Ucciani (Plotino:213-218) – Eros – Amor – Mundo

Contour, tout d’abord — méthode et contenu — celui-ci l’amour comme démon, un singulier, mais aussi les démons, une généralité. Il s’agirait d’interpréter Platon [« supposer que Platon veut dire que l’Amour est ce monde lui-même et non pas l’amour (né en lui) que ce monde éprouve, entraîne beaucoup d’objections qui vont contre cette opinion »] et pour cela passer par dessus les interprétations trompeuses, celle-ci donc, attribuée à Plutarque. Interpréter c’est tout d’abord évacuer l’interprétation fausse. Il n’y a certes pas univocité, le mythe plus encore que le concept s’offre au débord. Et pourtant il y aurait sens, l’interprétation fausse laisse supposer qu’il y en a une véridique. Première piste c’est par la négative qu’on l’atteindrait, à traquer le faux le vrai s’en dévoilerait.

Opinion donc, l’interprétation fausse, elle énonce l’identité de l’amour et du monde et s’oppose à la distinction où l’amour serait à la fois né du monde et s’y imposerait comme un pathos. Le monde n’est pas amour, Plutarque serait-il paravent de [214] l’adversaire chrétien ? Mais l’amour naît dans le monde avant de le posséder. La distinction s’impose. Méthode et contenu. Objections, tout est affaire de définitions, ça entre ou non dans le cadre. Tout d’abord celle-ci, le monde se suffit à lui-même, c’est tiré du Timée, ça fait référence. Monde et Amour sont distingués par leur attribut, auto-suffisance pour le monde, besoin perpétuel pour l’amour. Si l’amour était le monde il ne serait pas dans le manque. Conclusion être dans le monde ce n’est pas être le monde. L’amour est dans la chaîne descendante une perte de qualité, celle de l’auto-suffisance.

Le second point de la distinction considère l’assimilation trompeuse de l’amour au monde, comme une extension de la qualité d’une partie à l’ensemble. En effet si le monde est un composé d’une âme et d’un corps, de l’âme et du corps, et si Aphrodite, comme il a été montré plus haut est l’âme, alors le monde comme amour se verrait attribuer dans sa généralité la qualité d’une partie. Il y aurait soit extension abusive, soit développement contradictoire (« si l’on identifie Éros et le monde, note Hadot, l’âme qui est Aphrodite ne sera qu’une partie du monde, donc une partie d’Éros »1). Il y aurait identiquement conclusion douteuse à partir de l’identité de l’homme et de l’âme, ce que Hadot commente ainsi : « ou bien si l’on admet le principe posé par l’Alcibiade, 130c, selon lequel l’homme est identique à son âme, c’est-à-dire que, d’une manière générale, toute réalité est identique à sa partie supérieure, le monde sera identique à son âme et Éros identique à Aphrodite. Ce sont évidemment autant d’absurdités »2. Il y aurait d’autre part contradiction entre les conclusions posant l’identité de l’inférieur au supérieur et celles du premier point notant la perte de la qualité d’auto-suffisance dans le passage du supérieur à l’inférieur.

Un troisième point d’erreur se trouverait dans cette assimilation monde-Éros. L’accepter serait entériner l’identité, puis-qu’Éros est démon, entre le monde et le démon. Alors, ce qui [215] serait vrai pour Éros, devrait l’être aussi pour tous les autres démons. La précaution préliminaire désingularisant Éros parmi les démons, joue pleinement. Alors le monde ne serait plus que le lieu des démons : « et ainsi le monde sera purement et simplement un agencement de démons ».

Le quatrième point, toujours tourné vers les définitions préalables de Platon, juge l’assimilation définitivement contradictoire. Éros étant décrit dans le Banquet (203d) comme « sans lit, sans soulier, sans toit », comment, s’interroge Plotin, « pourrait-il être le monde ? ».

Si nous reprenons ces quatre objections nous voyons qu’elles dégagent quatre positions de base sur l’amour. Tout d’abord celle-ci, être dans le monde n’est pas être le monde. Autrement dit d’une qualité du monde on ne saurait tirer sa présence dans ce qui le précède. L’argument retrouve une préoccupation typiquement plotinienne entrevue d’autre part dans son conflit avec les gnostiques. C’est celle du constat du monde comme mauvais, d’où ceux-ci tirent que l’essence est mauvaise, alors que Plotin, au nom de la liaison fondamentale la sauve. Le second point-constat, rappelle finalement et négativement la liaison de l’amour et du corps. En effet la position rejetée oublie le corps pour ne donner au monde que la qualité de l’âme. Le troisième relativise l’importance de l’amour et le renvoie à l’ensemble des démons, à l’ensemble des passions. Tandis que le dernier en en rappelant l’errance et la non adhésion en fait un punctum, c’est-à-dire un phénomène et une logique ponctuelle (il y est rappelé et défini comme « patron des beaux garçons ») dont l’essentialité ne pourrait bien être que relative.

Autrement dit nous serions ramenés à une relativisation de l’amour qui contrasterait avec l’aspect mystique auquel nous étions arrivés à la fin de son examen comme divinité. En même temps se décrit ainsi le cadre de la troisième voie comme un espace non relié (ou du moins qui a perdu les qualités supérieures), sans adhésion au monde.

[216] Il n’est pas étonnant que le passage fasse problème. Outre que le texte soit confus, bien qu’en apparence des plus simples, le désaccord des traducteurs n’arrange rien — à moins qu’il ne fasse signe. Nous l’avons abordé dans la perspective de Hadot où Plotin réfute ce qui serait une fausse interprétation. Bréhier, dont la traduction deviendrait caduque, y voit au contraire l’acquiescement de Plotin : « l’interprétation qui fait de cet Éros le monde sensible (…) est bien contraire à la vraisemblance ». Il accompagne sa traduction de la note suivante indexée à sensible : « c’est-à-dire l’interprétation que Plotin paraît accepter 2,3,9, fin, et qui est celle de Plutarque, de Iside, chap. 57 ». La clé, à supposer qu’il y en ait une, passe par le problème soulevé dans le second point. Les trois autres adhèrent à la référence platonicienne dont les définitions semblent admises et acquises, pour premier, la suffisance du monde (Timée), l’insuffisance d’Éros (Banquet), pour le troisième, l’être démon de l’amour (Banquet), et pour le quatrième (Banquet et Phèdre). Le point en question semble, quant à lui, opposer ses conclusions à celles de Platon. L’Alcibiade énonce l’équivalence : « mais dois-je t’expliquer avec un peu plus de clarté, dit Socrate à Alcibiade, que c’est l’âme qui est l’homme ? » [130c]. La démonstration serait-elle, ici encore, insuffisamment claire ? — ou que signifie l’inévitable flou en la matière ? — subsiste ceci, une formule conclusive qui semble définitive : « or, du moment que ce n’est ni le corps, ni le composé des deux qui est l’homme, il reste, je crois, ou bien que l’homme ce ne soit rien, ou bien, si ce n’est quelque chose, que l’homme ne soit rien d’autre qu’une âme » [Ibid]. La question renvoie à ce qu’est l’homme, est-il quelque chose ou rien ? Nous sommes aux, portes de la troisième voie, qu’est-ce qu’être homme ? Socrate répond qu’être homme c’est avoir autorité sur le corps (« Mais n’est-ce pas en vérité le point dont nous sommes tombés d’accord, que ce qui a autorité sur le corps, c’est l’homme ? » [130a] ), or cette qualité ne saurait être attribuée ni au corps (qui ne peut avoir autorité sur lui-même, l’autorité étant [217] par définition extérieure), ni au composé (« car, si l’un des deux composants ne participe pas à l’autorité, il n’y a aucun moyen que l’autorité appartienne au composé des deux » [130b] ).

L’argument de Plotin suit l’ordre d’un syllogisme simple : « si l’âme de l’homme est identique à l’homme, il en résultera que l’amour sera identique à Aphrodite ». L’amour dans ce cas de figure ne serait que l’amour de l’âme, autrement dit l’amour démon n’existerait pas. Ce qui délimite l’instance de l’amour démon comme, tout d’abord, une non maîtrise. L’être démon signe l’extériorité de l’amour. En même temps c’est l’impossibilité de l’exercice de l’autorité sur soi qui se révèle être la règle. En fait donc s’évacuerait ainsi la troisième voie. Plotin en s’opposant à Platon, sur ce point de jonction de l’âme, se dirigerait vers une nouvelle accroche à la divinité. Le démon dès lors, petit dieu pour la petite âme, ne constituerait-il pas l’attache dernière au divin ? Et si Plotin en arrive à dégager une possibilité de maîtrise (par et dans la tempérance) celle-ci ne s’oppose-t-elle pas à celle par élévation que Platon développe dans le Banquet ?

L’amour donc n’est pas le monde. Le démon n’est pas le monde, même si, par ailleurs, dans le traité 52, Plotin parle du monde comme d’un grand démon. Pourquoi une telle mise au point dès le départ ? Il s’agit bien de briser toute perspective de lecture du monde dans le sens d’une autonomie. La liaison est primordiale. En ce sens l’homme pas plus que le monde et les démons n’est à penser comme élément séparé. Et si le mythe renseigne, ça ne peut être que sur la liaison et non pas sur une hypothétique rupture. Ainsi la naissance d’Éros n’est pas à proprement parler une naissance. Il ne s’agit en effet aucunement de la saisir comme l’apparition d’une singularité rupturante. Contre le singulier le souci est répété de ne pas démarquer Éros des. autres démons. Poros et Pénia seront dès lors à comprendre comme principes présidant à l’être démon et non pas spécifiquement à Éros (« il est évident aussi qu’ils doivent également [218] bien convenir pour être les parents des autres démons »). L’exigence est de globaliser les démons et non pas de les spécifier (« il doit y avoir une seule nature et une seule essence de tous les démons en tant que démons »). La naissance d’Éros, la personnalité de ses géniteurs qu’il s’agira certes de circonscrire (« il est certes évident qu’il nous faut rechercher (…) qui est Pénia et qui est Poros »), sont à ramener au niveau de principes généraux, c’est-à-dire être de liaison et non de rupture. Éros n’est donc qu’un démon parmi les démons et pas plus qu’eux n’est le monde.


  1. Commentaire, op. cit., p. 205. 

  2. Ibid. 

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