Canto-Sperber (Menon) – Apresentação do Mênon

« Comment devenir vertueux ? » Cette question qui ouvre le Ménon, dialogue que Platon écrivit vers les années 380 avant Jésus-Christ, au moment où il accédait à la pleine maturité de sa pensée et de son œuvre, exprime un des plus fameux sujets de doute et d’interrogation du monde grec classique. Dans le dialogue de Platon, la question de savoir si la vertu s’enseigne est posée à Socrate par Ménon, un jeune noble thessalien en visite à Athènes. Mais dès les premières tentatives de réponse, il apparaît que Ménon et Socrate ne conçoivent pas de la même façon la vertu de l’homme vertueux. En effet, la vertu, est-ce la qualité propre de la civilisation grecque, l’arete, l’excellence du citoyen ou le talent de l’homme politique ? Ou bien est-ce la vertu telle que l’entend Socrate, subordonnée au plus strict exercice de la justice? Et jusqu’où ces deux idées de la vertu divergent-elles, quelles conséquences entraînent-elles, quelle vie d’homme en résulte ? Le Ménon nous fait voir, avec un grand détail et en ses multiples aspects, l’opposition de ces deux conceptions du bien et de la réussite humaine.

Mais le Ménon est aussi un des textes fondateurs de la philosophie de la connaissance. Si un des premiers problèmes abordés dans le dialogue est de savoir comment connaître la vertu, on en vient rapidement à [10] demander comment définir une chose quelconque, s’il est possible de chercher ce qu’on ne connaît pas, ou si l’on peut ne rien savoir de l’objet qu’on cherche. Les réponses que Platon apporte à ces questions sont restées fameuses auprès de nombreux philosophes depuis l’Antiquité jusqu’à nous1. Car c’est dans le Ménon, pour la première fois, que l’idée d’une connaissance prénatale qui appartienne à l’âme indépendamment de tout apprentissage, est exposée de façon systématique et argumentée. Un des traits les plus singuliers de cette connaissance étant d’inclure la totalité du savoir auquel l’âme, une fois incarnée, aura accès. « Dans ce que Platon appelle Réminiscence, disait Leibniz, il y a quelque chose de solide et même plus, car nous n’avons pas seulement une conscience de toutes nos pensées passées, mais encore un pressentiment de toutes nos pensées futures. »2 La certitude que nous avons de l’existence d’une telle connaissance antérieure fait de nous des êtres pour qui l’acte de chercher est une nécessité, la première tâche de la pensée. Puisque nous savons aussi qu’au terme du processus de la réminiscence ou de l’anamnesis, le rappel à la conscience des vérités possédées de façon latente par l’âme est possible, nous disposons de toute l’assurance requise pour chercher à connaître davantage, [11] pour étendre notre connaissance, pour la transmettre, pour l’enseigner surtout.

Le Ménon est enfin la dernière défense de Socrate que Platon ait écrite. Ce dialogue évoque avec un réalisme extrême les menaces qui pesaient sur Socrate quelques années avant sa mort ; il restitue pour nous un étonnant face-à-face entre Socrate et Anytos, l’instigateur du procès où Socrate devait être condamné à mort. Mais en dépit de l’évocation constamment faite dans le Ménon des thèses et convictions de son maître, Platon a sans doute écrit là son premier dialogue qui ne soit déjà plus un dialogue socratique. Car des thèmes absents des dialogues précédents, et qui se retrouveront souvent dans les œuvres ultérieures3, apparaissent ici pour la première fois. Au point que, dans le Ménon, on pourrait croire, derrière Socrate, distinguer les traits de Platon. Certes, à la manière des premiers dialogues que Platon a composés, on y voit encore Socrate réfuter fausses certitudes et vaines pensées, mais on l’entend parler aussi de mathématiques, de figures et d’hypothèses.

Dans le Ménon, les problèmes sont aussi divers que le propos est concentré : les questions logiques et épistémologiques sont associées aux questions éthiques et politiques. Et, peut-être davantage que les dialogues plus achevés, le Ménon fait voir clairement ce qu’est le travail de la pensée, l’approche d’une vérité dont on connaît avec conviction la présence, mais dont on ignore encore la forme. « Si le Phédon et le Gorgias sont de nobles statues, le Ménon est un joyau. »4


  1. Il est fait allusion au Ménon en Phédon 72e-73a (pour la Réminiscence). Pour l’influence que ce texte a eue chez les Anciens, indiquons qu’il est explicitement cité par Aristote dans les Premiers Analytiques II 67a21 (pour 81d) et dans les Seconds Analytiques I, 1, 71a30 — b9. (pour 80d), et sans doute implicitement en Politique I, 13, 1259b35 (sur la vertu de l’esclave) et en Premiers Analytiques II, 25, 69a20. Par ailleurs, l’authenticité du Ménon n’a jamais été réellement contestée. Le Ménon pourrait dire ce que l’Anthologie Palatine (IX, 358) fait répondre au Phédon : « Si Platon ne m’a pas écrit, alors il y a deux Platon. » Sur l’intérêt dont témoignent les auteurs modernes pour ce dialogue, voir Les Paradoxes de la connaissance, éd. Monique Canto-Sperber, Paris, Odile Jacob, 1991. 

  2. Sur l’Essai de l’entendement humain de Monsieur Locke, in Die philosophische Schriften von G. W. Leibniz, éd. Gerhardt, 1882, V, 16. 

  3. Le Ménon serait le point tournant du développement philosophique de Platon, cf. Vlastos, Mathematics and Elenchus, 374, tr. fr. 1991. 

  4. J. S. Mill, in Essays on Philosophy and the Classics, in Collected Works, vol. XI, ed. J. M. Robson, University of Toronto Press/ Routledge & Kegan Paul, 1963, 422.