V. — Voilà, Cébès, l’explication que je te charge de donner à Évènos, avec mes salutations, en ajoutant que, s’il est sage, il me suive le plus vite possible. Car je m’en vais, paraît-il, aujourd’hui : c’est l’ordre des Athéniens. »
Simmias se récria : « Quelle recommandation, Socrate, fais-tu là à Évènos ! J’ai souvent rencontré le personnage, et il est à peu près sûr, d’après ce que je sais de lui, qu’il ne mettra aucune bonne volonté à t’écouter.
— Hé quoi ! repartit Socrate, n’est-il pas philosophe, ton Évènos ?
— Je crois qu’il l’est, dit Simmias.
— Alors il y consentira, lui et tout homme qui participe à la philosophie comme il convient. Seulement il ne se fera sans doute pas violence à lui-même ; car on dit que cela n’est pas permis. »
Tout en disant cela, il s’assit, les jambes pendantes vers le sol, et garda cette posture pendant tout le reste de l’entretien.
Alors Cébès lui posa cette question : « Comment peux-tu dire, Socrate, qu’il n’est pas permis de se faire violence à soi-même et d’autre part que le philosophe est disposé à suivre celui qui meurt ?
— Hé quoi ! Cébès, n’avez-vous pas entendu, Simmias et toi, traiter de ces questions, vous qui avez vécu avec Philolaos ?
— Si, mais sans aucune précision, Socrate.
— Moi aussi, je n’en parle que par ouï dire ; néanmoins, ce que j’ai ainsi appris, rien n’empêche que je vous en fasse part. Peut-être même est-il on ne peut plus à propos, au moment de quitter, cette vie, d’enquêter sur ce voyage dans l’autre monde et de conter dans un mythe ce que nous croyons qu’il est. Comment mieux occuper le temps qui nous sépare du coucher du soleil ?
VI. — Dis-nous donc, Socrate, sur quoi l’on peut bien se fonder, quand on prétend que le suicide n’est pas permis. Pour ma part, pour en revenir à ta question de tout à l’heure, j’ai déjà entendu dire à Philolaos, quand il séjournait parmi nous, et à plusieurs autres aussi, qu’on n’a pas le droit de se tuer. Mais de précisions sur ce point, personne ne m’en a jamais donné aucune.
— Il ne faut pas te décourager, reprit Socrate, il se peut que l’on t’en donne. Mais peut-être te paraîtra-t-il étonnant que cette question seule entre toutes ne comporte qu’une solution et ne soit jamais laissée à la décision de l’homme, comme le sont les autres. Étant donné qu’il y a des gens pour qui, en certaines circonstances, la mort est préférable à la vie, il te paraît peut-être étonnant que ceux pour qui la mort est préférable ne puissent sans impiété se rendre à eux-mêmes ce bon office et qu’ils doivent attendre un bienfaiteur étranger. »
Alors Cébès, souriant doucement : « Que Zeus s’y reconnaisse, » dit-il dans le parler de son pays.
— « Cette opinion, ainsi présentée, peut paraître déraisonnable, reprit Socrate ; elle n’est pourtant pas sans raison. La doctrine qu’on enseigne en secret sur cette matière, que nous autres hommes nous sommes comme dans un poste, d’où l’on n’a pas le droit de s’échapper ni de s’enfuir, me paraît trop relevée et difficile à élucider ; mais on y trouve au moins une chose qui est bien dite, c’est que ce sont des dieux qui s’occupent de nous et que, nous autres hommes, nous sommes un des biens qui appartiennent aux dieux. Ne crois-tu pas que cela soit vrai ?
— Je le crois, dit Cébès.
— Toi-même, reprit Socrate, si l’un des êtres qui sont à toi se tuait lui-même, sans que tu lui eusses notifié que tu voulais qu’il mourût, ne lui en voudrais-tu pas, et ne le punirais-tu pas, si tu avais quelque moyen de le faire ?
— Certainement si, dit Cébès.
— Si l’on se place à ce point de vue, peut-être n’est-il pas déraisonnable de dire qu’il ne faut pas se tuer avant que Dieu nous en impose la nécessité, comme il le fait aujourd’hui pour moi.
VII. — Ceci du moins, dit Cébès, me paraît plausible. Mais ce que tu disais tout à l’heure, que les philosophes se résigneraient facilement à mourir, cela, Socrate, semble bien étrange, s’il est vrai, comme nous venons de le reconnaître, que c’est Dieu qui prend soin de nous et que nous sommes ses biens. Car que les hommes les plus sages quittent de gaieté de coeur ce service où ils sont sous la surveillance des meilleurs maîtres qui soient au monde, les dieux, c’est un acte dépourvu de raison, vu qu’ils n’espèrent pas, n’est-ce pas, se gouverner eux-mêmes mieux que les dieux, une fois qu’ils seront devenus libres. Sans doute un fou peut s’imaginer qu’il faut s’enfuir de chez son maître, sans réfléchir qu’il ne faut pas s’évader de chez un bon maître, mais, au contraire, autant que possible, rester près de lui : il s’enfuirait ainsi sans raison. Mais un homme sensé désirera toujours, j’imagine, rester auprès de celui qui est meilleur que lui. A ce compte, Socrate, c’est le contraire de ce que nous disions tout à l’heure qui est vraisemblable : c’est aux sages qu’il sied de se chagriner, quand vient la mort, aux insensés de s’en réjouir. »
Socrate, à ce qu’il me sembla, avait pris plaisir à entendre Cébès et à le voir si alerte d’esprit. Il tourna les yeux vers nous et dit : « Cébès est toujours en quête d’arguments, et il n’a garde d’admettre tout de suite ce qu’on lui dit.
— Eh mais, dit Simmias, je suis d’avis, moi aussi, Socrate, que, pour cette fois, le raisonnement de Cébès ne manque pas de justesse ; car dans quel but des hommes vraiment sages fuiraient-ils des maîtres qui valent mieux qu’eux et s’en sépareraient-ils le coeur léger ? Et je suis d’avis aussi que le discours de Cébès te visait, toi qui te résignes si aisément à nous quitter, nous et les dieux, qui sont, tu en conviens toi-même, d’excellents maîtres.
— Vous avez raison, dit Socrate, car je pense que vous voulez dire que je dois répondre à ces objections et plaider ma cause comme devant un tribunal.
— C’est cela même, dit Simmias.
VIII. — Eh bien, allons, dit-il, essayons de nous défendre et de vous persuader mieux que je n’ai fait mes juges. Assurément, Simmias et Cébès, poursuivit-il, si je ne croyais pas trouver dans l’autre monde, d’abord d’autres dieux sages et bons, puis des hommes meilleurs que ceux d’ici, j’aurais tort de n’être pas fâché de mourir. Mais soyez sûrs que j’espère aller chez des hommes de bien ; ceci, je ne l’affirme pas positivement ; mais pour ce qui est d’y trouver des dieux qui sont d’excellents maîtres, sachez que, si l’on peut affirmer des choses de cette nature, je puis affirmer celle-ci positivement. Et voilà pourquoi je ne suis pas si fâché de mourir, pourquoi, au contraire, j’ai le ferme espoir qu’il y a quelque chose après la mort, quelque chose qui, d’après les vieilles croyances, est beaucoup meilleur pour les bons que pour les méchants.
— Quoi donc, Socrate, dit Simmias, as-tu en tête de partir en gardant cette pensée pour toi seul ? Ne veux-tu pas nous en faire part ? Il me semble que c’est un bien qui nous est commun à nous aussi, et du même coup, si tu nous convaincs de ce que tu dis, ta défense sera faite.
— Eh bien, je vais essayer, dit-il. Mais auparavant voyons ce que Criton semble vouloir me dire depuis un moment.
— Ce que je veux dire, Socrate, dit Criton, c’est tout simplement ce que me répète depuis un bon moment celui qui doit te donner le poison, de t’avertir qu’il faut causer le moins possible. Il prétend qu’on s’échauffe trop à causer et qu’il faut se garder de cela quand on prend le poison ; qu’autrement on est parfois forcé d’en prendre deux ou trois potions, si l’on s’échauffe ainsi.
— Laisse-le dire, répondit Socrate ; il n’a qu’à préparer sa drogue de manière à pouvoir m’en donner deux fois et même trois fois, s’il le faut.
— Je me doutais bien de ta réponse, dit Criton ; mais il n’a pas cessé de me tracasser.
— Laisse-le dire, répéta Socrate. Mais il est temps que je vous rende compte, à vous qui êtes mes juges, des motifs qui me font croire qu’un homme qui a réellement passé sa vie à philosopher a raison d’avoir confiance au moment de mourir et d’espérer qu’il aura là-bas des biens infinis, dès qu’il aura terminé sa vie. Comment cela peut se réaliser, Simmias et Cébès, c’est ce que je vais essayer de vous expliquer.
IX. — Il semble bien que le vulgaire ne se doute pas qu’en s’occupant de philosophie comme il convient, on ne fait pas autre chose que de rechercher la mort et l’état qui la suit. S’il en est ainsi, tu reconnaîtras qu’il serait absurde de ne poursuivre durant toute sa vie d’autre but que celui-là et, quand la mort se présente, de se rebeller contre une chose qu’on poursuivait et pratiquait depuis longtemps. »
Sur quoi Simmias s’étant mis à rire : « Par Zeus, Socrate, dit-il, tu m’as fait rire, malgré le peu d’envie que j’en avais tout à l’heure. C’est que je suis persuadé que la plupart des gens, s’ils t’entendaient, croiraient que tu as parfaitement raison de parler ainsi des philosophes, et que les gens de chez nous conviendraient avec toi, et de bon coeur, que réellement les philosophes sont déjà morts et qu’on sait fort bien qu’ils n’ont que ce qu’ils méritent.
— Et ils diraient la vérité, Simmias, sauf en ceci : qu’on sait bien, car ils ne savent pas du tout en quel sens les vrais philosophes sont déjà morts, en quel sens ils méritent de mourir et de quelle mort. Mais parlons entre nous, et envoyons promener ces gens-là. Nous croyons, n’est-ce pas, que la mort est quelque chose ?
— Certainement, dit Simmias, qui prit alors la parole.
— Est-ce autre chose que la séparation de l’âme d’avec le corps ? On est mort, quand le corps, séparé de l’âme, reste seul, à part, avec lui-même, et quand l’âme, séparée du corps, reste seule, à part, avec elle-même. La mort n’est pas autre chose que cela, n’est-ce pas ?
— Non, c’est cela, dit Simmias.
— Vois à présent, mon bon, si tu seras du même avis que moi. Ce que je vais dire nous aidera, je pense, à connaître l’objet de notre examen. Te paraît-il qu’il soit d’un philosophe de rechercher ce qu’on appelle les plaisirs comme ceux du manger et du boire ?
— Pas du tout, Socrate, dit Simmias.
— Et ceux de l’amour ?
— Nullement.
— Et les soins du corps, crois-tu que notre philosophe en fera grand cas ? Crois-tu qu’il tienne à se distinguer par la beauté des habits et des chaussures et par les autres ornements du corps, ou qu’il dédaigne tout cela, à moins qu’une nécessité pressante ne le contraigne à en faire usage ?
— Je crois qu’il le dédaigne, dit-il s’il est véritablement philosophe.
— Il te paraît donc, en général, dit Socrate, que l’activité d’un tel homme ne s’applique pas au corps, qu’elle s’en écarte au contraire autant que possible et qu’elle se tourne vers l’âme.
— Oui.
— Voilà donc un premier point établi : dans les circonstances dont nous venons de parler, nous voyons que le philosophe s’applique à détacher le plus possible son âme du commerce du corps, et qu’il diffère en cela des autres hommes ?
— Manifestement.
— Et la plupart des hommes, Simmias, s’imaginent que, lorsqu’on ne prend pas plaisir à ces sortes de choses et qu’on n’en use pas, ce n’est pas la peine de vivre, et que l’on n’est pas loin d’être mort quand on ne se soucie pas du tout des jouissances corporelles.
— Rien de plus vrai que ce que tu dis.
X. — Et quand il s’agit de l’acquisition de la science, le corps est-il, oui ou non, un obstacle, si on l’associe à cette recherche ? Je m’explique par un exemple : la vue et l’ouïe offrent-elles aux hommes quelque certitude, ou est-il vrai, comme les poètes nous le chantent sans cesse, que nous n’entendons et ne voyons rien exactement ? Or si ces deux sens corporels ne sont pas exacts ni sûrs, les autres auront peine à l’être ; car ils sont tous inférieurs à ceux-là. N’est-ce pas ton avis ?
— Si, entièrement, dit Simmias.
— Quand donc, reprit Socrate, l’âme atteint-elle la vérité ? Quand elle entreprend de faire quelque recherche de concert avec le corps, nous voyons qu’il l’induit en erreur.
— C’est vrai.
— N’est-ce pas en raisonnant qu’elle prend, si jamais elle la prend, quelque connaissance des réalités ?
— Si.
— Mais l’âme ne raisonne jamais mieux que quand rien ne la trouble, ni l’ouïe, ni la vue, ni la douleur, ni quelque plaisir, mais qu’au contraire elle s’isole le plus complètement en elle-même, en envoyant promener le corps et qu’elle rompt, autant qu’elle peut, tout commerce et tout contact avec lui pour essayer de saisir le réel.
— C’est juste.
— Ainsi donc, ici encore, l’âme du philosophe méprise profondément le corps, le fuit et cherche à s’isoler en elle-même ?
— Il me semble.
— Et maintenant, Simmias, que dirons-nous de ceci ? Admettons-nous qu’il y a quelque chose de juste en soi, ou qu’il n’y a rien ?
— Oui, par Zeus, nous l’admettons.
— Et aussi quelque chose de beau et de bon ?
— Sans doute.
— Or as-tu déjà vu aucune chose de ce genre avec tes yeux ?
— Pas du tout, dit-il.
— Alors, les as-tu saisies par quelque autre sens de ton corps ? Et je parle ici de toutes les choses de ce genre, comme la grandeur, la santé, la force, en un mot de l’essence de toutes les autres choses, c’est-à-dire de ce qu’elles sont en elles-mêmes. Est-ce au moyen du corps que l’on observe ce qu’il y a de plus vrai en elles ? ou plutôt n’est-il pas vrai que celui d’entre nous qui se sera le mieux et le plus minutieusement préparé à penser la chose qu’il étudie en elle-même, c’est celui-là qui s’approchera le plus de la connaissance des êtres ?
— Certainement.
— Et le moyen le plus pur de le faire, ne serait-ce pas d’aborder chaque chose, autant que possible, avec la pensée seule, sans admettre dans sa réflexion ni la vue ni quelque autre sens, sans en traîner aucun avec le raisonnement, d’user au contraire de la pensée toute seule et toute pure pour se mettre en chasse de chaque chose en elle-même et en sa pureté, après s’être autant que possible débarrassé de ses yeux et de ses oreilles et, si je puis dire, de son corps tout entier, parce qu’il trouble l’âme et ne lui permet pas d’arriver à la vérité et à l’intelligence, quand elle l’associe à ses opérations ? S’il est quelqu’un qui puisse atteindre l’être, n’est-ce pas, Simmias, celui qui en usera de la sorte ?
— C’est merveilleusement exact, Socrate, ce que tu dis là, répondit Simmias.
XI. — Il suit de toutes ces considérations, poursuivit-il, que les vrais philosophes doivent penser et se dire entre eux des choses comme celles-ci : Il semble que la mort est un raccourci qui nous mène au but, puisque, tant que nous aurons le corps associé à la raison dans notre recherche et que notre âme sera contaminée par un tel mal, nous n’atteindrons jamais complètement ce que nous désirons et nous disons que l’objet de nos désirs, c’est la vérité. Car le corps nous cause mille difficultés par la nécessité où nous sommes de le nourrir ; qu’avec cela des maladies surviennent, nous voilà entravés dans notre chasse au réel. Il nous remplit d’amours, de désirs, de craintes, de chimères de toute sorte, d’innombrables sottises, si bien que, comme on dit, il nous ôte vraiment et réellement toute possibilité de penser. Guerres, dissensions, batailles, c’est le corps seul et ses appétits qui en sont cause ; car on ne fait la guerre que pour amasser des richesses et nous sommes forcés d’en amasser à cause du corps, dont le service nous tient en esclavage. La conséquence de tout cela, c’est que nous n’avons pas de loisir à consacrer à la philosophie. Mais le pire de tout, c’est que, même s’il nous laisse quelque loisir et que nous nous mettions à examiner quelque chose, il intervient sans cesse dans nos recherches, y jette le trouble et la confusion et nous paralyse au point qu’il nous rend incapables de discerner la vérité. Il nous est donc effectivement démontré que, si nous voulons jamais avoir une pure connaissance de quelque chose, il nous faut nous séparer de lui et regarder avec l’âme seule les choses en elles-mêmes. Nous n’aurons, semble-t-il, ce que nous désirons et prétendons aimer, la sagesse, qu’après notre mort, ainsi que notre raisonnement le prouve, mais pendant notre vie, non pas. Si en effet il est impossible, pendant que nous sommes avec le corps, de rien connaître purement, de deux choses l’une : ou bien cette connaissance nous est absolument interdite, ou nous l’obtiendrons après la mort ; car alors l’âme sera seule elle-même, sans le corps, mais auparavant, non pas. Tant que nous serons en vie, le meilleur moyen, semble-t-il, d’approcher de la connaissance, c’est de n’avoir, autant que possible, aucun commerce ni communion avec le corps, sauf en cas d’absolue nécessité, de ne point nous laisser contaminer de sa nature, et de rester purs de ses souillures, jusqu’à ce que Dieu nous en délivre. Quand nous nous serons ainsi purifiés, en nous débarrassant de la folie du corps, nous serons vraisemblablement en contact avec les choses pures et nous connaîtrons par nous-mêmes tout ce qui est sans mélange, et c’est en cela sûrement que consiste le vrai ; pour l’impur, il ne lui est pas permis d’atteindre le pur. Voilà, j’imagine, Simmias, ce que doivent penser et se dire entre eux tous les vrais amis du savoir. N’es-tu pas de cet avis ?
— Absolument, dit Simmias.
XII. — Si cela est vrai, camarade, reprit Socrate, j’ai grand espoir qu’arrivé où je vais, j’y atteigne pleinement, si on le peut quelque part, ce qui a été l’objet essentiel de mes efforts pendant ma vie passée. Aussi le voyage qui m’est imposé aujourd’hui suscite en moi une bonne espérance, comme en tout homme qui croit que sa pensée est préparée, comme si elle avait été purifiée.
— Cela est certain, dit Simmias.
— Or purifier l’âme n’est-ce pas justement, comme nous le disions tantôt, la séparer le plus possible du corps et l’habituer à se recueillir et à se ramasser en elle-même de toutes les parties du corps, et à vivre, autant que possible, dans la vie présente et dans la vie future, seule avec elle-même, dégagée du corps comme d’une chaîne.
— Assurément, dit-il.
— Et cet affranchissement et cette séparation de l’âme d’avec le corps, n’est-ce pas cela qu’on appelle la mort ?
— C’est exactement cela, dit-il.
— Mais délivrer l’âme, n’est-ce pas, selon nous, à ce but que les vrais philosophes, et eux seuls, aspirent ardemment et constamment, et n’est–ce pas justement à cet affranchissement et à cette séparation de l’âme et du corps que s’exercent les philosophes ? Est-ce vrai ?
— Evidemment.
— Dès lors, comme je le disais en commençant, il serait ridicule qu’un homme qui, de son vivant, s’entraîne à vivre dans un état aussi voisin que possible de la mort, se révolte lorsque la mort se présente à lui.
— Ridicule, sans contredit.
— C’est donc un fait, Simmias, reprit Socrate, que les vrais philosophes s’exercent à mourir et qu’ils sont, de tous les hommes, ceux qui ont le moins peur de la mort. Réfléchis à ceci. Si en effet, ils sont de toute façon brouillés avec leur corps et désirent que leur âme soit seule avec elle-même, et, si d’autre part, ils ont peur et se révoltent quand ce moment arrive, n’est-ce pas une inconséquence grossière de leur part, de ne point aller volontiers en un endroit où ils ont l’espoir d’obtenir dès leur arrivée ce dont ils ont été épris toute leur vie, et ils étaient épris de la sagesse, et d’être délivrés d’un compagnon avec lequel ils étaient brouillés ? Hé quoi, on a vu beaucoup d’hommes qui, pour avoir perdu un mignon, une femme, un fils, se sont résolus d’eux-mêmes à les suivre dans l’Hadès, conduits par l’espoir d’y revoir ceux qu’ils regrettaient et de rester avec eux, et, quand il s’agit de la sagesse, l’homme qui en est réellement épris et qui a, lui aussi, la ferme conviction qu’il ne trouvera nulle part ailleurs que dans l’Hadès une sagesse qui vaille la peine qu’on en parle, se révoltera contre la mort et n’ira pas volontiers dans l’autre monde ! Il faut bien croire que si, camarade, s’il est réellement philosophe, car il aura la ferme conviction qu’il ne rencontrera nulle part la sagesse pure, sinon là-bas. Mais, s’il en est ainsi, ne serait-ce pas, comme je le disais tout à l’heure, une grossière inconséquence, qu’un tel homme eût peur de la mort ?
— Si, par Zeus, dit-il.
XIII. — Par conséquent, lorsque tu verras un homme se fâcher parce qu’il va mourir, tu as là une forte preuve qu’il n’aimait pas la sagesse, mais le corps, et l’on peut croire qu’il aimait aussi l’argent et les honneurs, l’un des deux, ou tous les deux ensemble.
— Certainement, dit-il, cela est comme tu le dis.
— Et ce qu’on appelle courage, Simmias, n’est-il pas aussi une marque caractéristique des vrais philosophes ?
— Sans aucun doute, répondit-il.
— Et la tempérance, ce qu’on appelle communément tempérance et qui consiste à ne pas se laisser troubler par les passions, mais à les dédaigner et à les régler, n’est-ce pas le fait de ceux-là seuls qui s’intéressent très peu au corps et vivent dans la philosophie ?
— Nécessairement, dit-il.
— Si, en effet, poursuivit Socrate, tu veux bien considérer le courage et la tempérance des autres hommes, tu les trouveras bien étranges.
— Comment cela, Socrate ?
— Tu sais, dit-il, que tous les autres hommes comptent la mort au nombre des grands maux ?
— Assurément, répondit Simmias.
— Or n’est-ce pas dans la crainte de maux plus grands que ceux d’entre eux qui ont du courage supportent la mort, quand ils ont à la supporter ?
— C’est exact.
— C’est donc par peur et par crainte qu’ils sont tous courageux, hormis les philosophes. Et pourtant il est absurde d’être brave par peur et par lâcheté.
— Assurément.
— N’en est-il pas de même pour ceux d’entre eux qui sont réglés ? C’est par une sorte de dérèglement qu’ils sont tempérants. Nous avons beau dire que c’est impossible, leur niaise tempérance n’en revient pas moins à cela. C’est parce qu’ils ont peur d’être privés d’autres plaisirs dont ils ont envie qu’ils s’abstiennent de certains plaisirs pour d’autres qui les maîtrisent. Ils appellent bien intempérance le fait d’être gouverné par les plaisirs, cela n’empêche pas que c’est parce qu’ils sont vaincus par certains plaisirs qu’ils en dominent d’autres. Et cela revient à ce que je disais tout à l’heure, que c’est en quelque manière par dérèglement qu’ils sont devenus tempérants.
— Il le semble en effet.
— Bienheureux Simmias, peut-être n’est-ce pas le vrai moyen d’acquérir la vertu, que d’échanger voluptés contre voluptés, peines contre peines, craintes contre craintes, les plus grandes contre les plus petites, comme si c’étaient des pièces de monnaie ; on peut croire, au contraire, que la seule bonne monnaie contre laquelle il faut échanger tout cela, c’est la sagesse, que c’est à ce prix et par ce moyen que se font les achats et les ventes réels, et que le courage, la tempérance, la justice, et, en général, la vraie vertu s’acquièrent avec la sagesse, peu importe qu’on y ajoute ou qu’on en écarte les plaisirs, les craintes et toutes les autres choses de ce genre. Si on les sépare de la sagesse et si on les échange les unes contre les autres, une telle vertu n’est plus qu’un trompe-l’œil, qui ne convient en réalité qu’à des esclaves et qui n’a rien de sain ni de vrai. La vérité est en fait une purification de toutes ces passions, et la tempérance, la justice, le courage et la sagesse elle-même sont une espèce de purification. Je m’imagine que ceux qui ont établi les mystères à notre intention n’étaient pas des hommes ordinaires, mais qu’en réalité ils ont voulu jadis nous faire entendre que tout homme, qui arrive dans l’Hadès sans être purifié et initié, restera couché dans la fange, mais que celui qui a été purifié et initié, dès son arrivée là-bas, habitera avec les dieux. Il y a en effet, comme disent ceux qui sont versés dans les initiations, « beaucoup de porteurs de férules, mais peu d’inspirés ». Et ceux-ci, à mon avis, ne sont autres que ceux qui ont été de vrais philosophes. Pour être, moi aussi, de ce nombre je n’ai, autant qu’il dépendait de moi, rien négligé de mon vivant, et aucun effort ne m’a coûté pour y parvenir. M’y suis-je appliqué comme il le fallait, ai-je quelque peu réussi ? Je vais savoir la vérité en arrivant là-bas, s’il plaît à Dieu, dans quelques heures. Telle est mon opinion.
Voilà, Simmias et Cébès, continua-t-il, ce que j’avais à dire pour me justifier. Vous voyez pour quelles raisons je ne m’afflige ni ne m’indigne de vous quitter, vous et mes maîtres d’ici, parce que je suis convaincu que là-bas, tout comme ici, je trouverai de bons maîtres et de bons camarades. C’est ce que le vulgaire ne croit pas. Maintenant si mon plaidoyer vous convainc mieux que je n’ai convaincu mes juges athéniens, je n’ai rien de plus à souhaiter. »