Plotin. Traités 38-41. Luc Brisson et Jean-François Pradeau (org.). Paris: GF Flammarion. 2007
34. Et nous ne nous étonnerons pas que l’objet qui suscite des désirs aussi « violents » soit tout dépourvu de forme intelligible ; car l’âme, lorsqu’elle éprouve pour lui un amour intense, se dépouille totalement de la forme qu’elle a revêtue et même de l’intelligible qu’elle pourrait avoir en elle. [5] Il n’est pas possible, en effet, que celui qui a quelque chose d’autre et qui s’en occupe, voit le Bien et s’accorde à lui. Mais il faut que l’âme n’ait rien d’autre à sa disposition, que ce soit quelque chose de mauvais ou quelque chose de bon, pour le recevoir seule lui seul. Quand l’âme le rencontre et qu’il vient à elle, ou plutôt quand il lui apparaît en étant présent, et qu’elle se détourne de toute autre [10] présence, une fois qu’elle s’est préparée pour être la plus belle possible et qu’elle est parvenue à lui ressembler (ceux qui s’y adonnent savent à quoi s’en tenir en ce qui concerne cette toilette qui vise à se faire beau), le voyant « soudain » apparaître en elle (car il n’y a plus aucun intermédiaire, et ils ne sont plus deux mais les deux n’en font qu’un : on ne peut en effet plus les distinguer aussi longtemps qu’il est présent ; une image [15] en est donnée par les amants et les aimés d’ici-bas qui veulent se confondre), alors l’âme n’a plus conscience de son corps, ni qu’elle se trouve en ce corps, et elle ne dit plus qu’elle est quelque chose d’autre que le Bien, homme, animal, être, ou totalité (car la vision de ces choses serait en quelque sorte une distraction), et d’ailleurs elle n’a pas le loisir de se tourner vers ces choses, et elle ne le désire pas, mais, après l’avoir cherché, [20] une fois qu’il est présent, elle va vers lui et c’est lui qu’elle regarde et non elle-même, et elle n’a pas le temps de voir qui elle est, elle qui regarde. Assurément, elle n’échangerait aucune de toutes les autres choses contre lui, même si on lui offrait le ciel entier, car elle sait qu’il n’y a rien qui soit meilleur et supérieur au Bien (car elle ne peut pas courir plus en haut, et toutes les autres choses, [25] même si elles sont tout en haut, seraient pour elle une retombée). Dès lors, à ce moment-là, elle est en mesure de juger, de savoir que c’était bien ceci qu’elle désirait, et d’affirmer qu’il n’y a rien de supérieur à lui (car là-bas, il n’y a pas de tromperie : où pourrait-on trouver un vrai qui soit plus vrai ?). Ce qu’elle dit : « C’est lui », elle le dit plus tard, et elle le dit en silence, et, [30] lorsqu’elle parle de son bien-être, elle ne se trompe pas, car elle éprouve du bien-être. Ce n’est pas en raison d’un « chatouillement » du corps qu’elle le dit, mais du fait de ce qu’elle est devenue quand elle éprouvait du bien-être. Mais aussi toutes les autres choses, qui auparavant lui donnaient du plaisir – honneur, pouvoir, richesse, beauté, science –, elle dit qu’elle les regarde de haut ; le dirait-elle si elle n’avait pas rencontré [35] des choses qui sont supérieures à tout cela ? Et elle ne craint pas de souffrir, car elle ne voit rien du tout quand elle se trouve avec lui : même si les autres choses autour d’elle devaient être détruites, elle consentirait volontiers, afin de rester près de lui seul à seul, si grand est le bien-être atteint.
35. Elle se trouve alors dans une condition telle qu’elle méprise le fait de penser, ce qu’elle appréciait en un autre temps, dans la mesure où penser est un mouvement, alors qu’elle veut ne plus se mouvoir. Car, dit-elle, celui qu’elle voit n’est pas en mouvement lui non plus ; pourtant, si elle contemple, c’est qu’elle est devenue intellect, qu’elle s’est pour ainsi dire faite intellect, [5] et qu’elle se trouve dans « le lieu intelligible ». Mais une fois parvenue en lui et dans son entourage, elle possède l’intelligible et fait acte d’intellection, tandis que lorsqu’elle voit le dieu, elle abandonne désormais tout le reste. C’est comme un visiteur qui, entré dans une maison aux décorations variées et très belles, contemplerait et admirerait chaque ornement qui se trouve à l’intérieur, avant d’avoir vu [10] le maître de maison. Mais dès qu’il aurait vu cet homme, rempli d’admiration pour lui dont la nature n’est pas celle des statues, mais qui est digne d’une contemplation véritable, se libérant alors des autres choses, il ne regarderait plus que celui qui reste. Puis regardant, sans détourner les yeux, en un acte de vision incessant, il ne pourrait plus voir l’objet de vision, mais il confondrait sa vision avec l’objet de sa vision, [15] de sorte qu’en lui ce qui était auparavant objet de vision serait devenu vision ; alors il oublierait tous les autres objets de vision. Et peut-être la comparaison serait-elle plus vraisemblable si celui qui contemple la maison rencontrait non pas un homme, mais un dieu, un dieu qui ne se manifesterait pas à la vue, mais qui remplirait l’âme de celui qui contemple. [20] Et l’Intellect possède cette puissance de penser, grâce à laquelle il contemple ce qu’il a en lui-même, mais il possède encore une autre puissance par le moyen de laquelle il contemple ce qui est au-delà de lui, en une intuition qui reçoit son objet. C’est grâce à elle que l’âme, qui dans un premier temps a seulement vu cet objet, a pu, après l’avoir vu, posséder l’Intellect et devenir l’Un. La première puissance est la contemplation de l’Intellect qui pense, tandis que la seconde c’est l’Intellect qui aime, quand l’Intellect devient [25] insensé, et qu’il est « ivre de nectar » ; c’est alors que l’Intellect devient amant, car il s’épanouit dans la jouissance parce qu’il est rassasié. Et, pour lui, être ivre d’une telle ivresse c’est mieux que de rester décent en étant sobre.
– Cet Intellect voit-il les autres choses alternativement, d’abord les unes puis les autres ?
– Non. C’est en vue de l’enseignement que le discours situe ces processus dans le devenir. En fait l’Intellect possède toujours l’acte de penser, comme il possède toujours [30] l’acte qui ne se réduit pas au penser, l’acte de voir le Bien d’une autre façon que le penser. Car, en voyant le Bien, il a produit des rejetons et il a pris conscience que ces rejetons étaient engendrés et qu’ils étaient en lui ; et on dit que, lorsqu’il voit ces rejetons, l’Intellect pense, mais le Bien, il le voit par la puissance qui lui permettra de penser. Pour sa part, l’âme voit en effaçant et en abolissant en quelque sorte l’intellect qui reste en elle, ou plutôt c’est son intellect [35] qui est le premier à voir le Bien. Puis cette vision parvient à l’âme, et les deux ne font qu’un. Parce qu’il est étendu sur eux, qu’il est accordé à eux, le Bien, qui court sur eux et qui fait d’eux une seule chose, leur est présent en leur procurant une perception, c’est-à-dire « une vision bienheureuse » et il les emporte si loin qu’ils sont ni en un lieu ni en quoi que ce soit [40] d’autre, là où il est naturel pour une chose d’être dans une autre. L’Intellect lui non plus n’est pas dans un lieu, et c’est plutôt « le lieu intelligible » qui est dans l’Intellect ; lui, l’Intellect, n’est pas en quelque chose d’autre. C’est pourquoi, alors, l’âme ne se meut pas, parce que lui non plus ne se meut pas. Elle n’est plus âme, car le Bien ne vit pas, mais il est au-delà de la vie ; elle n’est plus intellect, car le Bien ne pense pas ; il faut en effet qu’elle s’assimile à lui. Et elle ne pense même pas qu’elle [45] ne pense pas.