Plotin: extraits sur le Bien

La purification est-elle identique à la vertu, prise en ce second sens, ou la vertu est-elle la conséquence de la purification ? La vertu consiste-t-elle dans l’acte de se purifier ou dans l’état de pureté qui suit cet acte ? La vertu qui est dans l’acte est moins parfaite que celle qui est dans l’état ; car l’état est comme l’achèvement de cet acte. Mais l’état de pureté n’est que la suppression en nous de tout élément étranger, et le bien est quelque chose de différent. Si l’être qui se purifie était bon avant d’être devenu impur, la purification suffirait. Certes il suffira, et le bien sera l’élément qui subsiste et non pas donc la purification. Mais quelle est cette nature qui subsiste après la purification ? Est-ce le bien ? Non sans doute ; car, s’il préexistait, il aurait été dans l’être mauvais, ce qui n’est pas possible. – Faut-il dire que cette nature a la forme du bien ? Elle n’est pas capable de rester attachée au bien véritable ; car elle incline naturellement vers le mal comme vers le bien. Le bien pour elle est l’union avec l’être dont elle est parente, le mal l’union avec les êtres contraires à celui-ci. La purification est donc nécessaire à l’union ; elle s’unira au Bien en se tournant vers lui. – Maintenant, la conversion suit-elle la purification ? – Non, elle est chose faite après la purification. – La vertu est-elle donc cette conversion ? – Non pas, mais ce qui résulte pour l’âme de la conversion. – Qu’est-ce donc ? – C’est la contemplation et l’empreinte des objets intelligibles ; cette contemplation est posée en acte dans l’âme, comme la vision de l’oeil est produite par l’objet visible. – N’est-il pas vrai qu’elle possédait ces objets, mais sans en avoir de réminiscence ? – Oui, elle les possédait, mais ils n’étaient pas en acte ; ils étaient déposés dans une région obscure de l’âme ; pour les éclaircir et pour savoir qu’elle les a en elles, elle doit recevoir l’impression d’une lumière qui l’éclaire. Elle possédait non pas ces objets mêmes, mais leurs empreintes ; il faut donc qu’elle conforme l’empreinte aux réalités dont elle est l’empreinte. Elle les possède ; cela veut dire sans doute que l’intelligence n’est pas étrangère à l’âme ; elle ne lui est pas étrangère, en particulier, lorsque l’âme tourne vers elle ses regards ; sinon, bien que présente à l’âme, elle lui est étrangère. Il en est ainsi de nos connaissances scientifiques ; si nous ne les contemplons jamais actuellement, elles nous deviennent étrangères. ENNÉADES I, 2 (19) – Des vertus 4

Quel est l’art, quelle est la méthode, quelle est la pratique qui nous conduisent où il faut aller ? Où faut-il aller ? C’est au Bien et au principe premier. Voilà ce que nous posons comme accordé et démontré de mille manières ; et les démonstrations qu’on en donne sont aussi des moyens de s’élever jusqu’à lui. Que devra être celui qui s’élève ainsi ? Est-ce, comme dit (Platon), celui qui (dans une vie antérieure) a vu tous les êtres ou le plus grand nombre d’entre eux ? À sa première naissance, il entre dans le germe d’un homme qui deviendra un philosophe, un ami du beau, un musicien, ou un amant (NT: Phèdre, 248 d, dont les trois premiers chapitres sont les commentaires.). Oui, le philosophe, l’ami des muses et l’amant doivent s’élever. ENNÉADES I, 3 (20) – De la dialectique 1

Si donc l’homme est capable de posséder la vie complète, il est également capable d’être heureux. Sinon, l’on réserverait le bonheur aux dieux, puisqu’ils posséderaient seuls une vie de ce genre. Mais puisque nous affirmons que le bonheur existe aussi chez les hommes, il faut rechercher de quelle manière il existe. De la manière suivante : l’homme a la vie complète, quand il possède non seulement la vie des sens, mais la faculté de raisonner et l’intelligence véritable ; il en est d’autres preuves. Mais est-ce qu’il possède cette vie comme on possède une chose différente de soi-même ? Non pas, puisqu’il n’est pas d’homme qui ne la possède ou bien en puissance ou bien en acte (s’il la possède en acte, nous le disons heureux). – Dirons-nous que cette forme de vie, cette vie complète, est en lui comme une partie de lui-même ? – Distinguons : les autres hommes la possèdent bien comme une partie d’eux-mêmes, parce qu’ils la possèdent seulement en puissance ; mais l’homme heureux est celui qui, désormais, est en acte cette vie elle-même, celui qui est passé en elle jusqu’à s’identifier avec elle ; désormais les autres choses ne font que l’environner, sans qu’on puisse dire que ce sont des parties de lui-même, puisqu’il cesse de les vouloir et qu’elles ne sauraient adhérer à lui que par l’effet de sa volonté. -Qu’est-ce que le bien pour cet homme ? – Il est son bien à lui-même, grâce à la vie parfaite qu’il possède. (Mais la cause du bien qui est en lui, c’est le Bien qui est au-delà de l’Intelligence ; et il est, en un sens, tout autre que le bien qui est en lui.) La preuve qu’il en est ainsi, c’est que, dans cet état, il ne cherche plus rien. Que pourrait-il chercher ? Des choses inférieures ? Non pas ; il a en lui la perfection ; celui qui possède ce principe vivifiant mène une vie qui se suffit à elle-même ; l’homme sage n’a besoin que de lui-même pour être heureux et acquérir le bien ; il n’est de bien qu’il ne possède. Il cherche d’autres choses, c’est vrai ; mais il les cherche parce qu’elles sont indispensables non pas à lui mais aux choses qui lui appartiennent ; un corps lui est uni, et il les cherche pour ce corps ; ce corps, lui aussi, est un être vivant, mais vivant d’une vie qui a ses biens propres, qui ne sont pas ceux de l’homme véritable. L’homme connaît ces biens du corps et il les lui donne sans rien entamer de sa propre vie à lui. ENNÉADES I, 4 (46) – Du bonheur 4

Alors, pourquoi l’homme heureux veut-il les garder et repousse-t-il leurs contraires ? – Nous dirons qu’ils apportent leur part non pas au bonheur, mais à l’existence ; les incommodités contraires tendent à lui faire perdre l’existence, ou font obstacle au bonheur qui est notre fin ; non qu’elles le suppriment ; mais celui qui possède la chose la meilleure veut la posséder seule et sans rien d’autre ; or les incommodités, si elles ne suppriment pas le bonheur par leur présence, existent pourtant à côté de lui. Mais si l’homme heureux éprouve un désavantage qu’il n’a pas voulu, rien ne lui est enlevé de son bonheur ; sinon, chaque jour, avec tous les changements qu’il éprouve, il déchoirait de son bonheur ! Par exemple, il peut perdre son enfant ou sa fortune ; il peut arriver mille accidents contraires à sa volonté ; mais ces accidents n’ébranlent pas la fin qu’il a atteinte. – Oui, dit-on, les accidents vulgaires, mais non les grands malheurs. – Qu’y-a-t-il d’assez grand dans les choses humaines pour ne pas être dédaigné par celui qui les a surmontées et n’a plus d’attache aux choses d’en bas ? Et s’il estime que l’heureuse fortune, si haute qu’elle soit, n’est pas une grande chose, même celle d’un roi, d’un souverain de cités et de peuples, d’un fondateur de colonies et de cités (cette fortune fût-elle la sienne), pourquoi considérera-t-il comme une grande chose la chute d’un empire et le bouleversement de sa cité ? Et s’il estimait que c’est un grand mal ou même un mal, il aurait une opinion ridicule et ne serait plus un sage. Voilà de grandes choses ! Du bois, de la pierre, et, par Zeus, la mort d’êtres mortels ; et c’est lui, disons-nous, qui devrait avoir cette doctrine que la mort vaut mieux que la vie avec le corps ! S’il sert de victime, regarde-t-il la mort comme un mal pour lui, parce qu’il est mort près des autels ? S’il n’est pas enterré, son corps pourrira aussi bien sur terre que sous terre. S’il est enterré sans luxe et sans épitaphe, si on ne l’a pas jugé digne d’un tombeau élevé, c’est de la petitesse d’esprit d’en souffrir. Est-il emmené comme prisonnier de guerre ? Il a une voie pour s’en aller, s’il ne lui est plus possible d’être heureux. Mais ce sont ses proches qui sont faits prisonniers, par exemple ses brus ou ses filles… (Quoi donc ! dirons-nous ; s’il meurt sans avoir vu choses pareilles, va-t-il croire, en s’en allant, qu’elles étaient impossibles ? Ce serait bien absurde ; il croira plutôt qu’il était possible que les siens tombent en de tels malheurs. Et parce qu’il croit que ces malheurs arriveront, en sera-t-il moins heureux ? Certainement, malgré cette croyance, il est heureux ; il est donc aussi heureux quand ils arrivent. Il réfléchit que la nature de ce monde est telle qu’il faut supporter ces accidents et s’y prêter là.) Bien des prisonniers de guerre sont plus heureux qu’auparavant ; et si leurs maux leur pèsent, il dépend d’eux de quitter la vie ; s’ils restent, ou bien ils ont raison, et leur sort n’a rien de redoutable, ou bien ils n’ont pas raison, ils restent, alors qu’il faut partir, et ils sont cause de leur malheur15. Et pour la sottise d’autrui et même de ses proches, le sage ne se rendra pas lui-même malheureux ; il ne liera pas son sort à la bonne chance ou à la malchance des autres. ENNÉADES I, 4 (46) – Du bonheur 7

Son activité n’est nullement entravée par la fortune ; elle change seulement, lorsque change son sort ; mais elle est toujours belle, et elle est peut-être d’autant plus belle que les circonstances lui sont moins favorables. Quant à ses actes de connaissance, il y en a qui se conforment à chaque objet en particulier ; ce sont sans doute ceux dont l’expression est précédée d’une recherche et d’un examen ; mais il est un suprême objet de science (le Bien), qu’il a toujours avec lui et toujours à sa disposition ; il l’a plus encore que ne l’imaginent ceux qui disent :« Je serai heureux, fusse-je dans le taureau de Phalaris. » Il est vain de nommer plaisante une telle situation ; le dirait-on mille fois, elle ne l’est pas. Qui dit cela en effet ? C’est l’être plongé dans la souffrance ; mais chez le sage, la partie qui souffre est différente de son être qui reste en lui-même et qui aura, tant qu’il y reste, une contemplation indéfectible du bien. ENNÉADES I, 4 (46) – Du bonheur 13

Il faut donc encore remonter vers le Bien, vers qui tendent toutes les âmes. Si on l’a vu, on sait ce que je veux dire et en quel sens il est beau. Comme Bien, il est désiré et le désir tend vers lui ; mais seuls l’obtiennent ceux qui montent vers la région supérieure, se tournent vers lui et se dépouillent des vêtements qu’ils ont revêtus dans leur descente, comme ceux qui montent vers les sanctuaires des temples doivent se purifier, quitter leurs anciens vêtements, et y remonter dévêtus ; jusqu’à ce que, ayant abandonné, dans cette montée, tout ce qui était étranger à Dieu, on voie seul à seul dans son isolement, sa simplicité et sa pureté, l’être dont tout dépend, vers qui tout regarde, par qui l’être, la vie et la pensée ; car il est cause de la vie, de l’intelligence et de l’être. Si on le voit, cet être, quel amour et quels désirs ressentira-t-on, en voulant s’unir à lui ! Quel étonnement accompagné de quel plaisir ! Car celui qui ne l’a pas encore vu peut tendre vers lui comme vers un bien : mais à celui qui l’a vu il appartient de l’aimer pour sa beauté, d’en être empli d’effroi et de plaisir, d’être en une stupeur bienfaisante, de l’aimer d’un véritable amour avec des désirs ardents, de se moquer des autres amours et de mépriser les prétendues beautés d’auparavant ; c’est ce qu’éprouvent tous ceux qui ont rencontré des formes divines ou démoniaques et n’admettent plus désormais la beauté des autres corps. Que croyons-nous qu’ils éprouveraient s’ils voyaient le Beau en soi dans toute sa pureté, non pas celui qui est chargé de chair et de corps, mais celui qui, pour être tout à fait pur, est au-dessus de la terre et du ciel. Toutes les autres beautés sont acquises, mélangées et non pas primitives ; et elles viennent de lui. Si donc on le voyait, lui qui fournit la beauté à toutes choses, mais qui la donne en restant en lui-même et qui ne reçoit rien en lui, si on restait dans cette contemplation en jouissant de lui, quelle beauté manquerait encore ? Car c’est lui, le véritable et la première beauté, qui embellit ses propres amants et les rend dignes d’êtres aimés. Ici s’impose à l’âme la plus grande et la suprême lutte pour laquelle elle donne tout son effort, afin de ne pas être sans part à la meilleure des visions ; si elle y arrive, elle est heureuse grâce à cette vision de bonheur ; celui qui ne la rencontre pas est le vrai malheureux. Car celui qui ne rencontre pas de belles couleurs ou de beaux corps n’est pas plus malheureux que celui qui n’a pas le pouvoir, les magistratures ou la royauté ; le malheureux, c’est celui qui ne rencontre pas le Beau, et lui seul ; pour l’obtenir, il faut laisser là les royaumes et la domination de la terre entière, de la mer et du ciel, si, grâce à cet abandon et à ce mépris, on peut se tourner vers lui pour le voir. ENNÉADES I, 6 (1) – Du Beau 7

Que voit donc cet oeil intérieur ? Dès son réveil, il ne peut bien voir les objets brillants. Il faut accoutumer l’âme elle-même à voir d’abord les belles occupations , puis les belles oeuvres, non pas celles que les arts exécutent, mais celles des hommes de bien. Puis il faut voir l’âme de ceux qui accomplissent de belles oeuvres. Comment peut-on voir cette beauté de l’âme bonne ? Reviens en toi-même et regarde : si tu ne vois pas encore la beauté en toi, fais comme le sculpteur d’une statue qui doit devenir belle ; il enlève une partie, il gratte, il polit, il essuie jusqu’à ce qu’il dégage de belles lignes dans le marbre ; comme lui, enlève le superflu, redresse ce qui est oblique, nettoie ce qui est sombre pour le rendre brillant, et ne cesse pas de sculpter ta propre statue, jusqu’à ce que l’éclat divin de la vertu se manifeste, jusqu’à ce que tu voies la tempérance siégeant sur un trône sacré. Es-tu devenu cela ? Est-ce que tu vois cela ? Est-ce que tu as avec toi-même un commerce pur, sans aucun obstacle à ton unification, sans que rien d’autre soit mélangé intérieurement avec toi-même ? Es-tu tout entier une lumière véritable, non pas une lumière de dimension ou de forme mesurables qui peut diminuer ou augmenter indéfiniment de grandeur, mais une lumière absolument sans mesure, parce qu’elle est supérieure à toute mesure et à toute quantité ? Te vois-tu dans cet état ? Tu es alors devenu une vision ; aie confiance en toi ; même en restant ici, tu as monté ; et tu n’as plus besoin de guide ; fixe ton regard et vois. Car c’est le seul oeil qui voit la grande beauté. Mais s’il vient à contempler avec les chassies du vice sans être nettoyé, ou s’il est faible, il a trop peu d’énergie pour voir les objets très brillants, et il ne voit rien, même si on le met en présence d’un objet qui peut être vu. Car il faut que l’oeil se rendre pareil et semblable à l’objet vu pour s’appliquer à le contempler. Jamais un oeil ne verrait le soleil sans être devenu semblable au soleil, ni une âme ne verrait le beau sans être belle. Que tout être devienne donc d’abord divin et beau, s’il veut contempler Dieu et le Beau. En remontant, il ira d’abord jusqu’à l’Intelligence, et il saura que, en elle, toutes les idées sont belles ; et il prononcera que c’est là la beauté (à savoir les idées. Par celles-ci, qui sont les produits et l’être même de l’intelligence, existent toutes les beautés). Ce qui est au-delà de la beauté, nous l’appelons la nature du Bien ; et le Beau est placé au devant d’elle. Ainsi, dans une formule d’ensemble, on dira que le premier principe est le Beau ; mais, si l’on veut diviser les intelligibles, il faudra distinguer le Beau, qui est le lieu des idées, du Bien qui et au-delà du Beau et qui en est la source et le principe. Sinon, on commencerait par faire du Bien et du Beau un seul et même principe. En tout cas, le Beau est dans l’intelligible. ENNÉADES I, 6 (1) – Du Beau 9

Peut-on dire que, pour chaque être, le bien est autre chose que l’activité d’une vie conforme à la nature ? Si un être est composé de plusieurs parties, son bien est l’acte propre, naturel et non déficient de la meilleure de ces parties. Donc le bien naturel, pour l’âme, c’est sa propre activité. Mais voici une âme qui tend son activité vers le parfait, parce qu’elle est elle-même parfaite ; son bien n’est plus seulement relatif à elle, il est le Bien pris absolument (NT: Et non point le bien humain ; Plotin vise Aristote.). Soit donc une chose qui ne tende vers aucune autre parce qu’elle est elle-même le meilleur des êtres, parce qu’elle est même au-delà des êtres, mais vers qui tendent les autres ; c’est évidemment le Bien, grâce à qui les autres êtres ont leur part de bien. Et tous les êtres qui participent ainsi au Bien le font de deux manières différentes, ou bien en devenant semblables à lui, ou bien en dirigeant leur activité vers lui. Si donc le désir et l’activité se dirigent vers le Souverain Bien, le Bien lui-même ne doit viser à rien et ne rien désirer ; immobile, il est le principe et la source des actes conformes à la nature ; il donne aux choses la forme du bien, mais non pas en dirigeant son action vers elles ; ce sont elles qui tendent vers lui ; le Bien n’est point ce qu’il est parce qu’il agit ou parce qu’il pense, mais parce qu’il reste ce qu’il est. Puisqu’il est au-delà de l’être, il est au delà de l’acte, de l’intelligence et de la pensée. Encore une fois, c’est la chose à laquelle tout est suspendu, mais qui n’est suspendue à rien (NT: L’expérience de l’écran, indiquée à la fin du chapitre, se retrouve chez Galien, in Hipp. et Plat., 617,5, Müller.) ; il est ainsi la réalité à laquelle tout aspire. Il doit donc rester immobile, et tout se tourne vers lui comme les points d’un cercle se tournent vers le centre d’où partent tous les rayons. Le soleil en est une image ; il est comme un centre pour la lumière qui se rattache à lui ; aussi est-elle partout avec lui ; elle ne se coupe pas en tronçons ; voulez-vous couper en deux un rayon lumineux (par un écran), la lumière reste d’un seul côté, du côté du soleil. ENNÉADES I, 7 (54) – Du premier bien et des autres biens 1

Quel rapport les choses ont-elles au Bien ? Les choses inanimées se rapportent à l’âme, et l’âme au Bien lui-même, par l’intermédiaire de l’Intelligence. Tout être (inanimé) a quelque chose du Bien, parce que toute chose est en quelque manière une unité et un être ; et elle participe en outre à une forme spécifique ; tout être participe au Bien en tant qu’il participe à ces trois choses. Il ne participe donc qu’à une image du Bien ; car l’être et l’un auxquels il participe sont des images de l’être et de l’un : et il en est de même de la forme spécifique. ENNÉADES I, 7 (54) – Du premier bien et des autres biens 2

À l’âme appartient la vie ; à la première âme, celle qui vient après l’Intelligence, appartient une vie plus proche de la vérité ; par l’intermédiaire de l’Intelligence, elle a la forme du Bien ; elle possédera son bien, si elle tourne vers elle ses regards : mais l’Intelligence vient après le Bien. ENNÉADES I, 7 (54) – Du premier bien et des autres biens 2

Donc l’être qui vit a pour bien la vie ; l’être qui participe à l’Intelligence a pour bien l’intelligence ; celui qui a à la fois vie et intelligence tend vers le Bien de deux manières. ENNÉADES I, 7 (54) – Du premier bien et des autres biens 2

L’amour est-il un dieu, un démon, ou une passion de l’âme ? Y a-t-il une espèce d’amour qui est dieu ou démon, et une autre qui est passion ? En quoi consiste alors chacune de ces espèces ? Voilà des questions qu’il vaut la peine d’examiner, en parcourant les idées du vulgaire et celles des philosophes sur ce sujet. Souvenons-nous surtout des pensées du divin Platon, qui a beaucoup écrit sur l’amour en plusieurs de ses oeuvres. Il dit que l’amour n’est pas seulement une passion qui naît dans les âmes ; il affirme qu’il est un démon ; et il raconte sa naissance et son origine. À prendre d’abord la passion que nous attribuons à l’amour, nul n’ignore qu’elle est la cause par laquelle naît dans les âmes l’idée de s’unir aux belles choses ; et l’on sait que ce désir tantôt naît chez des hommes tempérants qui s’unissent à la beauté en ellemême, tantôt recherche une action fort laide. Mais il convient de partir de là pour examiner philosophiquement l’origine de chacune de ces deux formes. En admettant qu’il y a dans les âmes, avant l’amour lui-même, une tendance vers la beauté, une connaissance du beau, une affinité avec lui et un sentiment irraisonné de cette parenté, on atteindrait, je crois, la véritable cause de la passion amoureuse. Car la laideur est aussi contraire à la nature qu’à Dieu. La nature produit, son regard fixé sur le beau et sur la détermination qui se trouve dans la ligne du bien ; l’indétermination est laide, et elle est dans la ligne du mal. La nature naît de l’être intelligible, c’est-àdire, évidemment, du Bien et du Beau. ENNÉADES III, 3 (50) – De l’Amour 1

Est-ce que toute âme a pareillement un Éros qui soit une substance et une hypostase ? – Pourquoi l’âme universelle et l’âme du monde auraient-elles un Eros existant comme hypostase, et non pas les nôtres, ni les âmes qui sont dans les bêtes ? Oui, cet Éros, c’est le démon qui, dit-on, accompagne chacun de nous” ; c’est lui qui est notre Éros. C’est lui qui produit nos désirs instinctifs ; chaque âme prend pour elle l’Éros qui correspond à sa nature, et engendre un Éros différent selon ses mérites et selon ce qu’elle est. L’âme universelle a l’Éros universel ; les âmes individuelles ont chacune le leur. Comme l’âme individuelle est à l’âme universelle (dont elle n’est pas séparée mais où elle est si bien contenue que toutes les âmes n’en font qu’une), ainsi l’Éros individuel est à l’Éros universel. L’Éros individuel est uni à l’âme individuelle, le grand Éros, à l’âme universelle, et l’Éros cosmique, au monde tout entier dans toutes ses parties ; cet Éros, qui est un, se multiplie et se montre partout où il veut dans l’univers ; il prend des formes particulières et apparaît quand il lui plaît. Nous devons penser qu’il y a dans l’univers beaucoup d’Aphrodités, êtres démoniaques qui naissent en lui, chacun accompagné d’un Éros ; ces nombreuses Aphrodités particulières, avec leurs Éros propres, dépendent de l’Aphrodité universelle ; car l’âme est mère d’Éros ; l’âme, c’est Aphrodité ; Éros, c’est l’acte de l’âme quand elle se penche vers le bien ; Éros conduit donc toute âme au bien ; mais l’Éros de l’âme d’en haut est un dieu qui l’unit éternellement au Bien ; celui de l’âme mélangée à la matière est un démon. ENNÉADES III, 3 (50) – De l’Amour 4

Dieu ou le Premier est au delà de l’être ; mais l’Intelligence est l’être même ; et le mouvement et le repos sont en elle. Le Premier ne se rapporte à nulle autre chose ; mais les autres choses se rapportent à lui ; en lui, elles se reposent dans l’immobilité, et vers lui elles se meuvent. Le mouvement est une aspiration ; mais le Premier n’aspire à rien ; et que pourrait désirer ce qui est au sommet ? – Ne se pense-t-il donc pas lui-même ? – Oui, si se posséder soi-même voulait dire penser ; mais la possession de soi-même n’est pas la pensée ; penser, c’est contempler le Premier. Cette contemplation est l’acte premier, la pensée elle-même ; et si elle est le premier acte, aucune pensée ne doit lui être antérieure. Le Premier, qui la produit, est au delà d’elle ; la pensée vient au second rang après lui. Le premier objet de notre vénération n’est pas la pensée (je ne dis pas une pensée quelconque, mais la pensée du Bien). Le Bien est donc au delà de la pensée. -Alors il n’aura pas conscience de lui-même ? – Et que serait cette conscience ? Est-ce ou non la conscience d’être le Bien ? Si c’est la conscience d’être le Bien, il est déjà le Bien avant d’en avoir conscience ; et si la conscience de lui-même fait qu’il est le Bien, il n’était donc pas le Bien avant d’avoir eu conscience de lui-même; alors il n’aura pas conscience de lui-même, puisque cette conscience n’est pas une conscience du Bien. – Quoi donc ? Ne vit-il pas ? – Non ; on ne doit pas le dire, puisqu’il donne la vie. Ce qui a conscience de soi, ce qui se pense soi-même est au second rang ; si un être a conscience, c’est pour s’unir à lui-même par cet acte ; s’il apprend à se connaître, c’est qu’il se trouvait ignorant de lui-même ; à cause du défaut de sa propre nature, il ne s’achève que par la pensée. Il faut donc enlever la pensée au Premier ; la lui attribuer, c’est lui enlever sa réalité et lui prêter un défaut. ENNÉADES III, 9 (13) – Considérations diverses 9

Donc s’il y a un être après le Premier, ce n’est plus un être simple ; c’est une unité multiple. D’où vient-elle ? Du Premier ; car s’il y avait rencontre de hasard (entre les termes multiples), il ne serait pas le principe de toutes choses. Comment donc vient-elle du Premier ? Si le Premier est un être parfait et le plus parfait de tous, s’il en est de même de la puissance première, il doit être le plus puissant de tous les êtres, et les autres puissances doivent l’imiter autant qu’elles peuvent. Or, dès qu’un être arrive à son point de perfection, nous voyons qu’il engendre ; il ne supporte pas de rester en lui-même : mais il produit un autre être ; et ceci est vrai non seulement des êtres qui ont une volonté réfléchie, mais encore de ceux qui végètent sans volonté, ou des êtres inanimés qui communiquent tout ce qu’ils peuvent de leur être. Par exemple le feu réchauffe ; la neige refroidit ; le poison agit sur un autre être ; enfin toutes les choses, autant qu’elles peuvent, imitent le principe en éternité et en bonté. Comment donc l’être le plus parfait et le Bien premier resterait-il immobile en lui-même ? Serait-ce par envie ? Serait-ce par impuissance, lui qui est la puissance de toutes choses ? Et comment alors serait-il encore le principe ? Il faut donc que quelque chose vienne de lui, puisque les êtres tiennent de lui le pouvoir d’en faire exister d’autres (car c’est nécessairement de lui qu’ils le tiennent). Le principe générateur doit être le plus vénérable ; mais l’être engendré immédiatement après lui est supérieur à tous les autres. ENNÉADES V, 4 (7) – Comment les êtres qui viennent après le Premier dérivent du Premier : sur l’Un 1

En outre, si le Bien est simple et sans besoin, il n’a pas besoin de la pensée. Et ce dont il n’a pas besoin ne lui appartient pas. D’ailleurs rien absolument ne lui appartient ; la pensée ne lui appartient donc pas. ENNÉADES V, 6 (24) – Ce qui est au-delà de l’être ne pense pas. Quel est l’être pensant de premier rang ? Quel est celui de second rang ? 4

En outre, l’intelligence est autre chose que le Bien ; elle est image du Bien, parce qu’elle pense le Bien. ENNÉADES V, 6 (24) – Ce qui est au-delà de l’être ne pense pas. Quel est l’être pensant de premier rang ? Quel est celui de second rang ? 4

De plus, le multiple se recherche lui-même ; il aspire à se concentrer, à avoir de lui-même une perception d’ensemble. Or, comment ce qui est absolument un tendrait-il vers lui-même ? Comment aurait-il besoin d’une perception d’ensemble ? Mais ce qui est supérieur à cette perception d’ensemble, est également supérieur à la pensée. L’acte de penser n’est pas primitif ni dans l’ordre de l’existence, ni en dignité ; il a le second rang ; il se produit parce que le Bien le fait exister et, une fois qu’il est né, le meut vers lui-même ; et, dans ce mouvement, la pensée voit. Penser, c’est se mouvoir vers le Bien et le désirer. Le désir engendre la pensée et la fait exister avec lui ; le désir de voir engendre la vision. Donc le Bien lui-même n’a rien qui puisse être l’objet de sa pensée ; il n’y a pas autre chose qui soit son bien. Et, quant à la pensée de soi-même, elle n’existe qu’en un être différent du Bien ; cet être pense, parce qu’il est semblable au Bien, parce qu’il a une image du Bien, parce que le Bien est devenu l’objet de son désir, et parce qu’il se représente le Bien ; pensée qui ne cesse pas, si ces conditions sont toujours présentes. C’est en pensant le Bien, qu’il se pense lui-même par accident ; c’est en visant le Bien, qu’il se pense lui-même ; c’est dans son acte (tout acte est dirigé vers le Bien), qu’il se pense lui-même. ENNÉADES V, 6 (24) – Ce qui est au-delà de l’être ne pense pas. Quel est l’être pensant de premier rang ? Quel est celui de second rang ? 5

Si j’ai raison, il n’y a pas de place pour la pensée dans le Bien ; pour qui pense, il faut autre chose qui soit son bien. – Le Bien n’agit donc pas ? – Et comment le Bien, s’il est acte, aurait-il à agir ? D’une manière générale, aucun acte ne possède à son tour un acte. Et si l’on peut donner des attributs aux autres actes, parce qu’ils se rapportent à autre chose qu’à eux-mêmes, le premier de tous les actes du moins, celui dont tous les autres dépendent, doit être ce qu’il est, sans rien de plus. L’acte premier n’est donc pas la pensée ; il n’a rien à penser, puisqu’il est premier. De plus, serait-il la pensée, il ne penserait pas ; ce qui pensé, c’est ce qui a la pensée, et il faut par conséquent deux choses dans un sujet pensant ; or la pensée, toute seule, n’est pas ces deux choses. On le verra mieux, si l’on saisit plus clairement en quel sens le sujet pensant a une nature double. Si nous disons que les êtres en tant qu’êtres, les êtres en soi, les êtres véritables sont dans la région intelligible, ce n’est pas seulement parce qu’ils ont une essence permanente et identique, tandis que les choses sensibles s’écoulent et ne sont pas permanentes ; car il y a peut-être, même dans les choses sensibles, des êtres permanents ; c’est parce qu’ils possèdent d’eux-mêmes la perfection de leur être. L’essence, au sens primitif du terme, n’est pas l’ombre de l’être mais elle possède l’être accompli. Or l’Être est accompli, lorsqu’il prend la forme de la pensée et de la vie. Donc en ce qui est, il y a à la fois pensée, vie et être. S’il est être, il est intelligence, et, s’il est intelligence, il est être ; la pensée est inséparable de l’être. Donc penser, c’est être multiple et non pas un. Qui n’est point multiple ne doit point posséder la pensée. Parcourez les êtres un à un : l’homme et la pensée de l’homme, le cheval et la pensée du cheval, le juste et la notion du juste, tous sont doubles ; un fait deux, mais deux qui reviennent à un. Ce qui n’est point parmi ces êtres, n’est pas non plus chacune de ces unités, n’est pas fait de toutes ces dualités, et n’est pas du tout une dualité (Comment la dualité vient de l’unité, c’est ce que nous verrons ailleurs). D’ailleurs ce qui est au delà de l’essence est aussi au delà de la pensée. Il n’est donc pas absurde qu’il ne se connaisse pas lui-même ; il n’a rien à apprendre en lui, puisqu’il est un. Mais il ne doit pas non plus connaître les autres choses ; il leur donne quelque chose de meilleur et de plus important que la connaissance qu’il pourrait en prendre ; il est le bien des autres choses ; que dis-je ? autres ; elles ont l’identité avec lui dans la mesure où elles peuvent entrer en contact avec lui. ENNÉADES V, 6 (24) – Ce qui est au-delà de l’être ne pense pas. Quel est l’être pensant de premier rang ? Quel est celui de second rang ? 6

Beauté première, beau tout entier, et beau tout entier en toutes ses parties, si bien qu’il n’a même pas une partie où sa beauté soit en défaut, qui donc niera qu’il soit beau ? Ce n’est pas celui qui n’est pas cet être tout entier, celui qui y participe seulement, ou même n’y participe pas. Mais, s’il n’est pas beau, qui donc est beau? Ce qui est avant lui Éle Bien) ne consent pas même à être beau ; mais lui, la première réalité qui s’offre à la contemplation, on aime à le voir, pour cette raison aussi qu’il est une forme et un objet de contemplation. C’est pourquoi Platon voulant exprimer la chose d’une manière suffisamment claire pour nous, montre le Démiurge satisfait de son ouvrage : il veut ainsi indiquer combien est aimable la beauté du modèle et de l’idée. ENNÉADES V, 8 (31) – De la beauté intelligible 8