Dit-il donc que les idées sont antérieures à l’Intelligence, et qu’elles sont, lorsque l’Intelligence les pense ? Demandons-nous d’abord si cet être (je veux dire l’Animal en soi) est l’Intelligence, ou s’il est différent de l’Intelligence. Ce qui le contemple est l’Intelligence ; l’animal en soi n’est donc pas l’Intelligence, mais l’intelligible -, et ce que voit l’Intelligence, est en dehors d’elle. Elle ne possède donc que des images et non des réalités, puisque les réalités sont dans l’animal en soi. Car, selon Platon, la réalité véritable est là-bas, dans cet être où chaque chose existe en soi. – D’abord, répondrons-nous, de ce que l’animal en soi est distinct de l’Intelligence, il ne s’ensuit pas qu’ils soient séparés autrement que parce qu’ils sont distincts. Ensuite rien n’empêche, en se tenant à la lettre du texte, qu’ils soient tous deux une seule chose, que seule la pensée divise ; c’est un seul être qui est en partie chose pensée, en partie chose pensante ; car il ne dit pas que ce que voit l’Intelligence est en autre chose, mais qu’elle a en elle-même l’objet qu’elle pense. Rien n’empêche que l’Intelligible soit l’Intelligence elle-même à l’état de repos, d’unité, de calme ; l’Intelligence qui voit cet Intelligible qui est en elle serait alors l’acte qui en vient et qui la contemple ; en la contemplant, elle est comme elle Intelligence, et elle en est l’Intelligence, parce qu’elle la pense ; et, en la pensant, elle est elle-même d’une autre manière Intelligence et intelligible, puisqu’elle l’imite. ENNÉADES III, 9 (13) – Considérations diverses 1
L’Un est toutes les choses et il n’est aucune d’entre elles ; principe de toutes choses, il n’est pas toutes choses ; mais il est toutes choses ; car toutes font en quelque sorte retour à lui : ou plutôt, à son niveau, elles ne sont pas encore, mais elles seront. – Comment viennent-elles de l’Un, qui est simple et qui ne montre, dans son identité, aucune diversité et aucun repli ? – C’est parce qu’aucune n’est en lui, que toutes viennent de lui ; pour que l’être soit, l’Un n’est pas lui-même l’être, mais le générateur de l’être. Et l’être est comme son premier né. L’Un est parfait parce qu’il ne cherche rien, ne possède rien et n’a besoin de rien ; étant parfait, il surabonde, et cette surabondance produit une chose différente de lui. La chose engendrée se retourne vers lui, elle est fécondée, et tournant son regard vers lui, elle devient intelligence ; son arrêt, par rapport à l’Un, la produit comme être ; et son regard tourné vers lui, comme Intelligence. Et puisqu’elle s’est arrêtée pour le regarder, elle devient à la fois intelligence et être. ENNÉADES V, 2 (11) – De la génération et de l’ordre des choses qui viennent après le Premier 1
Mais puisque Platon indique que la ressemblance avec Dieu est d’une autre espèce, en tant qu’elle appartient aux vertus supérieures, il nous faut parler de cette autre ressemblance ; ainsi nous verrons plus clairement quelle est l’essence de la vertu civile et celle de la vertu supérieure et, d’une manière générale, nous verrons qu’il existe une vertu différente de la vertu civile. Platon dit d’abord que la ressemblance avec Dieu consiste à fuir d’ici-bas ; ensuite il appelle les vertus dont il parle dans la République non pas simplement vertus, mais vertus civiles ; enfin ailleurs il appelle toutes les vertus des purifications ; tout cela fait voir qu’il admet deux genres de vertus et qu’il ne met pas dans la vertu politique la ressemblance avec Dieu. En quel sens disons-nous donc que les vertus sont des purifications et que par la purification, surtout, nous devenons semblables à Dieu ? N’est-ce pas parce que l’âme est mauvaise tant qu’elle est mêlée au corps, qu’elle est en sympathie avec lui et qu’elle juge d’accord avec lui, tandis qu’elle est bonne et possède la vertu si cet accord n’a plus lieu, et si elle agit toute seule (action qui est la pensée et la prudence), si elle n’est plus en sympathie avec lui (et c’est là la tempérance), si, le corps une fois quitté, elle ne ressent plus la crainte (c’est le courage), si la raison et l’intelligence dominent sans résistance (c’est la justice). L’âme, ainsi disposée, pense l’intelligible et elle est ainsi sans passion. Cette disposition peut être appelée, en toute vérité, la ressemblance avec Dieu car l’être divin est pur de tout corps et son acte également ; l’être qui l’imite possède donc la prudence. – Mais, dira-t-on, de telles dispositions existent-elles dans l’être divin ? – Non certes, il n’a pas de dispositions du tout ; on ne trouve de dispositions que dans l’âme. – De plus, l’âme a des pensées changeantes ; elle pense un même être intelligible sous des aspects différents et sans penser du tout aux autres. La pensée de Dieu et celle de l’âme n’ont donc que le nom de commun ? – Du tout ; mais l’une est primitive et l’autre dérivée et différente. Comme le langage parlé est une image du langage intérieur à l’âme, celui-ci est une image du Verbe intérieur à un autre être. Comme le langage parlé, comparé au langage intérieur de l’âme, se fragmente en mots, le langage de l’âme, qui traduit le Verbe divin, est fragmentaire si on le compare au Verbe. Oui, la vertu appartient à l’âme et non pas à l’Intelligence, ni au principe supérieur à l’Intelligence. ENNÉADES I, 2 (19) – Des vertus 3
Voyons ce qu’est chacune des vertus dans une âme de ce genre. La sagesse et la prudence consistent à contempler les êtres que possède l’Intelligence et qu’elle possède par un contact ; sagesse et prudence sont de deux sortes ; tantôt dans l’Intelligence, tantôt dans l’âme. Dans l’Intelligence, elles ne sont point des vertus ; mais, dans l’âme, elles sont des vertus. Que sont-elles donc dans l’Intelligence ? Simplement, l’acte et l’essence de l’Intelligence. Mais, dans l’âme venant de l’Intelligence et résidant en un être différent d’elles, elles sont des vertus. La justice en soi, par exemple, comme toute vertu en soi, n’est pas une vertu, mais l’exemplaire d’une vertu ; ce qui vient d’elle en l’âme, voilà la vertu ; et en effet la vertu se dit d’un être ; mais la vertu en soi ou idée de la vertu se dit d’elle-même et non d’un être différent d’elle. La justice, par exemple, consiste en ce que chaque être remplit sa fonction propre ; mais suppose-telle toujours une multiplicité de parties ? Oui, la justice qui est dans les êtres qui ont plusieurs parties distinctes ; non pas la justice prise en elle-même, puisqu’il peut y avoir en un être simple accomplissement de sa fonction ; la Justice en vérité, la Justice en soi est alors dans le rapport de cet être à lui-même, qui n’a pas de parties distinctes. Pour l’âme même, la justice sous sa forme supérieure n’est-elle pas une activité tendue seulement vers l’intelligence, la tempérance un retrait intérieur vers l’intelligence, le courage une impassibilité qui imite l’impassibilité naturelle de l’intelligence vers laquelle elle dirige ses regards ? Ainsi, dans cette forme supérieure de la vertu, l’âme est simplement elle-même et n’a plus de relation avec le principe inférieur qui réside en elle. ENNÉADES I, 2 (19) – Des vertus 6
Et les vertus de cette espèce suivent l’une de l’autre dans l’âme, comme leurs exemplaires, antérieurs aux vertus, dans l’Intelligence. Dans l’Intelligence, la science ou sagesse, c’est la pensée ; la tempérance, c’est son rapport avec elle-même ; la justice, c’est la réalisation de l’activité qui lui est propre ; l’analogue du courage, c’est son identité avec elle-même et la persistance de son état de pureté. Dans l’âme, la sagesse et la prudence, c’est la vision de l’Intelligence ; mais ce sont là des vertus de l’âme ; l’âme n’est point elle-même ses propres vertus, comme l’est l’Intelligence ; il en est de même de la série des vertus. Grâce à la purification (puisque toutes les vertus sont des purifications impliquant un état de pureté), l’âme a toutes les vertus ; sinon, aucune d’elles n’atteindrait la perfection. Celui qui a les vertus sous cette forme supérieure possède nécessairement en puissance les vertus sous leur forme intérieure ; mais celui qui possède celles-ci n’a pas nécessairement celles-là. ENNÉADES I, 2 (19) – Des vertus 7
Si donc l’homme est capable de posséder la vie complète, il est également capable d’être heureux. Sinon, l’on réserverait le bonheur aux dieux, puisqu’ils posséderaient seuls une vie de ce genre. Mais puisque nous affirmons que le bonheur existe aussi chez les hommes, il faut rechercher de quelle manière il existe. De la manière suivante : l’homme a la vie complète, quand il possède non seulement la vie des sens, mais la faculté de raisonner et l’intelligence véritable ; il en est d’autres preuves. Mais est-ce qu’il possède cette vie comme on possède une chose différente de soi-même ? Non pas, puisqu’il n’est pas d’homme qui ne la possède ou bien en puissance ou bien en acte (s’il la possède en acte, nous le disons heureux). – Dirons-nous que cette forme de vie, cette vie complète, est en lui comme une partie de lui-même ? – Distinguons : les autres hommes la possèdent bien comme une partie d’eux-mêmes, parce qu’ils la possèdent seulement en puissance ; mais l’homme heureux est celui qui, désormais, est en acte cette vie elle-même, celui qui est passé en elle jusqu’à s’identifier avec elle ; désormais les autres choses ne font que l’environner, sans qu’on puisse dire que ce sont des parties de lui-même, puisqu’il cesse de les vouloir et qu’elles ne sauraient adhérer à lui que par l’effet de sa volonté. -Qu’est-ce que le bien pour cet homme ? – Il est son bien à lui-même, grâce à la vie parfaite qu’il possède. (Mais la cause du bien qui est en lui, c’est le Bien qui est au-delà de l’Intelligence ; et il est, en un sens, tout autre que le bien qui est en lui.) La preuve qu’il en est ainsi, c’est que, dans cet état, il ne cherche plus rien. Que pourrait-il chercher ? Des choses inférieures ? Non pas ; il a en lui la perfection ; celui qui possède ce principe vivifiant mène une vie qui se suffit à elle-même ; l’homme sage n’a besoin que de lui-même pour être heureux et acquérir le bien ; il n’est de bien qu’il ne possède. Il cherche d’autres choses, c’est vrai ; mais il les cherche parce qu’elles sont indispensables non pas à lui mais aux choses qui lui appartiennent ; un corps lui est uni, et il les cherche pour ce corps ; ce corps, lui aussi, est un être vivant, mais vivant d’une vie qui a ses biens propres, qui ne sont pas ceux de l’homme véritable. L’homme connaît ces biens du corps et il les lui donne sans rien entamer de sa propre vie à lui. ENNÉADES I, 4 (46) – Du bonheur 4
Si l’on n’élève pas le sage à ce point, si on ne le place pas dans l’Intelligence, si on l’abaisse jusqu’à le soumettre à la fortune et à en craindre pour lui les dangers, c’est que l’on ne conserve pas au mot sage la valeur que nous lui donnons ; on ne voit en lui qu’un brave homme chez qui le bien se mélange au mal, et on lui accorde une vie mêlée de bien et de mal. Mais un pareil homme ne mérite pas d’être appelé heureux ; il n’a pas cette grandeur qui consiste dans la valeur suprême de la sagesse et dans la pureté de la vertu. Il n’est donc pas possible de vivre heureux dans la société (du corps). Platon a raison de dire que celui qui doit être sage et heureux prend son bien d’en haut ; c’est là-haut qu’il tourne ses regards, qu’il prend son modèle et sa règle de vie. Cela doit suffire à sa fin ; le reste est pour lui comme son lieu d’habitation, qui peut changer sans que son bonheur en soit accru. Certes, il fait de toutes les choses répandues autour de lui l’objet de son action ; il se demande, par exemple, s’il s’établira ici où là ; il accorde à ces choses autant que le commandent les nécessités de la vie et autant que son pouvoir le permet : mais, en lui-même, il est autre qu’elles ; rien ne l’empêche de les quitter ; et il les quittera au moment marqué par la nature ; mais il est maître d’en décider lui-même. Certaines de ces actions tendent au bonheur ; mais d’autres servent non pas à sa fin ni à lui-même, mais au corps qui lui est lié ; il s’occupe de son corps et le supporte, aussi longtemps qu’il lui est possible, comme un musicien fait de sa lyre, tant qu’elle n’est pas hors d’usage ; alors le musicien en change ; ou bien encore il cesse de se servir de lyre, il s’abstient d’en jouer ; il a maintenant une autre oeuvre à accomplir, sans la lyre ; il la laisse par terre et la regarde avec mépris ; et il chante sans s’aider d’un instrument. Était-ce donc un cadeau inutile ? Non pas, au début ; car il s’en est aidé bien souvent. ENNÉADES I, 4 (46) – Du bonheur 16
Il faut donc vous demander aussi ce qu’est l’oeuvre de l’amour pour les choses non sensibles. Que vous font éprouver ces «belles occupations» dont on parle, les beaux caractères, les moeurs tempérantes et, en général, les actes ou dispositions vertueuses et la beauté de l’âme ? Et, en voyant vous-même votre beauté intérieure, qu’éprouvez-vous ? Que sont cette ivresse, cette émotion, ce désir d’être avec vous-même en vous recueillant en vous-même et hors du corps ? Car c’est ce qu’éprouvent les vrais amoureux. Et à propos de quoi l’éprouvent-ils ? Non pas à propos d’une forme, d’une couleur, d’une grandeur, mais à propos de l’âme qui est sans couleur et où brille invisiblement l’écart de la tempérance et des autres vertus ; vous l’éprouvez en voyant en vous-même ou en contemplant en autrui la grandeur d’âme, un caractère juste, la pureté des moeurs, le courage sur un visage ferme, la gravité, ce respect de soi-même qui se répand dans une âme calme, sereine et impassible et, par-dessus tout, l’éclat de l’Intelligence qui est d’essence divine. Donc ayant pour toutes choses inclination et amour, en quel sens les disons-nous belles ? Car elles le sont manifestement et quiconque les voit affirmera qu’elles sont les vraies réalités. Mais que sont ces réalités ? Belles sans doutes ; mais la raison désire encore savoir ce qu’elles sont pour rendre l’âme aimable. Qu’est-ce donc qui brille sur toutes les vertus comme une lumière ? Veut-on, en s’attachant à leurs contraires, aux laideurs de l’âme, les poser par opposition ? Car il serait peut-être utile à l’objet de notre recherche de savoir ce qu’est la laideur et pourquoi elle se manifeste. Soit donc une âme laide, intempérante et injuste ; elle est pleine de nombreux désirs et du plus grand trouble, craintive par lâcheté, envieuse par mesquinerie ; elle pense bien, mais elle ne pense qu’à des objets mortels et bas ; toujours oblique, inclinée aux plaisirs impurs, vivant de la vie des passions corporelles, elle trouve son plaisir dans la laideur. Ne dirons-nous pas que cette laideur elle-même est survenue en elle comme un mal acquis, qui la souille, la rend impure et y mélange de grand maux ? De sorte que sa vie et ses sensations ont perdu leur pureté ; elle mène une vie obscurcie par le mélange du mal, une vie mélangée en partie de mort ; elle ne voit plus ce qu’une âme doit voir ; il ne lui est plus permis de rester en elle-même, parce qu’elle est obscure. Impure, emportée de tous côtés par l’attrait des objets sensibles, contenant beaucoup d’éléments corporels mêlés en elle, ayant en elle beaucoup de matière et accueillant une forme différente d’elle, elle se modifie par ce mélange avec l’intérieur ; c’est comme si un homme plongé dans la boue d’un bourbier ne montrait plus la beauté qu’il possédait, et si l’on ne voyant de lui que la boue dont il enduit ; la laideur est survenue en lui par l’addition d’un élément étranger, et s’il doit redevenir beau, c’est un travail pour lui de se laver et de se nettoyer pour être ce qu’il était. Nous aurons donc raison de dire que la laideur de l’âme vient de ce mélange, de cette fusion, et de cette inclination vers le corps et vers la matière. La laideur, pour l’âme, c’est de n’être ni propre ni pure, de même que pour l’or, c’est d’être plein de terre : si on enlève cette terre, l’or reste ; et il est beau quand on l’isole des autres matières et qu’il est seul avec lui-même. De la même manière, l’âme isolée des désirs qui lui viennent du corps, avec qui elle a une union trop étroite, affranchie des autres passions, purifiée de ce qu’elle contient quand elle est matérialisée, et restant toute seule, dépose toute la laideur qui lui vient d’une nature différente d’elle. ENNÉADES I, 6 (1) – Du Beau 5
Que voit donc cet oeil intérieur ? Dès son réveil, il ne peut bien voir les objets brillants. Il faut accoutumer l’âme elle-même à voir d’abord les belles occupations , puis les belles oeuvres, non pas celles que les arts exécutent, mais celles des hommes de bien. Puis il faut voir l’âme de ceux qui accomplissent de belles oeuvres. Comment peut-on voir cette beauté de l’âme bonne ? Reviens en toi-même et regarde : si tu ne vois pas encore la beauté en toi, fais comme le sculpteur d’une statue qui doit devenir belle ; il enlève une partie, il gratte, il polit, il essuie jusqu’à ce qu’il dégage de belles lignes dans le marbre ; comme lui, enlève le superflu, redresse ce qui est oblique, nettoie ce qui est sombre pour le rendre brillant, et ne cesse pas de sculpter ta propre statue, jusqu’à ce que l’éclat divin de la vertu se manifeste, jusqu’à ce que tu voies la tempérance siégeant sur un trône sacré. Es-tu devenu cela ? Est-ce que tu vois cela ? Est-ce que tu as avec toi-même un commerce pur, sans aucun obstacle à ton unification, sans que rien d’autre soit mélangé intérieurement avec toi-même ? Es-tu tout entier une lumière véritable, non pas une lumière de dimension ou de forme mesurables qui peut diminuer ou augmenter indéfiniment de grandeur, mais une lumière absolument sans mesure, parce qu’elle est supérieure à toute mesure et à toute quantité ? Te vois-tu dans cet état ? Tu es alors devenu une vision ; aie confiance en toi ; même en restant ici, tu as monté ; et tu n’as plus besoin de guide ; fixe ton regard et vois. Car c’est le seul oeil qui voit la grande beauté. Mais s’il vient à contempler avec les chassies du vice sans être nettoyé, ou s’il est faible, il a trop peu d’énergie pour voir les objets très brillants, et il ne voit rien, même si on le met en présence d’un objet qui peut être vu. Car il faut que l’oeil se rendre pareil et semblable à l’objet vu pour s’appliquer à le contempler. Jamais un oeil ne verrait le soleil sans être devenu semblable au soleil, ni une âme ne verrait le beau sans être belle. Que tout être devienne donc d’abord divin et beau, s’il veut contempler Dieu et le Beau. En remontant, il ira d’abord jusqu’à l’Intelligence, et il saura que, en elle, toutes les idées sont belles ; et il prononcera que c’est là la beauté (à savoir les idées. Par celles-ci, qui sont les produits et l’être même de l’intelligence, existent toutes les beautés). Ce qui est au-delà de la beauté, nous l’appelons la nature du Bien ; et le Beau est placé au devant d’elle. Ainsi, dans une formule d’ensemble, on dira que le premier principe est le Beau ; mais, si l’on veut diviser les intelligibles, il faudra distinguer le Beau, qui est le lieu des idées, du Bien qui et au-delà du Beau et qui en est la source et le principe. Sinon, on commencerait par faire du Bien et du Beau un seul et même principe. En tout cas, le Beau est dans l’intelligible. ENNÉADES I, 6 (1) – Du Beau 9
Quel rapport les choses ont-elles au Bien ? Les choses inanimées se rapportent à l’âme, et l’âme au Bien lui-même, par l’intermédiaire de l’Intelligence. Tout être (inanimé) a quelque chose du Bien, parce que toute chose est en quelque manière une unité et un être ; et elle participe en outre à une forme spécifique ; tout être participe au Bien en tant qu’il participe à ces trois choses. Il ne participe donc qu’à une image du Bien ; car l’être et l’un auxquels il participe sont des images de l’être et de l’un : et il en est de même de la forme spécifique. ENNÉADES I, 7 (54) – Du premier bien et des autres biens 2
À l’âme appartient la vie ; à la première âme, celle qui vient après l’Intelligence, appartient une vie plus proche de la vérité ; par l’intermédiaire de l’Intelligence, elle a la forme du Bien ; elle possédera son bien, si elle tourne vers elle ses regards : mais l’Intelligence vient après le Bien. ENNÉADES I, 7 (54) – Du premier bien et des autres biens 2
Donc l’être qui vit a pour bien la vie ; l’être qui participe à l’Intelligence a pour bien l’intelligence ; celui qui a à la fois vie et intelligence tend vers le Bien de deux manières. ENNÉADES I, 7 (54) – Du premier bien et des autres biens 2
Voici comment se produit ce mouvement. Il y a dans l’âme universelle une puissance dernière qui part de la terre et s’étend à travers l’univers ; puis, en montant, une autre puissance, qui possède par nature la sensation et qui est douée de la faculté de l’opinion ; elle se tient dans les sphères ; elle siège au-dessus de la première et elle lui communique son pouvoir pour la vivifier. La puissance inférieure est donc mue par la puissance supérieure qui l’embrasse circulairement et qui siège au-dessus de l’univers, pour autant du moins que cette puissance inférieure est remontée jusqu’aux sphères. Donc la puissance supérieure l’entoure en cercle ; la puissance inférieure tend vers la puissance supérieure, en se tournant vers elle, et cette conversion produit un mouvement de rotation dans le corps où elle est insérée. Car, si une partie quelconque d’une sphère se meut, au cas où cette partie se meut sans changer de lieu, elle ébranle la sphère dans laquelle elle est, et son mouvement se communique à la sphère. C’est ce qui arrive dans notre corps ; l’âme se meut d’un mouvement qui n’est pas un mouvement du corps, par exemple dans la joie ou dans la vision d’un bien ; et il se produit un mouvement du corps et un mouvement local. De même là-bas, l’âme universelle, venue près du bien, le perçoit mieux, et elle anime le corps du mouvement local qui convient au ciel. La puissance sensitive, à son tour, qui reçoit son bien d’en haut et qui a ses jouissances propres, poursuit ce bien qui est partout et se porte partout. C’est là un mouvement comme celui de l’Intelligence, l’Intelligence se meut en restant immobile ; car elle tourne sur elle-même. C’est ainsi que l’univers, en se mouvant en cercle, reste pourtant à la même place. ENNÉADES II, 2 (14) – Du mouvement du ciel ou mouvement circulaire 3
Enfin qui est Zeus ? Qu’est ce jardin de Zeus, où, nous dit Platon, est entré Poros ? Aphrodité, disions-nous, est l’âme, et Poros est la raison universelle. Mais que faut-il entendre par Zeus et son jardin ? Par Zeus, il ne faut pas entendre l’âme, puisque l’âme selon nous, c’est Aphrodité. Ce passage comme dans tous les autres cas, doit être interprété d’après Platon lui-même, d’après le Phèdre d’abord qui dit de Zeus que ce dieu est un grand souverain ; ailleurs, c’est à lui, je pense, qu’il donne le troisième rang ; et plus clairement, il dit dans le Philèbe qu’il y a en Zeus une âme royale et une intelligence royale. Zeus est à la fois une intelligence et une âme ; il est mis ainsi au rang des causes ; mais comme il faut lui assigner son rang d’après ce qu’il y a de meilleur en lui, parce que (entre autres motifs) il est cause à titre de roi et de chef, Zeus correspond donc à l’Intelligence, Aphrodité qui est de lui, qui vient de lui et s’unit à lui, correspond à l’âme ; et on l’appelle Aphrodité parce qu’elle a la beauté, l’éclat, l’innocence et la grâce (abron) d’une âme. Les divinités masculines correspondent à l’intelligence, et les divinités féminines aux âmes ; comme à chaque intelligence est unie une âme, Aphrodité est l’âme unie à Zeus. De plus nous avons pour nous le témoignage des prêtres et des théologiens, qui assimilent Aphrodité à Héra et qui disent que l’astre d’Aphrodité est dans le ciel d’Héra. ENNÉADES III, 3 (50) – De l’Amour 8
Platon a dit : « L’Intelligence voit les idées qui sont dans l’animal en soi », et ensuite : le démiurge « réfléchit que cet univers doit comprendre les choses que l’Intelligence voit dans l’animal en soi. » ENNÉADES III, 9 (13) – Considérations diverses 1
Nous avons parlé des deux premiers êtres ; mais quel est le troisième, celui qui réfléchit pour faire, pour produire et pour diviser les idées vues par l’Intelligence et situées dans l’animal en soi ? Quel est donc cet être « qui réfléchit pour produire dans le monde sensible les choses qu’il voit là-bas ? » Certes Platon semble, mystérieusement, en faire un être différent des deux premiers ; à d’autres, il paraît que ces trois êtres, l’animal en soi, l’Intelligence et l’être qui réfléchit ne font qu’un ; ou encore et souvent les uns proposent un sens, et les autres un autre et pensent qu’il y a là trois êtres. – Peut-être celui qui divise les idées est en un sens l’Intelligence, et en un autre sens n’est pas l’Intelligence ; en tant que les choses divisées viennent de l’Intelligence, c’est l’Intelligence elle-même qui divise; mais en tant que l’Intelligence reste immobile et indivise, bien que les choses divisées (à savoir les âmes) viennent d’elle, c’est l’âme qui opère la division en âmes multiples. C’est pourquoi Platon dit que la division est l’oeuvre du troisième principe et qu’elle est dans le troisième principe, celui qui réfléchit ; réfléchir est la fonction non pas de l’Intelligence, mais de l’Âme dont l’acte se divise dans une nature divisible. ENNÉADES III, 9 (13) – Considérations diverses 1
Le Premier est la puissance du mouvement et du repos ; il est donc au delà de l’un et de l’autre. Le second principe est doué d’un mouvement et d’un repos relatifs au Premier; ce second principe, c’est l’Intelligence ; et, parce qu’il se rapporte à autre chose que lui, il possède la pensée ; mais le Premier n’a pas la pensée. L’être qui pense est double ; il se pense lui-même ; il y a donc un défaut en lui parce que son bien ne consiste pas à exister, mais à penser. ENNÉADES III, 9 (13) – Considérations diverses 7
Dieu ou le Premier est au delà de l’être ; mais l’Intelligence est l’être même ; et le mouvement et le repos sont en elle. Le Premier ne se rapporte à nulle autre chose ; mais les autres choses se rapportent à lui ; en lui, elles se reposent dans l’immobilité, et vers lui elles se meuvent. Le mouvement est une aspiration ; mais le Premier n’aspire à rien ; et que pourrait désirer ce qui est au sommet ? – Ne se pense-t-il donc pas lui-même ? – Oui, si se posséder soi-même voulait dire penser ; mais la possession de soi-même n’est pas la pensée ; penser, c’est contempler le Premier. Cette contemplation est l’acte premier, la pensée elle-même ; et si elle est le premier acte, aucune pensée ne doit lui être antérieure. Le Premier, qui la produit, est au delà d’elle ; la pensée vient au second rang après lui. Le premier objet de notre vénération n’est pas la pensée (je ne dis pas une pensée quelconque, mais la pensée du Bien). Le Bien est donc au delà de la pensée. -Alors il n’aura pas conscience de lui-même ? – Et que serait cette conscience ? Est-ce ou non la conscience d’être le Bien ? Si c’est la conscience d’être le Bien, il est déjà le Bien avant d’en avoir conscience ; et si la conscience de lui-même fait qu’il est le Bien, il n’était donc pas le Bien avant d’avoir eu conscience de lui-même; alors il n’aura pas conscience de lui-même, puisque cette conscience n’est pas une conscience du Bien. – Quoi donc ? Ne vit-il pas ? – Non ; on ne doit pas le dire, puisqu’il donne la vie. Ce qui a conscience de soi, ce qui se pense soi-même est au second rang ; si un être a conscience, c’est pour s’unir à lui-même par cet acte ; s’il apprend à se connaître, c’est qu’il se trouvait ignorant de lui-même ; à cause du défaut de sa propre nature, il ne s’achève que par la pensée. Il faut donc enlever la pensée au Premier ; la lui attribuer, c’est lui enlever sa réalité et lui prêter un défaut. ENNÉADES III, 9 (13) – Considérations diverses 9
Etant semblable à l’un, elle produit comme lui, en épanchant sa multiple puissance ; ce qu’elle produit est une image d’elle-même ; elle s’épanche comme l’Un, qui est avant elle, s’est épanché. Cet acte, qui procède de l’être, est l’Ame ; et dans cette génération, l’Intelligence reste immobile ; de même l’Un qui est avant l’Intelligence, reste immobile en engendrant l’Intelligence. ENNÉADES V, 2 (11) – De la génération et de l’ordre des choses qui viennent après le Premier 1
Mais l’Ame, elle, ne reste pas immobile en produisant ; elle se meut pour engendrer une image d’elle-même ; en se tournant vers l’être d’où elle vient, elle est fécondée ; et, en avançant d’un mouvement différent et de sens inverse, elle engendre cette image d’elle-même qui est la sensation, et dans les plantes, la nature. Pourtant rien n’est séparé par une coupure de ce qui le précède ; c’est ainsi que l’âme semble s’avancer jusqu’aux plantes ; elle s’y avance en un sens, puisque le principe végétatif appartient à l’âme ; mais elle ne s’y avance pas tout entière ; elle vient dans les plantes, parce qu’en descendant jusque là dans la région inférieure, elle produit une autre existence dans cette procession même, et par bienveillance envers les êtres inférieurs ; mais pour cette partie supérieure d’elle-même qui se rattache à l’Intelligence et constitue sa propre intelligence, elle la laisse demeurer immobile en elle-même. ENNÉADES V, 2 (11) – De la génération et de l’ordre des choses qui viennent après le Premier 1
A l’endroit d’où elle est venue ; car elle n’en était séparée par aucune distance ; elle ne fait qu’un avec son principe. – Mais, si l’on coupe ou si l’on brûle la racine, où est la portion d’âme qui était en elle ? – Elle est dans une âme qui ne s’était pas déplacée, et même si cette portion n’était pas au même endroit, mais ailleurs, elle serait dans l’âme en y remontant ; si elle n’y remontait pas, elle deviendrait la puissance d’une autre plante ; car elle ne se rétracte pas sur elle-même ; et, si elle remontait, elle serait dans la puissance supérieure de l’âme. – Et celle-là, où est-elle ? – Dans la puissance encore supérieure à elle ; cette dernière puissance confine à l’intelligence, mais non pas localement (car rien de ce dont nous parlons ici n’est dans un lieu ; c’est encore beaucoup plus vrai de l’Intelligence, et, par voie de conséquence, c’est vrai de l’âme). Donc l’âme n’est nulle-part ; elle est en un être qui, n’étant nulle part, est partout. Que si l’âme dans son progrès vers la région supérieure s’arrête à mi-chemin, avant d’être arrivée tout en haut, elle mène une vie intermédiaire, et s’arrête dans la partie d’elle-même qui est intermédiaire. ENNÉADES V, 2 (11) – De la génération et de l’ordre des choses qui viennent après le Premier 2
Si le principe générateur était lui-même intelligence en soi, ce qui vient après serait inférieur à l’Intelligence, mais devait être contigu et semblable à elle. Mais puisque le générateur est au delà de l’Intelligence, l’être engendré doit être l’Intelligence. Mais pourquoi le générateur n’est-il pas l’Intelligence ? Parce que la pensée est l’acte de l’Intelligence ; or la pensée qui voit l’intelligible, qui est tourné vers lui et qui reçoit de lui son achèvement est en elle-même indéfinie comme la vision, et n’est définie que par l’intelligible. C’est pourquoi l’on dit que « les idées et les nombres sont faits de la dyade indéfinie et de l’Un », et les idées et les nombres c’est l’intelligence. L’Intelligence n’est donc pas simple mais multiple ; elle manifeste une composition, intelligible, il est vrai ; elle voit déjà une multiplicité de choses. Elle est elle-même objet de pensée et aussi pensante ; la voilà donc déjà double ; mais après elle viennent tous les autres objets de sa pensée. ENNÉADES V, 4 (7) – Comment les êtres qui viennent après le Premier dérivent du Premier : sur l’Un 2
Mais comment l’Intelligence vient-elle de l’intelligible ? De la manière suivante : L’intelligible reste en lui-même et n’a besoin de rien ; il n’en est pas de même de l’être qui voit et qui pense (car je disque l’ètre pensant est dans le besoin, eu égard à l’intelligible) ; mais l’Un n’est pas en quelque sorte privé de sentiment ; tout lui appartient ; tout est en lui et avec lui ; il a un total discernement de lui-même; la vie est en lui et tout est en lui ; la conception qu’il a de lui-même, par une sorte de conscience, conception qui est lui-même, consiste en un repos éternel et une pensée différente de la pensée de l’Intelligence. Si donc il reste en lui-même et si un être se produit, cet être vient de lui, alors qu’il est au plus haut point ce qu’il est. C’est quand il reste dans son propre caractère qu’un produit naît de lui ; c’est grâce à sa permanence qu’il y a un devenir. Puisqu’il persiste comme objet de pensée, ce qui naît de lui est une pensée, et cette pensée, en pensant au générateur dont elle est née (car elle n’a pas d’autre objet), devient une intelligence ; elle est différente de l’intelligible, mais semblable à lui. Elle en est une imitation et une image. – Mais comment, s’il reste en lui-même, se produit-il un acte ? – Il y a deux sortes d’actes : l’acte de l’essence, et l’acte qui résulte de l’essence ; l’acte de l’essence, c’est l’objet lui-même en acte; l’acte qui en résulte, c’est l’acte qui en suit nécessairement, mais qui est différent de l’objet lui-même Ainsi dans le feu, il y a une chaleur qui constitue son essence, et une autre chaleur qui vient de la première, lorsqu’il exerce l’activité inhérente à son essence, tout en restant en lui-même. Il en est ainsi du principe suprême ; il se maintient bien plus encore dans son propre caractère ; mais de la perfection et de l’acte qui sont en lui vient un acte engendré qui dérivant d’une grande puissance et même de la plus grande de toutes va jusqu’à l’être et à l’essence. Car le principe est au delà de l’essence. – Il est puissance de toutes choses, tout être est son effet ; mais si tout être est son effet, il est au-delà de tout ; donc il est au delà de l’essence. De plus, si tout être est son effet, l’Un est avant tout être et n’est pas égal à tout être ; pour cette raison aussi, il est au delà de l’essence. Mais l’Intelligence est une essence ; il est donc au delà de l’Intelligence. Car l’être n’est point un cadavre privé de vie et de pensée. L’être est identique à l’Intelligence. L’Intelligence n’est pas à ses objets comme la sensation aux choses sensibles qui existent avant elle ; l’intelligence est identique à ses objets, s’il est vrai que leurs espèces ne lui soient pas apportées d’ailleurs ; car d’où viendraient-elles ? Elle est ici avec ses objets et ne fait qu’un avec eux ; et en général la science des êtres immatériels est identique à ses objets. ENNÉADES V, 4 (7) – Comment les êtres qui viennent après le Premier dérivent du Premier : sur l’Un 2
Il y a donc dans la nature une raison, qui est le modèle de la beauté qui est dans les corps ; mais il y a dans l’âme une raison plus belle encore, d’où vient celle (lui est dans la nature. Elle se montre le plus distinctement dans l’âme sage où elle progresse en beauté ; elle orne l’âme, elle l’illumine, venue elle-même d’une lumière supérieure, qui est la beauté première ; étant dans l’âme, elle lui fait comprendre cc qu’est la raison qui est avant elle-même, celle (lui ne vient plus dans les choses, celle qui n’est pas en autre chose mais en elle-même. Ce n’est pas, ir vrai dire, une raison, c’est le créateur de la raison première, de la beauté qui est dans l’âme comme en une matière ; c’est l’Intelligence, l’lntelligence éternelle, non point l’intelligence qui ne pense (lue quelquefois : c’est qu’elle n’a pas à acquérir la pensée. Quelle image pourrait-on s’en faire, puisque toute image semble tirée d’une chose inférieure ? Mais il faut que son image soit tirée d’elle-mèmc, et qu’on ne la saisisse point par image : ainsi l’on prend un morceau comme échantillon de l’or en général, et si celui que l’on a pris a des impuretés, on le nettoie, montrant ainsi par le fait ou disant formellement que l’or, ce n’est pas tout ce morceau, et que ce morceau, c’est seulement un corps qui a du volume. De même ici partons de l’intelligence qui est en nous, après l’avoir purifiée, ou, si l’on veut, partons des dieux et de l’intelligence telle qu’elle est en eux. Augustes et beaux sont tous les dieux, et leur beauté est immense : mais qui fait donc qu’ils sont ainsi ? C’est l’intelligence, et c’est, en eux, cette intelligence plus active que la nôtre qui se rend visible : ce n’est pas la beauté de leur corps (car, lorsqu’ils ont des corps, ce n’est pas par eux qu’ils ont la divinité), c’est par l’intelligence qu’ils sont des dieux. Certes, les dieux sont beaux; c’est qu’ils ne sont pas tantôt sages tantôt privés de sagesse ; toujours ils sont sages, dans l’impassibilité, le repos, la pureté de leur intelligence ; ils savent tout ; ils connaissent non pas les choses humaines, mais « tout ce qui les concerne n, et tout ce que contemple une intelligence. Les dieux qui sont au ciel, tout à loisir, contemplent éternellement et comme de loin les choses qui sont dans le ciel intelligible, parce qu’ils dépassent, de la tête, la voûte céleste : mais ceux qui sont dans la région intelligible, ceux qui ont en elle leur résidence, habitent en un ciel intelligible qui est tout; car, là-bas, tout est ciel ; la terre est ciel, ainsi que la mer, les animaux, les plantes et les hommes ; tout est céleste dans le ciel de là-bas. Les dieux qui sont en lui ne méprisent pas plus les hommes qu’aucune des choses qui sont là-bas; c’est qu’elles sont là-bas; et c’est la contrée et la région intelligible tout entière qu’ils parcourent, dans un repos éternel. ENNÉADES V, 8 (31) – De la beauté intelligible 3
Là-bas, la vie est facile ; la vérité est leur mère et leur nourrice, leur substance et leur aliment ; ils voient tout, non pas les choses sujettes à génération, mais les choses qui possèdent l’être, et eux-mêmes parmi elles ; tout est transparent ; rien d’obscur ni de résistant ; tous sont clairs pour tous, jusque dans leur intimité ; c’est la lumière pour la lumière. Chacun a tout en lui, et voit tout en chaque autre : tout est partout, tout est tout, chacun est tout ; la splendeur est sans borne ; chacun est grand, puisque le petit même y est grand ; le soleil y est tous les astres, et chaque astre y est le soleil et tous les astres. Chacun a un caractère saillant, bien que tout apparaisse en lui. Le mouvement y est mouvement pur ; car il a un moteur qui ne le trouble pas en son progrès, puisque ce moteur n’est pas distinct de lui ; le repos n’y est lias dérangé par le mouvement, parce qu’il ne se mélange à rien d’instable ; le beau y est purement beau, parce qu’il n’est pas contenu en ce qui n’est pas beau. Ce n’est pas sur un sol étranger que chacun avance : l’endroit où il est, c’est cela même qu’il est ; l’endroit d’où il vient ne le quitte pas quand il progresse vers les hauteurs; et il n’est pas vrai que autre il est lui-même, autre la région qu’il habite : car son sujet, c’est l’Intelligence et il est lui-même intelligence. Imaginez que notre ciel visible, qui est lumineux, fasse naitre toute cette lumière qui vient de lui : seulement, ici, de chaque partie différente vient une lumière différente, et chacune est seulement une partie : là-bas, c’est du tout que vient éternellement chaque chose, et en même temps chaque chose est aussi le tout ; on l’imagine bien comme une partie, mais un regard perçant y voit le tout; comme si l’on avait une vue pareille à celle de Lyncée qui, dit-on, voyait même ce qu’il y a à l’intérieur de la terre ; car cette fable nous suggère l’idée des yeux tels qu’ils sont là bas. Il n’y a là-bas, dans la contemplation, ni fatigue ni satiété, qui forceraient au repos ; car il n’y avait point de vide à combler, de manière qu’on fût satisfait d’être arrivé à bonne fin, en le remplissant ; l’on n’y voit pas un être distinct d’un autre, et le premier, mal satisfait de ce qui appartient au second ; de plus il n’y a là-bas que des êtres sans usure. L’insatiabilité y vient de ce que la satisfaction ne fait pas mépriser celui à qui on la doit : contemplant, on contemple toujours davantage ; se voyant soi-même infini, ainsi que ses objets, on suit ainsi sa propre nature. D’ailleurs la vie n’est une fatigue pour personne, lorsqu’elle est vie pure ; pourquoi celui qui vit de la meilleure des vies se fatiguerait-il ? Cette vie, c’est la sagesse, une sagesse qui ne s’acquiert pas par la réflexion, parce que toujours elle est là tout entière, sans une défaillance, qui seule exigerait la recherche réfléchie : elle est la sagesse première, qui ne vient pas d’une autre; c’est l’ctre même qui est la sagesse ; il n’y a pas d’abord l’être tout seul, et ensuite l’être sage. Aussi nulle sagesse n’est supérieure : la science en soi siège ici à côté de l’Intelligence, avec qui elle se révèle ; comme on dit symboliquement, Diké est parèdre de Zeus. Toutes les choses que l’on voit là-bas sont comme des statues qui peuvent se voir elles-mêmes, spectacles pour des êtres bienheureux. Cette sagesse, l’on en voit la grandeur et la puissance, puisqu’elle a avec elle et qu’elle a produit tous les êtres, que tous la suivent, qu’elle est elle-même les êtres et qu’ils sont nés avec elle, que les deux ne font qu’un, que, là-bas, l’être c’est la sagesse. Nous n’arrivons pas à le comprendre, parce que nous croyons que les sciences sont faites de théorèmes et d’un amas de propositions : ce qui n’est pas vrai, même dans les sciences d’ici-bas. Si quelqu’un de vous en doute, laissons ces sciences pour le moment : mais la science de là-bas, c’est celle dont Platon dit : « Elle n’est pas autre en un autre objet. » Comment est-ce possible, c’est ce qu’il nous a laissé à chercher et à trouver, si nous voulons mériter notre nom de platoniciens. Peut-être donc est-il mieux de commencer ainsi : ENNÉADES V, 8 (31) – De la beauté intelligible 4
Toutes les choses qui naissent, ceuvres de l’art ou de la nature, sont des produits d’une sagesse, et c’est toujours une sagesse qui en dirige la production. Si des arts se conforment à la sagesse dans sa production, arrêtons-nous à ces arts. Mais l’artisan remonte souvent jusqu’à la sagesse naturelle, selon laquelle les choses de la nature ont été produites : sagesse qui n’est pas faite de théorèmes, mais qui est totale, qui est une unité, non qu’elle soit composée de plusieurs termes qu’elle ramène à l’unité ; bien plutôt, partant de cette unité, elle se décompose en pluralité. Si donc l’on met cette sagesse la première, il suffit ; elle ne vient plus d’autre chose, et elle n’est plus « en autre chose ». Si l’on dit qu’elle est une raison dans la nature et que la nature en est le principe, nous demanderons d’où elle le tient; si c’est d’autre chose, quelle est cette chose; si c’est d’elle-même, arrêtons-nous là ; mis si l’on remonte à l’Intelligence, il nous faut voir alors si l’Intelligence a engendré cette sagesse ; si oui, d’où l’a-t-elle engendrée ? si c’est d’elle-même, ce serait impossible à moins qu’elle ne fût elle-même sagesse. Donc la vraie sagesse, c’est l’être ; l’être véritable, c’est la sagesse ; le prix de l’être lui vient de la sagesse, et, parce qu’il vient de la sagesse, il est l’être véritable. Aussi les êtres qui ne possèdent pas la sagesse, sont dés êtres parce qu’ils existent gràce à la sagesse, mais ne sont pas des êtres véritables parce qu’ils n’ont pas en eux la sagesse. Il ne faut donc pas croire que là-bas les dieux et les bienheureux contemplent des propositions ; il n’y a là-bas aucune formule exprimée qui ne soit une belle image, telle qu’on se représente celles qui sont dans l’âme de l’homme sage, non pas des dessins d’images mais des images bien réelles. C’est pourquoi les anciens disaient que les Idées étaient des êtres et des substances. ENNÉADES V, 8 (31) – De la beauté intelligible 5
Si nous sommes incapables de nous voir nous-mêmes, mais si, une fois possédés du dieu, nous produisons en nous sa vision ; si, alors, nous nous représentons à nous-mêmes en voyant notre propre image embellie ; mais si, quittant cette image si belle qu’elle soit, nous nous unissons à nous-mêmes, saris plus scinder davantage cette unité qui est tout, unis au dieu présent dans le silence ; si nous sommes unis à lui autant que nous le pouvons et autant que nous y aspirons ; puis si, par un mouvement inverse, nous revenons à nous dédoubler, nous sommes alors assez purifiés pour rester près de lui, si bien qu’il nous est à nouveau présent, dès que nous nous tournons vers lui ; mais de ce retour au dédoublement, nous tirons l’avantage suivant : noirs commençons à avoir conscience de nous-mêmes, tant que nous sommes différents du dieu ; puis revenant en nous-mêmes, nous possédons à nouveau le tout indivisible ; laissant la conscience, nous revenons en arrière, parce que nous redoutons d’être différent du dieu ; nous retournons là-bas où nous sommes un avec lui ; puis, si nous avons le désir de le voir comme on voit une chose différente de soi, nous nous mettons à nouveau en dehors de lui. Il faut donc, d’une part, le comprendre, en insistant sur la trace qui reste de lui, le saisir par la raison en le cherchant : mais, d’autre part, sachant maintenant en quoi nous entrons, assuré que c’est dans une réalité bienheureuse, il faut que nous nous donnions jusque dans notre intimité; il nous faut, au lieu d’être un voyant, devenir un spectacle pour un autre qui nous voit tels que nous sommes venus de là-bas, et il faut l’éclairer des pensées que nous en rapportons. – Comment donc sommes-nous dans le beau, si nous ne le voyons pas ? – Le voir comme une chose différente de soi, ce n’est pas encore être dans le Beau ; devenir le Beau, voilà surtout ce qui est être dans le Beau. Si donc nous le voyons comme une chose extérieure à nous-mêmes, il ne faut point d’une pareille vision, à moins que nous ne sachions que nous sommes identiques à la chose vue; il y a alors comme une intelligence et une conscience de nous-mêmes, si nous prenons bien garde de ne pas trop nous écarter de lui, sous prétexte d’augmenter cette conscience. Il faut songer que, chez les malades, les sensations produisent des chocs beaucoup plus forts, au point de diminuer la connaissance intellectuelle, en la heurtant; la maladie nous frappe et nous abat ; la santé, nous laissant au calme, permet bien plus la connaissance de son propre état ; c’est qu’elle préside à notre vie comme un état naturel et qu’elle s’unit à nous ; mais la maladie nous est une chose étrangère, non naturelle, et elle se fait connaître par là même qu’elle apparaît fort différente de nous. Or de ce qui est à nous, nous n’avons pas nous-mêmes sensation : et c’est alors et surtout que nous avons l’intelligence de nous-mêmes, que nous possédons la science de nous-mêmes, que nous nous unissons à nous-mêmes. Là-bas donc, c’est alors que notre savoir est au plus haut point conforme à l’Intelligence, que nous croyons être dans l’ignorance: c’est que nous attendons l’impression sensible, qui, elle, affirme ne rien voir de tout cela : car elle ne voit point, elle ne peut voir pareilles choses : voilà donc ce qui doute de ces choses, c’est la sensation ; et c’est autre chose qu’elle qui est le voyant; et, pour ce voyant, douter de ces choses, ce serait douter de soi-même; car lui non plus, il n’est pas capable de se placer en dehors de lui-même, pour se voir comme un être sensible, avec les yeux du corps. ENNÉADES V, 8 (31) – De la beauté intelligible 11