Gaboriau : Sur les « catégories » d’Aristote

Les commentateurs sont d’accord pour penser qu’Aristote n’a pu déduire les « catégories » d’aucun genre, qu’il les a donc recueillies empiriquement. Mais, selon O. Hamelin Le Système d’Aristote, Alcan, 2e éd. 1931, p. 101, « les tentatives pour trouver le fil conducteur dont il se serait servi sont arbitraires ». Une récente étude de Giovani Reale, « Filo conduttore grammaticale et filo conduttore ontologico nella deduzione delle categorie aristoteliche » dans la Revista Filosofica Neoscholastica, 49 (1957), 423-458, oriente pourtant dans un sens qui paraît fort vraisemblable.

Au total l’intuition de Trendelenburg dans Geschichte der Kategorienlehre, 1er vol. des Historische Beiträge, p. 23 ss, 194 ss; 1846, le portait dans la bonne direction. Il n’eut que le tort de s’y enfermer en durcissant un système où le philosophe grec se mouvait souplement, n’utilisant le langage que comme tremplin de la pensée. Pour le commentateur allemand, on le sait, la table aristotélicienne des catégories se fonde sur une classification des parties du discours : la substance correspond au substantif; la qualité, à l’objectif; la quantité aux noms de nombre; « par rapport à », à toutes les formes comparatives et relatives ; « quand et où », aux adverbes de temps et de lieu ; agir, pâtir, être dans telle position, aux verbes actifs, passifs, intransitifs; « posséder », à la signification propre du parfait grec, exprimant l’état que le sujet possède, au terme d’une action accomplie.

La pensée historique du Stagyrite, à tel moment de sa carrière et dans tel ou tel de ses écrits, est sans doute impossible à fixer avec une sécurité totale. Ce qui paraît hors de cause, c’est l’originalité de la doctrine aristotélicienne des catégories. Contre A. Gercke, Ursprung der aristotelischen Kategorien, dans Archiv für Geschichte der Philosophie (1891) p. 430-434, on peut admettre l’origine platonicienne de certaines doctrines, — notamment celle de la contrariété qui se retrouve dans L’Eudème d’Aristote, — contenues dans le traité des Catégories; mais la doctrine des catégories n’est pas d’origine platonicienne (ainsi W. Jaeger, Aristoteles, p. 45, note 1).

La nomenclature que donne le chapitre 4 des Catégories est considérée par Aristote lui-même (selon L. M. de Rijk, The Authenticity of Aristotle’s Catégories, dans Mnemosyne, série 4, vol. 4 (1951), p. 129-159; et The Place of the Catégories of Being in Aristotle’s Philosophy, Assen, 1952), comme exacte et complète.

En voici le tableau :

1. Substance

2. quantité

3. qualité

4. relation

5. où?

6. quand?

7. position

8. avoir

9. action

10. passion

Cette liste se retrouve entière plusieurs fois, à l’exception pourtant de l’avoir et de la position. Le livre A de la Métaphysique « contient parfois des indications plus intéressantes et plus mûres » (Hamelin, op. cit., p. 106). Malgré cela, « ni le sens et la portée générale de la doctrine des catégories ni la nature de chaque catégorie n’ont été déterminés avec une précision suffisante… et ces lacunes n’ont été ailleurs qu’imparfaitement comblées par Aristote » (Ibid., 107).


Essayons d’en présenter une interprétation conforme à sa pensée, — conforme aussi croyons-nous à la vérité des choses.

L’étant (to on) se répartit en multiples catégories qui sont les compartiments ou « genres » (gene), les figures (skemata), les modes, cadences ou désinences (ptoseis), les divisions (diairesis) de l’être (1.017 à 23, 1.024 à 23).

On peut parler “de lui de façons diverses (pollakos legetai to on). Il y a en effet :

1) l’étant – selon les « schèmes » ou figures des catégories.

2) l’étant – selon qu’il est en puissance ou en fait (en acte).

3) l’étant – selon qu’il arrive (ou existe accidentellement).

4) l’étant – qui signifie que c’est vrai, et dont le contraire, le mensonge, est le non-étant.

Ainsi, on peut parler de ce qui « existe », en analysant tantôt l’afffirmation (catégorique), tantôt le devenir des choses, tantôt ce qui leur arrive, tantôt la vérité des choses (les fausses étant celles qui ne sont pas).

Or dans le premier cas, — analyse de l’affirmation, — il ne s’agit pas d’abord d’une proposition grammaticale que l’on soumettrait l’analyse logique, comme « Satz », mais d’une exposition et com-position existentielle où s’affirme un jugement, c’est-à-dire — « Urteil » — une « division primitive ». L’opération n’est pas relative à une connaissance de spéculation (anschauliche Erkenntnis), elle constitue au contraire la connaissance pensée (in der gedachten Erkenntnis). Analyser la connaissance, c’est se trouver devant un donné impossible à renier, — devant un donné qu’il faut donc affirmer : l’existant est conjugué, ti kata tinos. Cet assemblage, trop longtemps considéré comme une structure purement logique du sujet à prédicat, n’est en réalité que le signe, au niveau du langage, d’un embrayage au niveau des réalités, et donc d’une faille radicale des existences. Faille ou taille, c’est la même chose : parce que les choses sont diversement « taillées », le jugement les distribue (Ur-teil) quand il les affirme, c’est-à-dire quand elles « posent » pour l’esprit. Il voit en elles, selon la manière dont elles se présentent, des « genres » qu’elles adoptent, des « figures » qu’elles font, ou encore les diverses « désinences » que prend en elles la Phrase de l’Être, — la Parole Unique, celle qui dit Existence — quand elle arrive à ces terminaisons, à ces ultimes répartitions et cadences (ptoseis, diaireseis).

La dés-union qui règne dans l’existence n’échappe pas au jugement lui-même quand il ré-unit, quand il prononce par exemple « cet-homme-est-noir » (« homme » et « noir » ne vont pas nécessairement ensemble). Il reconnaît la duplicité dont le réel est affecté, comme d’une déchirure multiple. Duplicité ontologique s’entend, mais source de toutes les autres. Aristote a raison d’évoquer à ce propos le « faux », comme mensonge et négation de l’être. Le faux c’est ce qui n’existe pas, — ce qui n’existe pas tel qu’on le dit. Et cette inversion du langage n’est si grave que parce qu’elle pervertit la radicale vocation au réel et à l’existence de la parole-pensée (logos).

La conception aristotélicienne des catégories est une conception de synthèse. Ni purement grammaticale ou logique, ni purement noétique ou épistémologique. Il faut répudier l’alternative qui voudrait en faire exclusivement ceci ou cela. Logique et Ontologique ne s’opposent pas, ne s’excluent pas, se joignent au contraire dans le Noétique, selon un processus que nous aurons à étudier de plus près, parce qu’il couvre l’étendue entière de ce qui est dit, — comme « pensé », — en train d’être (phonai – noemata – pragmata).

Les catégories ne sont des compartiments du langage, et de l’affirmation que parce que le réel lui-même pose question. Il est juste que le doute universel en quoi consiste — selon nous — la démarche initiale de la métaphysique se diversifie, en multipliant les questions sur tous les secteurs où la réalité même (de ce que l’on met en doute) les fait soulever : pollakos.