour renaître parmi les vivants. Un troisième fleuve sort entre ces deux-là et, tout près de sa source, se jette dans un lieu vaste, brûlé d’un feu violent ; il y forme un lac plus grand que notre mer, bouillonnant d’eau et de boue ; il sort de là par des méandres troubles et fangeux, s’enroule autour de la terre et gagne d’autres lieux jusqu’à ce qu’il arrive à l’extrémité du marais Achérousiade, mais sans se mêler à son eau ; enfin après avoir formé mainte spirale sous terre, il se jette dans le Tartare en un point plus bas que l’Achérousiade. C’est le fleuve qu’on nomme Pyriphlégéthon, dont les courants de lave lancent des éclats en divers points de la surface de la terre. En face de celui-ci, le quatrième fleuve débouche d’abord dans un lieu qu’on dit terrifiant et sauvage, qui est tout entier revêtu d’une coloration bleu sombre. On l’appelle Stygien et Styx le lac que forme le fleuve en s’y déversant. Après être tombé dans ce lac et avoir pris dans son eau des propriétés redoutables, il s’enfonce sous la terre et s’avance en spirales dans la direction contraire à celle du Pyriphlégéthon, qu’il rencontre du côté opposé dans le lac Achérousiade. Il ne mêle pas non plus son eau à aucune autre, et lui aussi, après un trajet circulaire, se jette dans le Tartare, à l’opposite du Pyriphlégéthon ; son nom, au dire des poètes, est Cocyte.
LXII. — Telle est la disposition de ces fleuves. Quand les morts sont arrivés à l’endroit où leur démon respectif les amène, ils sont d’abord jugés, aussi bien ceux qui ont mené une vie honnête et pieuse que ceux qui ont mal vécu. Ceux qui sont reconnus pour avoir tenu l’entre-deux dans leur conduite, se dirigent vers l’Achéron, s’embarquent en des nacelles qui les attendent et les portent au marais Achérousiade. Ils y habitent et s’y purifient ; s’ils ont commis des injustices, ils en portent la peine et sont absous ; s’ils ont fait de bonnes actions, ils en obtiennent la récompense, chacun suivant son mérite. Ceux qui sont regardés comme incurables à cause de l’énormité de leurs crimes, qui ont commis de nombreux et graves sacrilèges, de nombreux homicides contre la justice et la loi, ou tout autre forfait du même genre, à ceux-là leur lot c’est d’être précipités dans le Tartare, d’où ils ne sortent jamais. Ceux qui sont reconnus pour avoir commis des fautes expiables, quoique grandes, par exemple ceux qui, dans un accès de colère, se sont livrés à des voies de fait contre leur père ou leur mère et qui ont passé le reste de leur vie dans le repentir, ou qui ont commis un meurtre dans des conditions similaires, ceux-là doivent nécessairement être précipités dans le Tartare ; mais lorsque après y être tombés, ils y ont passé un an, le flot les rejette, les meurtriers dans le Cocyte, ceux qui ont porté la main sur leur père ou leur mère dans le Pyriphlégéthon. Quand le courant les a portés au bord du marais Achérousiade, ils appellent à grands cris, les uns ceux qu’ils ont tués, les autres ceux qu’ils ont violentés, puis ils les supplient et les conjurent de leur permettre de déboucher dans le marais et de les recevoir. S’ils les fléchissent, ils y entrent et voient la fin de leurs maux, sinon, ils sont de nouveau emportés dans le Tartare, et de là dans les fleuves, et leur punition continue jusqu’à ce qu’ils aient fléchi ceux qu’ils ont maltraités ; car telle est la peine qui leur a été infligée par les juges. Enfin ceux qui se sont distingués par la sainteté de leur vie et qui sont reconnus pour tels, ceux-là sont exemptés de ces séjours souterrains et délivrés de cet emprisonnement ; ils montent dans une demeure pure et habitent sur la terre. Et parmi ceux-là mêmes, ceux qui se sont entièrement purifiés par la philosophie vivent à l’avenir absolument sans corps et vont dans des demeures encore plus belles que les autres. Mais il n’est pas facile de les décrire et le temps qui me reste à cette heure n’y suffirait pas.
Ce que je viens d’exposer, Simmias, nous oblige à tout faire pour acquérir la vertu et la sagesse pendant cette vie ; car le prix est beau et l’espérance est grande.
LXIII. — Soutenir que ces choses-là sont comme je les ai décrites ne convient pas à un homme sensé ; cependant, qu’il en soit ainsi ou à peu près ainsi en ce qui concerne nos âmes et leurs habitacles, il me paraît, puisque nous avons reconnu que l’âme est immortelle, qu’il n’est pas outrecuidant de le soutenir, et, quand on le croit, que cela vaut la peine d’en courir le risque, car le risque est beau ; et il faut se répéter cela à soi-même, comme des paroles magiques. Voilà pourquoi j’ai insisté si longtemps sur ce mythe. Ces raisons doivent rassurer sur son âme l’homme qui pendant sa vie a rejeté les plaisirs et les ornements du corps, parce qu’il les jugeait étrangers à lui-même et plus propres à faire du mal que du bien, et qui s’est adonné aux plaisirs de la science, et qui, après avoir orné son âme, non d’une parure étrangère, mais de celle qui lui est propre, j’entends la tempérance, la justice, le courage, la liberté, la vérité, attend en cet état son départ pour l’Hadès, prêt à partir quand le destin l’appellera. Vous, Simmias et Cébès, et les autres, ajouta-t-il, vous ferez plus tard ce voyage, chacun à votre tour et à votre temps ; pour moi, c’est en cet instant que la destinée m’appelle, comme dirait un héros de tragédie. C’est en effet à peu près l’heure pour moi d’aller au bain ; car je crois qu’il vaut mieux prendre le bain avant de boire le poison et épargner aux femmes la peine de laver un cadavre. »
LXIV. — Quand Socrate eut fini de parler, Criton dit : « C’est bien ; mais quelle recommandation nous fais-tu, aux autres et à moi, au sujet de tes enfants ou de toute autre chose, et que pourrions-nous faire de mieux pour te rendre service ?
— Rien de neuf, Criton, repartit Socrate, mais ce que je vous répète sans cesse : ayez soin de vous-mêmes et, quoi que vous fassiez, vous me rendrez service, à moi, aux miens et à vous-mêmes, alors même que vous n’en conviendriez pas sur le moment ; mais si vous vous négligez vous-mêmes et si vous ne voulez pas vous conduire en suivant comme à la trace ce que je viens de dire et ce que je vous ai dit précédemment, vous aurez beau prodiguer aujourd’hui les plus solennelles promesses, vous n’en serez pas plus avancés.
— Nous mettrons donc tout notre zèle, dit Criton, à suivre ton conseil. Mais comment devons-nous t’ensevelir ?
— Comme vous voudrez, dit-il, si toutefois vous pouvez me saisir et que je ne vous échappe pas. »
Puis, souriant doucement et tournant en même temps les yeux vers nous, il ajouta : « Je n’arrive pas, mes amis, à persuader à Criton que je suis le Socrate qui s’entretient en ce moment avec vous et qui ordonne chacun de ses arguments. Il s’imagine que je suis celui qu’il verra mort tout à l’heure, et il demande comment il devra m’ensevelir. Tout ce long discours que j’ai fait tout à l’heure pour prouver que, quand j’aurai bu le poison, je ne resterai plus près de vous, mais que je m’en irai vers les félicités des bienheureux, il le regarde, je crois, comme un parlage destiné à vous consoler et à me consoler moi-même. Soyez donc mes cautions auprès de Criton, ajouta-t-il ; donnez-lui la garantie contraire à celle qu’il a donnée à mes juges. Il s’est porté garant que je resterais ; vous, au contraire, garantissez-lui que je ne resterai pas, quand je serai mort, mais que je m’en irai d’ici, afin qu’il prenne les choses plus doucement et qu’en voyant brûler ou enterrer mon corps, il ne s’afflige pas pour moi, comme si je souffrais des maux effroyables, et qu’il n’aille pas dire à mes funérailles qu’il expose, qu’il emporte ou qu’il enterre Socrate. Sache bien en effet, excellent Criton, lui dit-il, qu’un langage impropre n’est pas seulement défectueux en soi, mais qu’il fait encore du mal aux âmes. Aie donc confiance et dis que c’est mon corps que tu ensevelis, et ensevelis-le comme il te plaira et de la manière qui te paraîtra la plus conforme à l’usage. »
LXV. — Quand il eut dit cela, il se leva et passa dans une autre pièce pour prendre son bain. Criton le suivit ; quant à nous, Socrate nous pria de l’attendre. Nous l’attendîmes donc, tantôt en nous entretenant de ce qu’il avait dit et le soumettant à un nouvel examen, tantôt en parlant du grand malheur qui nous frappait. Nous nous sentions véritablement privés d’un père et réduits à vivre désormais comme des orphelins. Quand il eut pris son bain, on lui amena ses enfants — il avait deux fils encore petits et un grand — et ses parentes arrivèrent aussi. Il s’entretint avec elles en présence de Criton, leur fit ses recommandations, puis il dit aux femmes et à ses enfants de se retirer et lui-même revint nous trouver. Le soleil était près de son coucher ; car Socrate était resté longtemps à l’intérieur. Après cela l’entretien se borna à quelques paroles ; car le serviteur des Onze se présenta et s’approchant de lui : « Socrate, dit-il, je ne me plaindrai pas de toi comme des autres, qui se fâchent contre moi et me maudissent, quand, sur l’injonction des magistrats, je viens leur dire de boire le poison. Pour toi, j’ai eu mainte occasion, depuis que tu es ici, de reconnaître en toi l’homme le plus généreux, le plus doux et le meilleur qui soit jamais entré dans cette maison, et maintenant encore je suis sûr que tu n’es pas fâché contre moi, mais contre les auteurs de ta condamnation, que tu connais bien. A présent donc, car tu sais ce que je suis venu t’annoncer, adieu ; tâche de supporter le plus aisément possible ce qui est inévitable. » Et en même temps il se retourna, fondant en larmes, pour se retirer. Alors Socrate levant les yeux vers lui : « Adieu à toi aussi, dit-il ; je ferai ce que tu dis. » Puis s’adressant à nous, il ajouta : « Quelle honnêteté dans cet homme ! Durant tout le temps que j’ai été ici, il est venu me voir et causer de temps à autre avec moi. C’était le meilleur des hommes, et maintenant encore avec quelle générosité il me pleure ! Mais allons, Criton, obéissons-lui ; qu’on m’apporte le poison, s’il est broyé, sinon qu’on le broie. »
Criton lui répondit : « Mais je crois, Socrate, que le soleil est encore sur les montagnes et qu’il n’est pas encore couché. D’ailleurs je sais que bien d’autres ne boivent le poison que longtemps après que l’ordre leur en a été donné, après avoir dîné et bu copieusement, que quelques-uns même ont joui des faveurs de ceux qu’ils aimaient. Ne te presse donc pas ; tu as encore du temps.
— Il est naturel, repartit Socrate, que les gens dont tu parles se conduisent ainsi, car ils croient que c’est autant de gagné. Quant à moi, il est naturel aussi que je n’en fasse rien ; car je n’ai, je crois, rien à gagner à boire un peu plus tard : je ne ferais que me rendre ridicule à mes propres yeux en m’accrochant à la vie et en épargnant une chose que je n’ai déjà plus. Mais allons, dit-il, écoute-moi et ne me contrarie pas. »
LXVI. — A ces mots, Criton fit signe à son, esclave, qui se tenait près de lui. L’esclave sortit et, après être resté un bon moment, rentra avec celui qui devait donner le poison, qu’il portait tout broyé dans une coupe. En voyant cet homme, Socrate dit : « Eh bien, mon brave, comme tu es au courant de ces choses, dis-moi ce que j’ai à faire. — Pas autre chose, répondit-il, que de te promener, quand tu auras bu, jusqu’à ce que tu sentes tes jambes s’alourdir, et alors de te coucher ; le poison agira ainsi de lui-même. » En même temps il lui tendit la coupe. Socrate la prit avec une sérénité parfaite, Échécrate, sans trembler, sans changer de couleur ni de visage ; mais regardant l’homme en dessous de ce regard de taureau qui lui était habituel : « Que dirais-tu, demanda-t-il, si je versais un peu de ce breuvage en libation à quelque dieu ? Est-ce permis ou non ? — Nous n’en broyons, Socrate, dit l’homme, que juste ce qu’il en faut boire. — J’entends, dit-il. Mais on peut du moins et l’on doit même prier les dieux pour qu’ils favorisent le passage de ce monde à l’autre ; c’est ce que je leur demande moi-même et puissent-ils m’exaucer ! » Tout en disant cela, il portait la coupe à ses lèvres, et il la vida jusqu’à la dernière goutte avec une aisance et un calme parfaits.
Jusque-là nous avions eu presque tous assez de force pour retenir nos larmes ; mais en le voyant boire, et quand il eut bu, nous n’en fûmes plus les maîtres. Moi-même, j’eus beau me contraindre ; mes larmes s’échappèrent à flots ; alors je me voilai la tête et je pleurai sur moi-même ; car ce n’était pas son malheur, mais le mien que je déplorais, en songeant de quel ami j’étais privé. Avant moi déjà, Criton n’avait pu contenir ses larmes et il s’était levé de sa place. Pour Apollodore, qui déjà auparavant n’avait pas un instant cessé de pleurer, il se mit alors à hurler et ses pleurs et ses plaintes fendirent le coeur à tous les assistants, excepté Socrate lui-même. « Que faites-vous là, s’écria-t-il, étranges amis ? Si j’ai renvoyé les femmes, c’était surtout pour éviter ces lamentations déplacées ; car j’ai toujours entendu dire qu’il fallait mourir sur des paroles de bon augure. Soyez donc calmes et fermes. » En entendant ces reproches, nous rougîmes et nous retînmes de pleurer.
Quant à lui, après avoir marché, il dit que ses jambes s’alourdissaient et il se coucha sur le dos, comme l’homme le lui avait recommandé. Celui qui lui avait donné le poison, le tâtant de la main, examinait de temps à autre ses pieds et ses jambes ; ensuite, lui ayant fortement pincé le pied, il lui demanda s’il sentait quelque chose. Socrate répondit que non. Il lui pinça ensuite le bas des jambes et, portant les mains plus haut, il nous faisait voir ainsi que le corps se glaçait et se raidissait. Et le touchant encore, il déclara que, quand le froid aurait gagné le coeur, Socrate s’en irait. Déjà la région du bas-ventre était à peu prés refroidie, lorsque, levant son voile, car il s’était voilé la tête, Socrate dit, et ce fut sa dernière parole : « Criton, nous devons un coq à Asclépios ; payez-le, ne l’oubliez pas. — Oui, ce sera fait, dit Criton, mais vois si tu as quelque autre chose à nous dire. » A cette question il ne répondit plus ; mais quelques instants après il eut un sursaut. L’homme le découvrit : il avait les yeux fixes. En voyant cela, Criton lui ferma la bouche et les yeux.
LXVII. — Telle fut la fin de notre ami, Échécrate, d’un homme qui, nous pouvons le dire, fut, parmi les hommes de ce temps que nous avons connus, le meilleur et aussi le plus sage et le plus juste.