Donc première question : qui est Aphrodité ? Ensuite, l’amour est-il né d’elle ou seulement en même temps qu’elle, ou alors comment peut-il être à la fois né d’elle et en même temps qu’elle ? Il y a une double Aphrodité, l’Aphrodité céleste qui est, dit-on, fille d’Ouranos, et une autre qui est fille de Zeus et de Dioné, et qui préside aux marialges humains’. La première n’a pas de mère, et ne préside pas aux mariages, parce qu’il n’y a pas de mariage dans le ciel. L’Aphrodité céleste est la fille de Cronos, qui est l’intelligence ; elle est donc l’âme divine par excellence ; née sans intermédiaire d’un être pur, elle est pure et elle reste là-haut ; elle ne peut ni ne veut descendre ici-bas ; sa nature l’empêche de fouler notre sol terrestre ; elle est une hypostase séparée de la matière, une essence qui ne participe pas à la matière ; c’est ce qu’on a voulu laisser entendre, en disant qu’elle n’a pas de mère. Il est juste de dire qu’elle est un être divin et non un démon, puisqu’elle est un être pur, sans mélange de matière et qui reste en lui-même. L’être qui naît immédiatement de l’intelligence est lui-même un être pur, qui tire la force qu’il a en lui de ce qu’il est près d’elle, et qui éprouve le désir de se fixer à son générateur, seul capable de le maintenir là-haut. Donc l’âme ne tombe pas, parce qu’elle est suspendue à l’intelligence, bien moins encore que ne tombe du soleil la lumière qui resplendit autour de lui, qui rayonne de lui et se suspend à lui. Guidée par Cronos ou si l’on veut par le père de Cronos, Ouranos, elle dirige son activité vers lui et s’incline à lui ; elle l’aime ; ainsi, elle engendre Éros, et avec lui, elle contemple Cronos ; cet acte de contemplation a produit une hypostase et une essence, et ils regardent Cronos l’un et l’autre, la mère et Éros, son bel enfant. Éros est l’hypostase éternellement dirigée vers une autre beauté ; il n’est que l’intermédiaire entre celui qui désire et l’objet désiré ; il est pour l’amant l’oeil qui lui permet de voir son aimé ; de lui-même il court au devant de l’aimé et il se remplit de cette vision, avant même d’avoir donné à l’amant la faculté de voir par son organe. Il est le premier à voir: mais il ne voit pas comme l’amant; car l’objet de la vision se fixe dans l’amant, lui, il jouit du spectacle du beau qui le touche en passant. ENNÉADES III, 3 (50) – De l’Amour 2
C’est pourquoi, dans le récit de la naissance d’Éros, Platon nous dit : « Poros est ivre de nectar ; car il n’y a pas encore de vin », ce qui veut dire : Éros est né avant les choses sensibles, et Pénia participe à une nature intelligible, et non point à une image ou à un reflet issu de l’intelligible ; venue là-bas, et mélangeant de la forme à de l’indétermination (c’est l’indétermination de l’âme qui n’a pas encore rencontré son bien, mais qui en pressent quelque chose dans l’image vague et mal définie qu’elle possède), elle enfante l’hypostase d’Éros. Comme la raison est venue en ce qui n’est point raison, mais désir vague et existence obscure, elle produit un être imparfait, incapable et besogneux ; car il est né d’un désir indéterminé et de la raison dans sa plénitude. Éros est donc la raison, mais une raison impure, qui renferme en ellemême un désir vague, déraisonnable et indéfini ; et ce désir ne sera pas satisfait, tant qu’Éros gardera en lui cette indétermination. Éros dépend de l’âme, puisqu’il a en elle son principe ; mais il est un mélange dérivé d’une raison qui n’est pas restée en elle-même et qui s’est unie à l’indétermination (bien que ce ne soit pas la raison elle-même qui ait contracté cette union, mais ce qui provient d’elle). Eros est comme le taon, qui ne possède rien par luimême ; quoi qu’il obtienne, il perd tout à nouveau. Il ne peut se rassasier parce qu’un être mélangé ne le peut pas ; seul, un être capable de trouver en lui-même la plénitude peut se rassasier véritablement. Mais lui, il est toujours dans le besoin, et désire toujours ; serait-il un moment rassasié, il ne garde rien ; il est sans ressources, à cause de son indigence ; mais il sait s’en procurer, grâce à la raison qui est en lui. ENNÉADES III, 3 (50) – De l’Amour 7
Les principes les plus élevés restent immobiles, en engendrant des hypostases ; mais l’âme, elle, nous l’avons dit, se meut pour engendrer la sensation qui est une hypostase, et la puissance végétative ; elle descend jusqu’aux plantes. L’âme qui est en nous possède aussi la puissance végétative ; mais cette puissance ne domine pas parce qu’elle n’est qu’une partie de l’âme ; venue dans une plante, elle y domine parce qu’elle est seule. – La puissance végétative n’engendre donc rien ? – Elle engendre, mais c’est une chose totalement différente d’elle ; car, après elle, il n’y a plus de vie : ce qu’elle engendre est sans vie. – Comment donc ? – Toutes les choses engendrées avant ce dernier terme étaient, il est vrai, privées de toute forme au moment de leur génération ; mais elles se retournaient vers leur générateur et en recevaient la forme et comme la nourriture : ici, au contraire, la chose engendrée ne doit plus être une espèce d’âme, puisqu’elle ne vit plus, et elle reste dans une complète indétermination. Et sans doute, l’indétermination se trouve aussi dans les termes antérieurs, mais elle est dans des êtres qui ont une forme ; elle n’est pas complète, mais relative à la forme achevée : ici elle est complète. ENNÉADES III, 4 (15) – Du démon qui nous a reçus en partage 1
Il ne faut pas douter que d’une essence sort une hypostase ou essence, inférieure sans doute à l’essence génératrice, bien réelle pourtant. En effet l’âme divine est une essence dérivée de l’acte antérieur à elle ; elle est vivante, et sa vie dérive de l’essence des êtres, quand elle fixe fortement son regard sur l’essence première. Cette essence est, pour l’âme, le premier objet de sa vision, elle regarde vers elle comme vers son propre bien ; elle jouit de sa vision, et cette contemplation n’est point pour elle un acte accessoire. Alors, grâce à cette sorte de plaisir, à cet effort tendu vers son objet, à l’intensité de sa contemplation naît de l’âme un être digne d’elle et de l’objet qu’elle contemple. De cette âme qui tend son regard vers l’objet de sa vision et de ce qui émane de cet objet sont nés cet aeil plein de l’objet qu’il contemple, cette vision qui n’est jamais sans image, Eros, dont le nom vient peutêtre de ce qu’il doit son existence à la vision (orasis). (D’Éros tire son nom la manière d’être correspondante, aimer (érân), puisque la substance est antérieure à la manière d’être qui n’est pas substance, et puisque le mot aimer désigne une manière d’être. D’ailleurs, on a toujours l’amour de telle ou telle chose, le mot amour ne peut être pris absolument.) Tel est donc l’Éros de l’âme supérieure ; il voit et il reste en haut, parce qu’il est le suivant de cette âme, qu’il est né d’elle et advenu à elle, et qu’il trouve sa satisfaction à contempler les dieux. Or cette âme qui, la première, illumine le ciel, est séparée de la matière ; donc, Éros en est également séparé. (L’âme est séparée bien que nous disions, et en insistant, qu’elle est l’âme du ciel ; en nous aussi, nous disons que la partie la meilleure est séparée de la matière, et que pourtant elle est là.) Qu’Éros soit donc seulement là où réside l’âme pure. Mais il faut en outre une âme à l’univers sensible ; cette âme existe après l’âme céleste, et de son désir naît un autre Éros, qui est son regard. Cette seconde Aphrodité est l’âme du monde ; elle n’est plus l’âme seule et prise absolument ; l’Éros qu’elle engendre est l’Éros intérieur à notre monde, celui qui préside aux mariages. Pour autant qu’il s’attache au désir de l’intelligence, il émeut les âmes des jeunes gens et les fait remonter quand il s’unit à elles et quand elles ont d’elles-mêmes une disposition naturelle à se souvenir des intelligibles. Toute âme désire le bien, même celles qui sont mélangées à la matière et qui sont les âmes d’un corps particulier ; c’est parce que l’âme du monde est à la suite de l’âme céleste et dépend d’elle. ENNÉADES III, 3 (50) – De l’Amour 3
Est-ce que toute âme a pareillement un Éros qui soit une substance et une hypostase ? – Pourquoi l’âme universelle et l’âme du monde auraient-elles un Eros existant comme hypostase, et non pas les nôtres, ni les âmes qui sont dans les bêtes ? Oui, cet Éros, c’est le démon qui, dit-on, accompagne chacun de nous” ; c’est lui qui est notre Éros. C’est lui qui produit nos désirs instinctifs ; chaque âme prend pour elle l’Éros qui correspond à sa nature, et engendre un Éros différent selon ses mérites et selon ce qu’elle est. L’âme universelle a l’Éros universel ; les âmes individuelles ont chacune le leur. Comme l’âme individuelle est à l’âme universelle (dont elle n’est pas séparée mais où elle est si bien contenue que toutes les âmes n’en font qu’une), ainsi l’Éros individuel est à l’Éros universel. L’Éros individuel est uni à l’âme individuelle, le grand Éros, à l’âme universelle, et l’Éros cosmique, au monde tout entier dans toutes ses parties ; cet Éros, qui est un, se multiplie et se montre partout où il veut dans l’univers ; il prend des formes particulières et apparaît quand il lui plaît. Nous devons penser qu’il y a dans l’univers beaucoup d’Aphrodités, êtres démoniaques qui naissent en lui, chacun accompagné d’un Éros ; ces nombreuses Aphrodités particulières, avec leurs Éros propres, dépendent de l’Aphrodité universelle ; car l’âme est mère d’Éros ; l’âme, c’est Aphrodité ; Éros, c’est l’acte de l’âme quand elle se penche vers le bien ; Éros conduit donc toute âme au bien ; mais l’Éros de l’âme d’en haut est un dieu qui l’unit éternellement au Bien ; celui de l’âme mélangée à la matière est un démon. ENNÉADES III, 3 (50) – De l’Amour 4
Poros est la raison venue des êtres intelligibles et intelligents, quand elle s’épanche et en quelque sorte se déploie ; alors elle s’approche de l’âme et vient en elle. Car, tant que la raison est dans l’intelligence, elle reste enroulée sur elle-même et ne laisse entrer en elle rien d’étranger ; or, puisque Poros s’enivre, c’est que sa plénitude lui vient d’ailleurs. Et qu’est-ce qui rassasie Poros de nectar, sinon la raison, quand elle déchoit d’un principe supérieur à un principe inférieur ? Cette raison passe alors de l’intelligence à l’âme ; c’est ce que signifie : Poros pénétra dans le jardin de Zeus, à l’époque où Aphrodité naquit. Un jardin, c’est l’éclat et la splendeur de la richesse. Le jardin doit son éclat à la raison de Zeus ; sa parure, c’est la lumière éclatante qui, partie de l’intelligence, pénètre dans l’âme. Que serait le jardin de Zeus s’il n’était la splendeur et l’éclat du dieu ? Que pourraient être cet éclat et ces parures, sinon les raisons qui émanent de lui ? Donc, en même temps que les raisons, se révèle Poros, qui est l’abondance et la richesse en beauté ; c’est ce que veut dire l’ivresse de Poros par le nectar. Qu’est-ce en effet que le nectar pour les dieux, sinon ce qu’obtient l’être divin ? Or, en descendant de l’intelligence, l’être divin emporte avec lui la raison. L’intelligence, elle, qui est dans un état d’entière satiété, ne s’enivre pas ; elle possède ce qu’elle a et ne reçoit rien d’étranger. Mais la raison, qui est un produit de l’intelligence et une hypostase postérieure à elle, n’est plus alors la raison de l’intelligence ; elle est en autre chose, dans le jardin de Zeus, nous dit Platon, où Poros est couché au moment même où Aphrodité vient à l’existence. ENNÉADES III, 3 (50) – De l’Amour 9