Vieillard-Baron (1988:34-39) – macrocosmo

Dans sa Défense de la Kabbale, Henry More nous dit que ” Rien n’est plus rebattu et ordinaire que de comparer l’homme à l’Univers, et d’en faire un petit monde, un monde en résumé Ceci ne signifie pas qu’une telle comparaison ait nécessairement une valeur philosophique réelle. Bien au contraire, il fait se méfier des ressemblances vagues et faciles. L’analogie est une proportion contrôlée et l’on ne doit même pas parler d’analogie pour désigner des similitudes plus apparentes que réelles. Cudworth renchérit, en soulignant que c’est l’illusion du prisonnier de la caverne ” de voir partout dans la nature des desseins certains et des destinations finalisées ” ; c’est attribuer à tort au monde la volonté d’agir en visant un but, propriété qui n’existe en fait que chez l’homme. Il faut au contraire accorder à Hobbes ce qu’il a ainsi exprimé : ” L’Univers, en tant qu’il est seulement l’agrégat de toutes les choses naturelles, n’a en propre aucune intention “.

C’est de cette masse d’atomes qu’il faut partir pour concevoir le monde comme miroir de l’homme. En effet, l’avantage de l’atomisme est de se limiter à ce que nous savons des corps, mais de ce fait il ne peut pas prétendre être une explication suffisante des phénomènes physiques, être un système autonome de philosophie. Par eux-mêmes, ces atomes sont une pure discontinuité ; or le monde est un système, et a donc une imité. Etant donné la structure atomique de la matière, l’unité ne peut provenir des corps, elle est donc de nature spirituelle. De même, l’origine du mouvement, ainsi que la faculté qu’ont les corps de susciter en nous des visions multiformes, ne peuvent s’expliquer par la matière. Les perceptions des sens, les informations intellectuelles concernant le monde physique n’ont pas leur raison d’être dans les corps. Ce sont ” de petits philosophes à l’intelligence lente qui jugent que ce sont des formes et des qualités résidant dans les corps eux-mêmes “. Tel est le raisonnement de Cudworth. De son côté Henry More définit la matière d’une façon plus restrictive encore : ” un amas de monades physiques homogènes, qui ne peuvent ni se pénétrer ni s’associer ni se mouvoir par elles-mêmes ” ; sa démonstration de l’existence de l’esprit à partir de la matière, de son mouvement et de la combinaison de ses parties, au neuvième chapitre du Manuel de Métaphysique, ressemble donc plus à une pétition de principe qu’à un raisonnement démonstratif.

Parmi les phénomènes physiques, il faut accorder une attention particulière aux êtres vivants. Ni More ni Cudworth n’ont rien d’animistes, si l’animisme consiste à animer la matière d’un souffle vital. Bien au contraire, Cudworth commence par critiquer soigneusement l’animisme philosophique, c’est-à-dire l’hylozoïsme, qui considère la matière comme une réalité vivante, de sorte que toute différence entre l’esprit et la matière disparaît. Ce n’est qu’un monisme matérialiste déguisé. Or, pour comprendre le monde, il faut partir de l’opposition de la matière et de l’esprit, c’est-à-dire d’un dualisme radical, dans lequel la matière a pour propriété de ne pas se suffire à elle-même. Ce n’est que lorqu’on a bien distingué l’esprit de la matière qu’on peut comprendre la vie dans son irréductibilité à l’intelligence et à la matière. Cudworth définit la rie comme cette ” efficience intérieure “, cette ” faculté d’agir par soi-même “, qu’il distingue rigoureusement de l’intelligence, faculté de raisonner susceptible d’envisager un but pour l’action. Ici la notion de vie des platoniciens de Cambridge recouvre à peu près la notion grecque d’âme, attribuée par Platon à tout ce qui est capable de se mouvoir soi-même, et conçue encore en ce sens large dans le De Anima d’Aristote. Le dépassement du dualisme s’opère au niveau cosmologique par le recours à l’idée de l’âme du monde, comprise au sens du Timée de Platon, et non à la façon des Stoïciens. Il s’agit d’une nature intermédiaire entre Dieu et la matière, destinée à rendre compte en particulier de la rie, mais projetant un éclairage sur l’univers entier. Ce qu’il y a de propre au rivant est la croissance individuelle de chaque être, ses facultés de nutrition, de reproduction, l’équilibre de son fonctionnement, toutes choses qui manifestent la présence d’un principe vital, d’une force d’évolution qui assure le changement dans l’unité ; c’est là une nature plastique, source d’adaptation de la matière à la forme.

Dans le macrocosme, cette nature plastique est principe d’unité, qui n’est ni matériel ni intellectuel. C’est un art naturel qui habite dans la matière et lui donne de l’intérieur la beauté et la régularité ; la vie est le témoignage le plus clair de l’insuffisance ontologique de la matière et de la faiblesse du mécanisme. Mais mieux encore, pour Cudworth, les lois naturelles ne peuvent subsister dans leur harmonie et leur régularité sans cet intermédiaire qu’est la nature plastique ; si les lois naturelles se suffisaient à elles-mêmes, il faudrait admettre que ce qui est relatif est absolu, et c’est là l’illusion matérialiste qui prend la matière pour un absolu.

Il ne s’agit pas pour autant de diviniser le monde, comme l’ont fait à tort les néoplatoniciens. ” La nature plastique n’est pas cet art divin et archétype, mais un art seulement ectype, une image vivante et un signe de la sagesse divine ” ; Dieu est l’architecte du monde, et la nature plastique est son ouvrier. ” La vie qui est dans la nature plastique est seulement une ombre de l’intelligence, une imitation assez faible et infirme de l’esprit et de la raison “. Ce qui signifie précisément que, même bien conçu, le monde n’est qu’un reflet ; le macrocosme n’a aucun privilège du fait de son infinité ; pour Henry More, la matière n’est que l’ombre de Dieu, et il tente, dans un de ces tableaux qu’il aime dresser, de faire correspondre à la Trinité divine un ternaire mondain, composé de l’âme du monde, de l’esprit de la nature, et des monades physiques ou atomes. La tentative n’est pas satisfaisante, car l’âme du monde, distinguée de l’esprit de la nature, ou nature plastique, est assimilée bizarrement à la source de notre imagination déréglée. Chez Cudworth, le caractère de reflet attribué au monde se traduit en une théorie originale du mode d’action de la nature plastique. Cette notion ne peut être montrée par l’expérience physique, car elle n’est pas de la nature des corps. Elle agit, nous dit l’auteur, d’une façon magique, et le réflexe rationaliste a empêché les meilleurs interprètes de Cudworth, Jean Le Clerc, et Mosheim, de comprendre le sens véritable d’une telle expression. Ils disent en effet l’un et l’autre que cela revient à dire que nous n’en savons rien. Or au contraire, la Magia est la manière propre d’agir de l’imago. C’est parce qu’elle est un reflet, une image, que la nature platique agit magiquement. Dire que les causes mécaniques n’expliquent pas le monde physique, c’est poser du même coup une magie naturelle interne au monde. En termes modernes, dire que la science n’épuise pas le rapport de l’homme à son monde, c’est montrer dans le monde un mystère que l’homme appréhende en l’habitant et en l’intériorisant.

Chez Henry More, le refus du dualisme cartésien se manifeste surtout par la dissociation de la matière et de l’étendue, qui pour Descartes ne font qu’un. Descartes admet en effet pour matérielle toute chose qui occupe de l’espace ou étendue, et il caractérise cette étendue par sa plénitude, le vide étant un non-sens ontologique. Le Manuel de Métaphysique de More commence au contraire par établir l’existence d’une étendue immobile distincte de la matière mobile ; cette étendue est ce qu’on appelle vulgairement l’espace intérieur. Il vaudrait mieux dire qu’il s’agit de l’espace intériorisé, qui signifie l’omniprésence de Dieu au monde. Cette dimension spatiale caractérise tout ce qui est véritablement, c’est-à-dire l’Esprit ; elle n’est donc pas sur le même plan que la nature plastique, mais à un niveau supérieur au monde sensible. L’étendue du monde corporel n’existe qu’en tant qu’elle reflète cette étendue spirituelle, absolue et homogène. Cet espace spirituel se caractérise par son épaisseur essentielle, spissitudo essentialis, c’est-à-dire la faculté de se contracter et de se dilater, alors que les corps sont pour lui incompressibles. Cette thèse de la spatialité de l’esprit se trouvait déjà chez un Kabbaliste juif, Isaak Luria, pour qui la création est une contraction de Dieu lui-même, c’est-à-dire un retrait de Dieu pour faire place au monde. Mais More adopte pour la création un schéma nettement émanatiste, et la densité de l’esprit est surtout pour lui la marque de sa supériorité sur la matière. La Spissitudo essentialis témoigne de la gloire de Dieu qui peut être omniprésent, dilaté infiniment, sans se diluer pour autant dans cette illimitation.

C’est donc en tant qu’il renvoie à la présence de Dieu que le monde est le miroir de l’homme. Cette image du miroir a une dimension spirituelle au sens fort : c’est que le miroir est le spéculum, l’instrument de la spéculation, les deux termes provenant du même verbe grec qui signifie examiner. La pensée spéculative véritable use toujours du miroir, thème fondamental de la spiritualité universelle ; dans ses cours de Philosophie de la religion, Hegel dit fort bien que le mystère dont parlent les Néoplatoniciens n’est pas autre chose que le spéculatif ; or le spéculatif n’est pas la rationalité plate, avec laquelle Lessing par exemple transpose la Trinité divine. Le spéculatif est ce qui n’apparaît pas à l’examen superficiel ; on ne trouve pas le miroir sans l’effort lent et pénible de pénétration intérieure. Il n’y a pas de relation du microcosme au macrocosme si Dieu est étranger à ce qu’il a créé. Alors l’idée de l’homme déchu prend sa signification exacte : c’est l’homme qui ne peut plus habiter le monde, qui ne peut plus faire du monde son monde, car il ne sait plus y lire sa propre image.

La parenté du miroir (speculum) et du spéculatif n’a pas échappé à Μ. Henry Corbin, mais pour lui, le spéculatif n’est pas dans les idées ; l’homme même peut être dit spéculatif. C’est ce renversement qu’il nous faut maintenant étudier, c’est-à-dire ce mouvement par lequel ” le spéculatif prend conscience qu’il est lui-même le speculum, le miroir où il voit toutes choses, et que l’Image apparaissant dans ce miroir est celle de sa propre représentation des choses. C’est pourquoi l’acte de Comprendre est solidaire d’une réalisation personnelle “.

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