XL. — Je t’affirme, dis-je, que je n’ai d’autre but en te faisant toutes ces questions que d’examiner les problèmes relatifs à la vertu et ce qu’est la vertu en elle-même. Car je suis persuadé que ce point éclairci jetterait une vive lumière sur l’objet de la longue discussion que nous venons d’avoir ensemble, moi prétendant que la vertu ne saurait être enseignée, toi, qu’elle peut l’être. Et il me semble que la conclusion dernière de notre discussion s’élève contre nous, comme une personne, et se moque de nous, et que, si elle pouvait parler, elle nous dirait : Vous êtes bien inconséquents, Socrate et Protagoras : toi qui soutenais d’abord que la vertu ne saurait s’enseigner, tu t’empresses maintenant de te contredire en t’évertuant à démontrer que tout est science, et la justice, et la tempérance, et le courage, d’où il résulterait que la vertu peut fort bien s’enseigner. Si, en effet, la vertu était autre chose que la science, comme Protagoras a tâché de le prouver, il est clair qu’elle ne saurait être enseignée. Si au contraire elle se ramène exactement à la science, comme tu as à cœur de le prouver, Socrate, il serait bien extraordinaire qu’elle ne pût être enseignée. De son côté Protagoras, après avoir admis d’abord qu’elle pouvait s’enseigner, semble à présent au contraire prendre à tâche de démontrer que la vertu est pour ainsi dire tout plutôt que science, d’où il suivrait qu’elle est rebelle à tout enseignement.
Pour moi, Protagoras, en voyant l’étrange confusion et le trouble qui règnent en ces matières, je souhaite vivement de voir ces questions éclaircies, et je voudrais qu’après les avoir débattues, nous pussions en venir à la nature de la vertu et examiner de nouveau si elle peut, oui ou non, être enseignée. Car j’ai peur que ton Epiméthée ne nous ait encore fallacieusement fait glisser en quelque faux pas dans notre recherche, comme il nous a oubliés, disais-tu, dans sa distribution. Aussi préféré-je dans la fable Prométhée à Epiméthée : c’est en prenant Prométhée pour modèle et en appliquant sa prévoyance à ma vie tout entière que j’étudie toutes ces questions, et, si tu y consentais, je serais bien aise, comme je te l’ai dit d’abord, de les examiner avec toi.
Protagoras me répondit : Je loue, Socrate, ton ardeur et ta manière de traiter les questions. Car, sans parler des autres défauts dont je me flatte d’être exempt, je suis le moins envieux des hommes. Aussi ai-je dit souvent de toi que, de tous ceux que je rencontre, tu es celui que j’estime le plus, et que je te mets bien au-dessus de ceux de ton âge, j’ajoute que je ne serais pas étonné si tu te plaçais un jour au rang des sages illustres. Quant à ces questions, nous les traiterons, si tu veux, une autre fois, pour le moment, j’ai autre chose de pressé à faire.
— Va donc, dis-je, si tel est ton plaisir, aussi bien il y a longtemps que, moi aussi, je devrais être rendu où j’avais dessein d’aller, mais je suis resté pour faire plaisir au beau Callias.
Après avoir ainsi parié et écouté tour à tour, nous nous séparâmes.