I. — Les variantes arabes et berbères sont nombreuses en Afrique du Nord, où elles peuvent se répartir entre trois principaux groupes (auxquels il conviendrait d’ajouter celui du thème renversé, à forme masculine, que nous étudierons plus loin), que nous appellerons : Caftan d’Amour, Et-Taj Ahmed ben Amar, Le Collier volé.
Dans Caftan d’Amour tacheté de Passion1, nous voyons un père partir en voyage et demander à ses filles quels cadeaux elles désirent qu’il leur rapporte. La plus jeune demande Qaftan al houbb lamnaqat belahoua. Le voyageur trouve dans un palais sous-marin un roi des génies qui lui remet pour sa fille un morceau de santal. Quand elle a brûlé celui-ci, elle est emmenée au palais de Caftan d’Amour, où elle est servie par un petit nègre qui l’endort chaque soir avec un soporifique. L’époux mystérieux arrive chaque nuit par un tuyau de verre et repart avant l’aube. Il permet un jour que sa femme aille voir ses parents. Les sœurs jalouses lui conseillent de recracher le, soporifique, de faire semblant de dormir et d’allumer, le moment venu, Une bougie. L’héroïne voit ainsi le beau jeune homme endormi qui a un caftan muni d’une serrure. Elle ouvre la serrure, voit un escalier qui la conduit dans un palais souterrain plein de richesses. En remontant elle laisse tomber une goutte de cire sur le visage du génie qui se réveille, la réprimande, mais lui pardonne. Une seconde visite à la famille, accomplie malgré la répugnance du mari, amène la catastrophe. Les sœurs lui persuadent de demander son nom à son mari. Celui-ci la maudit et la précipite dans un affreux désert. Habillée en ialeb, et sous le nom de Si Ali, elle devient le favori d’un sultan dont la fille tombe amoureuse d’elle et malade. Pour la guérir, on persuade au sultan qu’il faut couper un doigt, puis une oreille, puis la tête de Si Ali. Au moment où l’on va le décapiter près d’une source, Si Ali disparaît : c’est Caftan d’Amour qui a emporté au fond des eaux et qui ramène dans leur palais son épouse pardonnée après ses longues épreuves.
Dans un autre conte que j’ai également recueilli à Fès, Perle dans sa Branche2 nous trouvons l’introduction des cadeaux demandés au père qui part en voyage, puis le thème longuement traité de la jeune fille intelligente qui vient à bout des quarante voleurs, puis notre thème. L’héroïne devient l’épouse de Perle dans sa branche, qui vient la nuit par un tuyau de verre, quand elle est endormie par un soporifique. Une sœur jalouse s’introduit dans la maison, casse le tuyau de verre aux éclats desquels se blesse gravement le génie quand il arrive ce soir-là. Perle ordonne au serviteur nègre de tuer sa jeune épouse, mais un coq se jette de lui-même sous le couteau du nègre et ressuscite. Le nègre rapporte la chemise rouge de sang et laisse aller la femme. Elle s’habille en homme teigneux, voyage longtemps, apprend par des oiseaux-fées une recette pour guérir Perle, qui se réconcilie avec elle et lui interdit de revoir ses sœurs.
Dans El Tahar Faraji ou le Cheval d’Or3, une princesse est emportée, par le Cheval d’Or qui l’a épousée, dans un château où elle vit avec une servante noire, qui l’endort chaque soir avec un soporifique. El Tahar Faraji vient voir son épouse la nuit sous forme humaine et passe le jour comme cheval dans les écuries du sultan.’ Il lui permet d’aller voir ses parents, mais à la condition de ne pas répondre aux questions. Sur le conseil de sa mère, la jeune femme rejette le soporifique, fait semblant de dormir et allume une lampe. Sur la poitrine de son mari endormi, elle voit une montre qu’elle ouvre; elle descend alors un escalier qui la conduit à un palais souterrain qui, disent les serviteurs qu’elle y rencontre, appartient à « Lalla Aïcha, la fille du sultan, qui, de sa propre main, a détruit son bonheur ». Quand elle remonte, sa robe se prend dans le boîtier de la montre. El Tahar Faraji se réveille et disparaît, tandis que le château n’est plus que poussière. La jeune femme part à la recherche de son époux, passe devant des montagnes de différentes couleurs selon celle des habits qu’El Tahar Faraji portait en passant devant elles. La dernière est blanche et elle y retrouve son mari, qui lui pardonne à la condition qu’elle renonce à aller chez ses parents.
Au Maroc encore, nous trouvons, à Marrakech, tout d’abord une très intéressante version, Moulay Hamman4, qui commence elle aussi par le trait du voyage du père et des cadeaux et se termine comme Psyché par celui des épreuves imposées par la belle-mère. L’héroïne épouse une colombe, qui devient jeune homme la nuit. Une sœur jalouse casse une vitre, aux éclats de laquelle se blesse la colombe, qui s’enfuit. Déguisée en homme, la jeune femme guérit son mari, qui soupçonne la vérité et lui fait subir diverses épreuves pour se rendre compte s’il a affaire à un homme ou à une femme. Us se réconcilient et rentrent chez eux, mais la belle-mère ogresse impose à l’héroïne des tâchés impossibles, parmi lesquelles trier des graines mélangées (elle est aidée par les oiseaux), tenir une lampe allumée toute une nuit (la mèche terminée, elle y met ses cheveux et pleure; une larme réveille Moulay Hammam; aller chercher un tamis chez une autre ogresse qui la mangera (comme Psyché doit aller chercher une boîte chez Proserpine); elle échappe grâce à des objets et à des animaux auxquels elle a rendu service; de nouveau, elle doit tenir une lampe allumée pendant toute la nuit du henné qui précédera le mariage de Moulay Hammam avec une autre femme; une larme réveille l’époux qui l’emporte loin de la terrible belle-mère.
De même, dans Le Cheval persan5, la fille d’un roi épouse un cheval qui devient un jeune homme la nuit, après avoir retiré sa peau de cheval (nous retrouverons ce trait). Sur le conseil de sa mère, elle essaye de faire bruler la peau. Le génie s’en aperçoit et fuit. La jeune femme part à sa recherche. Sa belle-mère ogresse lui impose de tapisser une chambre de plumes. Les oiseaux appelés par l’époux lui donnent les leurs. L’ogresse lui met une lampe dans la main : quand la mèche aura fini de brûler, elle mangera sa bru. Alors le Cheval Persan met les cheveux d’une ghoula dans la lampe, toutes les ogresses brûlent, et il ramène son épouse dans leur première demeure.
Dans Moulay Mohammed el Anhach6 un roi a un fils serpent, qui épouse la fille d’un vizir, vient la nuit, retire sa peau de serpent et devient un beau jeune homme. Sur le conseil d’une sœur, l’épouse brûle la peau; l’époux s’en va; en mendiante elle voyage à sa recherche. Le conte évolue alors vers le deuxième groupe (Et-Taj Ahmed) et le thème de la fiancée substituée. Pour retrouver l’époux enchanté, il faut venir à bout de diverses épreuves et finalement encenser une colonne pendant sept jours sans dormir. Une vagabonde hartaniya se substitue perfidement à elle et épouse El Anhach quand il sort de la colonne ; mais l’héroïne les retrouve et se fait reconnaître.
De même, dans Mgr Petite Tête7, une princesse épouse une tête saignante enfantée par une femme jusqu’alors stérile, et est endormie chaque soir par un soporifique; elle découvre le secret, brûle la peau de la Tête. L’époux s’enfuit, mais laisse des recommandations pour le retrouver : après avoir usé quarante paires de chaussures, elle devra garder quarante jours sans dormir une barre de fer où se trouve l’époux. Elle s’endort le trente-cinquième jour; une négresse prend sa place et emmène Mgr Petite Tête. L’héroïne arrive en mendiante et se fait rendre justice.
A Alger, M. Saadeddin Bencheneb8 a recueilli deux récits de ce type. Le premier, La petite Lampe Baneban et le Prince à la Peau de Serpent, assez élémentaire, contient les traits du roi qui marie son fils-serpent, des sœurs jalouses, de la vision nocturne de l’époux et du déchirement de la peau; mais cette violation du tabou délivre l’enchantement et met fin à l’histoire. Le second, Djebel Lakhdar, commence, sans raison apparente, par le trait atroce d’une fille qui tue sa mère pour faire épouser sa maîtresse de broderies à son père. Celui-ci part en voyage, rapporte parmi les cadeaux un vase d’or et un vase d’argent où vient se baigner l’Oiseau Vert. La marâtre les remplit de verre pilé qui blesse l’Oiseau. L’héroïne, déguisée en médecin, part à la recherche de son époux, le retrouve sous sa forme humaine et le guérit.
Frobenius9 a trouvé en Kabylie une très riche variante, Le Fils de la Teriel, dont les traits variés établissent bien la liaison avec les autres folklores. Le père a rapporté de voyage un pigeon mystérieux. Un chameau vient chercher la jeune fille et l’emmène dans une demeure où elle reçoit un époux la nuit, toute lumière éteinte. Les sœurs jalouses la persuadent d’allumer une lampe. Elle voit un beau jeune homme tout couvert d’anges minuscules qui lui tissent un vêtement. Il se réveille et part. Elle le retrouve dans la maison de sa mère à lui qui est une ogresse. Il la cache dans un palmier près d’une source. L’ogresse voit son reflet dans l’eau, consent à jurer de ne pas la manger, mais lui impose des tâches impossibles qu’elle remplit avec l’aide de son époux : nettoyer la cour sans laisser un grain de poussière, prendre une plume à chaque oiseau, les leur rendre, séparer de l’eau et du lait mélangés. Finalement l’époux tue sa mère et toutes les ogresses. Ils rentrent chez eux et elle peut désormais le voir aussi le jour.
Le second groupe, que nous avons déjà eu l’occasion d’effleurer, est celui des contes du type d’Et-Taj Ahmed ben Amar, que les folkloristes étiquettent en général La Fiancée substituée : un être mystérieux, victime d’un enchantement qui le condamne à passer une partie de l’année dans le monde souterrain (comme Adonis et comme Perséphone après les recherches et les plaintes d’Aphrodite et de Déméter et les arbitrages de Zeus), le monde sous-marin, ou le monde du sommeil, se laisse entrevoir, disparaît; la femme le recherche, subit épreuve sur épreuve pour le délivrer, est trahie par une personne vile qui se fait épouser à sa place, finit par se faire reconnaître.
Le folklore de Fès nous en fournit un bel exemplaire : Et-Taj Ahmed ben Amar10. Le mystérieux jeune homme suggère à la princesse divers vœux qu’elle fait réaliser par le sultan, puis disparaît. Le père, voyant sa fille malade d’amour, veut la faire tuer; le serviteur l’épargne; elle part en mendiante, retrouve le jeune homme. Celui-ci doit passer dans le ventre d’un poisson la plus grande partie de l’année. Pour le désensorceler, il faut lui retirer une bouchée de la bouche, lui arracher sept poils de barbe, le suivre, tout cela sans qu’il s’en aperçoive, l’attendre au bord de la mer un mois sans dormir. La princesse effectue ses épreuves, mais s’endort un peu trop tôt, est remplacée par une paysanne qui se fait épouser par Et-Taj Ahmed, repart de nouveau sur les routes en mendiante jusqu’à ce qu’elle arrive à la maison des mariés, y entre comme négresse esclave et se fasse reconnaître en racontant son histoire aux enfants.
Dans une variante recueillie par J. Desparmet à Blida, El Hadj Amar11, le jeune homme ensorcelé dort et veille alternativement un an.
Le troisième groupe auquel nous avons fait allusion est généralement plus romanesque et plus, humanisé, mais le thème central est encore la recherche de l’époux perdu. C’est l’histoire fameuse de Kamarelzaman des Mille et Une Nuits dont j’ai retrouvé des variantes à Fès (Sidi Ali Sbani) et en Kabylie12. Après des combinaisons diverses (et souvent l’introduction de la princesse qui ne veut pas se marier), l’héroïne perd son mari parti à la poursuite d’un oiseau qui a volé un collier (où se trouve l’idée de leur amour, dont la perte amène l’oubli, précise une version kabyle) ; elle s’habille en homme, devient favori et même « gendre » d’un sultan, subit diverses épreuves pour déterminer si elle est homme ou femme, et retrouve finalement son mari grâce au collier13
Contes Fasis, recueillis par M. El Fasi et E. Dermenghem, 1926, p. 225 ↩
Nouveaux Contes Fasis, 1928, p. 7 ↩
Ibid., p. 116 ↩
Contes et légendes populaires du Maroc, recueillis à Marrakech et traduits par la doctoresse Legey, 1926, p. 104 ↩
Ibid., p. 94 ↩
Ibid., p. 24 ↩
Ibid., p. 86 ↩
Contes d’Alger, 1946, p. 109 et 149 ↩
Volksmaerchen der Kabylen, t. I, 1921, n. 33, p. 281 ↩
Contes Fasis, rec. par M. El Fasi et E. Dermenghem, 1926, p. 48 ↩
Cf. Cosquin, Les Contes indiens et l’Occident, 1922, p. 147, qui a longuement étudié le thème de la fiancée substituée ↩
Le Collier volé par l’Oiseau — la première inédite, la seconde parue dans les Dernières Nouvelles d’Alger, le 2 décembre 1944 ↩
variantes chez les Beni Snous, à Rabat, en Kabylie, etc. — Destaing, Étude sur le dialecte berbère deis Beni Snous, 1911, II, p. 120; G, Marchand, Contes et Légendes du Maroc, texte en arabe parlé, Rabat, 1924, fasc. I, p. 13; Frobenius, op. cit., III, n. 43, p. 198; Chauvin, Bibliographie des ouvrages arabes, V, pp. 125-130 ↩