Saffrey (1990:52-56) – Entrada da teurgia na construção da teologia platônica

Diverses raisons peuvent être invoquées, me semble-t-il, pour justifier l’entrée de la théurgie dans la construction de la théologie platonicienne, mais aucune n’a été sans doute plus décisive que celle qui nous est présentée par Psellus dans sa dissertation Sur la chaîne d’or, « comme une niaiserie que l’on va répétant ». Ce langage nous indique d’emblée que Psellus va nous livrer une donnée constante de la tradition, qu’il doit puiser dans une œuvre de Jamblique ou de Proclus, niaiserie assurément pour le chrétien Psellus et pour les Chrétiens auxquels il s’adresse, mais inversement chose extrêmement sérieuse pour les païens Jamblique ou Proclus et les néoplatoniciens de leur entourage. Je traduis: « Le père de Julien le théurge, au moment où il était sur le point de l’engendrer, demanda au dieu Rassembleur de l’Univers une âme archangélique pour l’existence de son fils, et une fois né, il le mit au contact de tous les dieux et de l’âme de Platon, qui partage l’existence d’Apollon et d’Hermès, et par le moyen de l’art hiératique, il l’éleva jusqu’à l’époptie de cette âme de Platon pour pouvoir l’interroger sur ce qu’il voulait ». Je comprends ce texte capital de la façon suivante: Julien-père a prié le premier dieu transcendant de donner à son fils une âme archangélique, et pour qui connaît la hiérarchie chaldaïque des dieux transmise par Jamblique: dieux, archanges, anges, bons démons, démons vengeurs, démons mauvais, archontes, âmes, il apparaît que Julien a demandé pour son fils une âme du plus haut degré, puisqu’elle vient immédiatement après les dieux au sommet des anges . Plus tard, par les rites de l’art hiératique, il amena l’âme de son fils à la σύστασις, terme technique qui désigne le contact immédiat avec la divinité , contact avec tous les dieux et en particulier avec l’âme de Platon lui-même, considérée comme un dieu qui vit dans la compagnie d’Apollon et d’Hermès. Il alla même jusqu’à l’époptie, la vision face à face de l’âme de Platon, avec laquelle il s’entretenait librement en l’interrogeant sur ce que voulait son père. Qu’est-ce à dire, sinon que Julien-fils avait été formé par Julien-père pour être son médium, et que, par le moyen de ce médium, il pouvait interroger Platon en personne et enregistrer comme des oracles les paroles platoniciennes qui sortaient de la bouche de Julien-fils. Nous tenons alors toute l’explication du caractère platonicien des Oracles Chalddiques, et du même coup la raison la plus certaine pour laquelle les Platoniciens devaient recourir à eux avec foi et respect. Par les Oracles, ils entendaient Platon réciter en vers la doctrine platonicienne dans l’état où l’avait portée le Moyen-Platonisme, sorte de transposition du Timée en hexamètres de style oraculaire. L’expression si fréquente que nous rencontrons chez l’empereur Julien, Proclus et Damascius pour amener une citation des Oracles: « Les dieux disent au théurge », ou une autre formule équivalente, devient alors parfaitement claire .

Cette première raison serait en elle-même bien suffisante pour expliquer la faveur avec laquelle les Platoniciens ont accueilli les Oracles Chaldäiques et la théurgie. Mais cette raison est encore renforcée par divers témoignages qui nous font sentir que, aux IIe et IIIe siècles, on a éprouvé le besoin de fonder la réflexion philosophique sur une révélation oraculaire. Il y a eu le phénomène que Arthur Darby Nock a appelé « les oracles théologiques » . En effet, on en est venu à ne plus demander seulement aux oracles de répondre aux questions ordinaires sur la conduite à tenir dans les péripéties de l’existence, on veut bien davantage maintenant, que les dieux révèlent directement leur nature et leurs puissances . Au moment où il entreprend de répondre à la question: « Qui est dieu selon Platon? », le rhéteur Maxime de Tyr s’écrie: « Ah! Que ne puis-je consulter quelqu’oracle, qu’il soit de Zeus ou d’Apollon, pourvu qu’il voulût répondre d’une manière ni obscure ni ambiguë ». Dans le même sens, l’ouvrage que le philosophe Porphyre avait intitulé: La philosophie tirée des Oracles, est particulièrement significatif. Il est vrai que nous ne savons pas quelle philosophie l’auteur tirait précisément de ces oracles et que seuls quelques oracles de la collection nous ont été conservés par Eusèbe de Césarée et Théodoret de Cyr, mais ce que dit Porphyre dans sa préface pour justifier son travail, est également caractéristique: « Quelle est l’utilité de cette collection, le sauront tout particulièrement ceux qui… ont un jour prié pour trouver le repos dans leur perplexité par un enseignement digne de foi, donné par des dieux qui parlent » u. Renonçant à l’effort de la raison, on souhaite donc sortir de la nuit de l’esprit par un enseignement venu de l’Au-delà et auquel il n’y a plus qu’à ajouter foi.

Il y a une troisième raison, proprement philosophique, qui a conduit les Platoniciens à faire une place de plus en plus grande à la théurgie, c’est la conception qu’ils ont de l’homme et de sa place dans l’univers. On doit reconnaître, en effet, que si Plotin a été comme préservé du besoin de recourir aux oracles, c’est à cause de sa théorie très particulière au sujet de l’âme humaine et de l’optimisme, peut-être unique dans toute l’histoire de la philosophie, de sa conception de l’homme. Pour lui, la parenté et même la consubstantialité de l’âme humaine avec le divin est comme une évidence, dès lors que l’âme a été purifiée par la vertu . Cette consubstantialité s’exprime au mieux dans la célèbre thèse plotinienne selon laquelle l’âme humaine ne descend pas complètement pour s’incarner, une partie d’elle-même demeure En-haut et assure de ce fait une communion potentielle permanente avec le divin. Je citerai seulement deux textes majeurs: Plotin, III 4 (15), 3,21-27: «L’âme non seulement est une multitude de choses, mais elle est toutes choses, celles d’En-haut et celles d’En-bas jusqu’aux dernières limites du domaine de la vie; et chacun de nous est un monde intelligible, en contact avec les choses d’En-bas par le monde d’ici-bas, et avec les choses d’En-haut par le monde intelligible; et nous demeurons En-haut par cette autre partie de nous-mêmes totalement intelligible, tandis que par la dernière partie de nous-mêmes nous sommes attachés au monde d’En-bas, faisant à ce monde le don d’une sorte d’émanation de la partie supérieure, ou plutôt le don d’une activité qui ne diminue en rien cette partie supérieure », et Plotin, V 1 (10), 3,1-3: « Puisque l’âme humaine est chose si précieuse et divine, fais-lui confiance désormais pour aller à dieu, et grâce à elle élève-toi vers lui; assurément tu n’arriveras pas loin du but, car l’intervalle n’est pas grand ». Ainsi pour Plotin, point n’est besoin d’intermédiaires ni de théurgie pour aller à dieu, l’âme seule le peut par ses propres forces, elle n’a besoin ni de salut, ni d’aides surnaturelles ni de rites religieux .

Cette théorie étonnante n’est plus tenue par aucun des successeurs de Plotin. Aux textes de Plotin que je viens de citer, répond directement cette page de Proclus dans son Commentaire sur le Parménide : « Notre science humaine est tout à fait différente de la science divine, c’est pourtant par le moyen de la science humaine que nous remontons jusqu’à la science divine, et il ne faut pas placer au dedans de nous le monde intelligible, comme certains (Plotin) le disent, afin que nous puissions connaître les intelligibles puisqu’ils se trouvent en nous, car les intelligibles sont transcendants par rapport à nous et sont les causes de notre être; il ne faut pas dire non plus (encore Plotin) qu’une part de l’âme demeure Là-haut, afin que nous puissions par le moyen de cette part établir un contact avec les intelligibles, car ce qui demeure éternellement En-haut ne saurait jamais former un couple avec ce qui s’écarte de sa propre manière d’intelliger et non plus constituer le même être; et il ne faut pas supposer non plus (toujours Plotin) que l’âme soit consubstantielle aux dieux, car le Père qui a engendré notre hypostase à l’origine l’a fait exister à partir de constituants de deuxième et de troisième degré (Tim. 41 d 7). En effet, voilà les horribles doctrines qu’ont été obligés de poser ceux qui ont cherché comment nous qui sommes tombés en ce lieu d’ici-bas, nous connaissons les Êtres (divins), et cela alors que la connaissance de ces Êtres ne peut pas être le fait d’hommes déchus mais d’hommes qui se sont réveillés (Plot., IV 8 [6], 1, 1) et qui sont guéris de leur chute. Non, il faut dire que c’est en restant à notre propre rang et en ayant des images substantielles des êtres universels que, par le moyen de ces images, nous pouvons nous convertir vers les Êtres (divins) et que nous pouvons les intelliger à partir des marques divines que nous avons d’eux, les Êtres (divins) d’une manière sans doute coordonnée à ces Êtres bien qu’ inférieure à leur condition (divine), les êtres de notre monde, d’une manière vraiment coordonnée lorsque nous ramenons à l’unité les connaissables et la connaissance ». Refusant les doctrines de Plotin, Proclus est amené à faire aussitôt appel aux « marques divines », les synthemata révélés par la théurgie; ils sont les bouts de chaînes qui partent des dieux pour descendre jusqu’en notre monde matériel, entre les deux est suspendue toute la hiérarchie des degrés d’une classe divine comme autant de maillons de cette chaîne, que nous devrons remonter un à un, avec les rites qui leur sont propres, pour nous unir au dieu. Puisque nous ne pouvons plus atteindre cette union par nos propres moyens, force est donc de faire appel à l’art hiératique de la théurgie. Et c’est la troisième raison pour laquelle la théurgie est entrée comme une partie constituante de la théologie platonicienne.

Telles sont donc les trois causes principales qui ont permis l’entrée des Oracles Chaldaiques et de la théurgie dans la construction de la théologie platonicienne: leur contenu platonicien , leur forme oraculaire, le besoin pour l’âme humaine dégradée de recourir à des secours surnaturels. Et de fait, ce sont bien les effets de ces causes que nous observons dans les traités platoniciens que nous connaissons encore.

SAFFREY, H.-D. Recherches sur le néoplatonisme après Plotin. Paris: J. Vrin, 1990.