La fortune du concept de mimésis n’est plus à conter. Toutefois, son opération la plus spectaculaire consiste à signer ses traites du graphe de la dialectique. Comment faire des copies sans s’élever jusqu’au modèle ? Y a-t-il plus noble tâche pour la pensée que la distinction de l’icône et de l’idole ? Le combat où s’affrontent philosophie et sophistique se ramène à l’interminable joute qui oppose le prétendant légitime et l’usurpateur sans foi ni loi, sans feu ni lieu. La discrimination du modèle et de la copie, de l’icône et de l’idole ne serait-elle pas, en définitive, paradigmatique de l’opération de la diairesis, distinction exemplaire ? La nomothétie, l’institution des noms, pourrait être comparée à une gigantesque fabrique d’instruments discriminatoires. Navette, crible, filet, le nom devrait à la fois retenir l’essence et la séparer de ce qui n’est pas elle. La distinction de l’essence, tâche première du nom selon le Cratyle, s’effectuerait dans la séparation du modèle et de la copie, de l’être et de l’apparence, de l’essence et du devenir. Tel serait l’enjeu et l’usage du nom, instrument d’une pêche miraculeuse dont le philosophe serait le champion, à la fois nomothète, «orthonome» et «orthologue».

La tradition platonicienne a fait ses beaux jours de ce rêve cratylien, totalement solidaire d’une analyse fort courte de la mimésis et d’une conception de la discrimination aveugle à la dialectique. Toutefois, l’homonymie fondamentale qui est à la racine de toute nomination a vite fait de le briser : puisque le nom «lit» peut être employé à la fois pour désigner le lit en tant qu’eidos, en tant que meuble et en tant que représentation picturale (République X 597 b), comment peut-il simplement discriminer l’essence, dire ce que c’est, séparer le modèle de la copie ? Propre à rien de valoir pour trop d’usages, instrument à tout faire, le nom, désormais trop commun, s’avère dénué de toute pertinence intrinsèque. La nomothétie/orthonomie/orthologie n’est que science illusoire dès lors qu’elle prétend se suffire à elle-même ; la terre de Cratylie ne peut constituer le sol natal de la philosophie car il ne suffit pas d’employer le nom pour être dialecticien ; par contre, seul celui-ci sait véritablement l’utiliser, et la dialectique se déploie comme savoir d’un tel usage. Impossible en effet de renvoyer le nom sur le métier du nomothète, d’exiger sa révision, sa modification. Seul l’usage l’affinera, le rendra adéquat à sa fin, précisera son but. Le fétichisme du nom ruine la pensée qui s’accomplit, au contraire, à en user droite-ment, lui conférant ainsi pouvoir de signification. C’est pourquoi, loin d’être interchangeables, les concepts d’eidos, d’idéa et d’ousia obéissent à un usage réglé qui constitue la tonalité et la tenue spécifiques de la pensée platonicienne.

MONTET, D. Les traits de l’être: essai sur l’ontologie platonicienne. Grenoble: J. Millon, 1990.